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menus détails le procès de Dupont, de Marescot, de Vedel et de Chabert, que l'auteur se soit écrié, dans un mouvement d'indignation généreuse, que « l'unique honte qui pesait sur le nom français » en cette affaire, c'est le rôle qu'y joua Napoléon dès le premier jour'. Cependant, si nous sommes entièrement d'accord avec l'auteur sur l'appréciation morale de l'attitude de l'Empereur, nous aurions voulu qu'il élargit un peu plus le cercle des motifs qui ont pu la déterminer et dicter sa conduite. M. Titeux ne croit pas, par exemple, que le désir de contenir désormais des inférieurs trop souvent insoumis par une crainte salutaire, en statuant un exemple, y ait été pour quelque chose. Et, pourtant, c'était une raison d'agir fort naturelle et l'une des plus respectables après tout. Assurément, son égoïsme immense, bien décidé à subordonner toute autre personnalité à la sienne, n'a jamais reculé devant l'action coupable de donner le change sur ses propres fautes en accablant un innocent ou un instrument malheureux; on se souvient de sa façon d'agir avec Villeneuve après Trafalgar. Mais il ne serait pas impossible, nous l'avons déjà dit plus haut, qu'il y ait eu dans son esprit quelque vieille rancune contre le général républicain d'autrefois et dont nous ignorons les motifs tout en en constatant les résultats. Pourtant, la supposition la plus vraisemblable reste toujours, pour moi, que les premiers rapports, incomplets, contradictoires et mensongers, qui lui parvinrent sur les événements accomplis autour de Baylen lui donnèrent réellement la conviction momentanée d'une forfaiture véritable. Une fois qu'il eut manifesté sa colère devant l'Europe, une fois surtout qu'il eut constaté l'agitation profonde que cet échec produisait parmi ses ennemis, il ne voulut plus revenir sur la flétrissure tombée de si haut, et son indifférence absolue pour toute morale l'empêcha de ressentir aucun remords d'un acte qu'approuvait la raison d'État.

En tout cas, il ne montra pas la moindre hésitation dans sa façon d'agir, et ses ordres montrèrent à tous qu'il entendait être sans pitié. Dès que les officiers généraux mentionnés tout à l'heure eurent été

données des ennemis; les feuilles de Cadix avaient raconté que dans les bagages des officiers supérieurs pillés au port Sainte-Marie on avait trouvé un million de réaux (c'est-à-dire 250,000 francs), la caisse du corps d'armée. Napoléon fit imprimer qu'on avait saisi dans les fourgons français une somme de un million de francs!

1. Il ne faut pas oublier non plus que Napoléon, vrai méridional sous ce rapport, était prompt aux paroles violentes et que les plus grossières injures s'échappaient de ses lèvres au milieu du tumulte des passions. M. Titeux rappelle à bon droit certains mots, comme celui sur la « conduite infâme » de Bernadotte, le 14 octobre 1806, celui sur Pie VII, fou furieux qu'il faut renfermer », l'ordre de fusiller l'évêque d'Udine, etc.

débarqués à Toulon, ils furent arrêtés, leurs papiers confisqués et eux-mêmes emprisonnés à l'Abbaye (septembre 1808). L'Empereur avait décidé d'abord qu'ils seraient traduits devant la Haute-Cour impériale, puis, quand il apprit par Cambacérès que, sans doute, ceux dont il voulait faire aux yeux de leurs concitoyens des traîtres et des lâches seraient acquittés par ce tribunal, quelque docile qu'il fût, il renonça non seulement à toute publicité, à tout jugement régulier, mais même à tout jugement quelconque, et, pendant plus de trois ans, les accusés restèrent en prison, et dans quelles prisons'! C'est en février 1812 seulement, alors qu'ils étaient oubliés depuis longtemps par le public, qu'ils furent traduits devant une commission d'enquête exceptionnelle, dont la composition même excluait toute chance d'acquittement2. Le 18 février, elle tint sa première séance; il ne lui en fallut que six pour vider l'affaire. Il est vrai qu'aucun des témoins appelés par Dupont et ses inférieurs ne fut entendu3, qu'on ne leur rendit pas, pour se défendre, plusieurs des plus importants parmi leurs papiers. Sur le vote quasiment unanime de ces hauts fonctionnaires civils et militaires 3, un décret impérial du 1er mars dégradait les accusés, leur enlevait leurs titres et leurs décorations et les condamnait à rester en prison. Dupont fut incarcéré au fort de Joux jusqu'en 1813, puis mis à la citadelle de Doullens; il était encore interné à Dreux quand le Gouvernement provisoire alla l'y chercher, en avril 1844, pour en faire

1. Trois au plus de ces membres étaient compétents pour une affaire purement militaire comme la présente; cependant, la grande majorité était formée de civils, car elle se composait de Berthier, Talleyrand, Régnier, Clarke, Moncey, Lacépède, La Place, Defermon, Boulay de la Meurthe, Muraire et Cessac. Dès le premier jour, Cambacérès écrit à Regnault : « Rien dans cette affaire ne doit être publié... Expédier le plus tôt possible l'affaire qui nous occupe... Veuillez ne point parler de cette lettre » (III, 371).

2. Un des traits les plus édifiants de cette procédure secrète et partiale, c'est la constatation faite par M. Titeux des aveux (?) arrachés au capitaine de Villoutreys par Clarke, probablement en présence de l'Empereur (novembre 1809), afin qu'on put substituer à la première déposition de cet officier, toute favorable à Dupont, une seconde qui l'inculpait. Mais on en refusa la communication au général, tandis que le procureur de la Haute-Cour, le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély, l'utilisait comme un document capital (III, 312).

3. Le dossier absolument complet de l'affaire Dupont, avec toutes les pièces originales, a été retrouvé par M. le colonel Titeux au ministère de la Justice, où il avait été placé après les premiers agissements de la Haute-Cour impériale. La calomnie, poursuivant Dupont, longtemps après encore, avait dit et répété qu'il avait profité de son passage au ministère de la Guerre pour y faire disparaître toutes les pièces compromettantes pour lui; il n'existe guère en effet aux archives de ce ministère qu'une copie assez incomplète du dossier de la commission d'enquête.

un ministre de la Guerre. Dans ce gouvernement, on le sait, celui qui jouait le rôle principal c'était le prince de Bénévent, qui avait prononcé contre le général le jugement que nous citons en note. Leur première entrevue au Conseil ne dut pas être absolument cordiale '.

La seconde moitié du troisième volume est consacrée à la carrière subséquente du général Dupont. J'avoue franchement que j'aurais autant aimé que M. Titeux nous laissât sous l'impression des dénis de justice infligés à l'homme dont il s'est constitué le défenseur et le biographe. Les succès de Dupont sous la Restauration, son activité. comme ministre de la Guerre (1814), comme député de la Charente (1815-1830), comme gouverneur de la quatrième division militaire à Nancy nous font quelque peu oublier les injustices du sort à l'égard du général de l'Empire; l'on ne peut s'empêcher, d'autre part, de songer à toutes les métamorphoses qu'ont dû subir ses convictions politiques du règne de Louis XVI à celui de Louis-Philippe. A ce point de vue, il est d'une catégorie de martyrs, fort nombreuse jadis, que nous avouons avoir quelque peine à vénérer, alors même que nous parvenons à les comprendre. La mort elle-même ne rendit pas l'estime générale du public au capitulé de Baylen. Quand il mourut, le 9 mars 1840, le général Marchand s'écria sur sa tombe, au Père-Lachaise: « Jamais le général Dupont, le plus beau caractère d'homme rencontré dans ma vie militaire, n'a pu en rien forfaire à l'honneur. Non, il a été malheureux, rien que malheureux2!» Mais ce témoignage chaleureux et sincère ne réussit point à convaincre alors des haines aveugles ou des esprits routiniers épris de la légende. C'est en vain que son fils unique (mort dès 1843) et que sa veuve ont essayé de lutter contre ces diffamations presque inconscientes de la postérité, que des historiens très honnêtes

1. On trouvera le vote de ce grand artiste en trahisons t. III, p. 466 : L'exposé des faits, dit Talleyrand,... la défense même des accusés m'ont convaincu que la capitulation de Baylen est un acte honteux. Son influence sur les affaires d'Espagne, el, conséquemment, sur les affaires générales d'Europe a été immense. Par cette capitulation, ce qui a été décidé a été remis en question; des succès que la sagesse (!) avait préparés et qu'elle allait obtenir ont été retardés... » Il y a certainement, dans les mots en italique, comme un écho des arrière-pensées de l'Empereur, que le prince de Bénévent, toujours courtisan, s'ingéniait à traduire par son vote. Il voulait oublier, ce jour-là, l'heure de la vengeance n'étant pas encore venue, la sanglante ironie de la lettre impériale du 9 mai 1808 qui le désignait comme geôlier des souverains espagnols: Votre mission est assez honorable; recevoir trois illustres personnages pour les amuser est tout à fait dans le caractère de la nation et dans celui de votre rang. »

2. Titeux, III, 631.

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répètent encore aujourd'hui'. Souhaitons que la démonstration si ample, si fortement et si minutieusement établie de M. Titeux produise un effet meilleur sur les générations qui nous succèdent et qu'elles acceptent le verdict de cet honnête chef de jury, si je puis l'appeler ainsi, - quand il s'écrie: « Au nom de la Vérité, qui est la vie de l'esprit, au nom de la Justice, loi éternelle et absolue..., au nom de l'Histoire, qui... ne saurait connaitre de lâches complaisances, je proclame solennellement que le général Dupont s'est conduit à Baylen en homme d'honneur et que son nom doit être considéré par l'armée et par la France comme celui d'un des meilleurs serviteurs de la patrie. »>

C'est un désir assurément légitime de convertir ainsi ses contemporains et de gagner à sa façon de voir les épigones eux-mêmes; seulement, il faut amener les uns et les autres à étudier le dossier, et, pour y arriver, il faut le rendre abordable même aux gens un peu pressés, qui ne sauraient consacrer des semaines, et peut-être des mois, à l'étude de ces trois énormes volumes, qui renferment bien des documents, non pas inutiles, non pas sans intérêt, à coup sûr, mais sans rapport direct avec la question capitale discutée par l'auteur. Un volume in-8°, de trois à quatre cents pages, suffirait, à notre avis, pour résumer avec lucidité tous les points de quelque importance et pour convaincre des lecteurs disposés à rendre hommage à la vérité; c'est ce volume que nous demanderions encore à M. le colonel Titeux; ce sera pour lui chose bien facile de l'extraire de son grand ouvrage en élaguant les développements d'ordre secondaire. Il rendrait de la sorte un nouveau service à cette vérité historique qui a tant de peine à se dégager et à surgir du milieu des légendes naïves, des mensonges voulus et des erreurs du passé. Rod. REUSS.

1. C'est le cas par exemple pour M. Desdevize du Désert dans l'Histoire générale de MM. Rambaud et Lavisse, et pour M. Guillon dans ses Guerres d'Espagne. M. le colonel Clerc a été l'un des premiers, dans son livre sur la Capitulation de Baylen, à réagir, dans une certaine mesure, contre la légende.

CORRESPONDANCE.

A Monsieur le Directeur de la « Revue historique ».

Monsieur,

Poitiers, 27 octobre 1905.

Le bulletin historique de votre Revue, des mois de juillet et août 1905, contient, sous l'apparence d'un compte-rendu de l'Histoire des comtes de Poitou que j'ai fait paraître récemment, une vive critique de l'auteur et de ses procédés d'historien; j'aurais pu recourir à votre courtoisie à l'effet de relever ce qui avait dans cet article un caractère par trop personnel, mais, convaincu que vos lecteurs s'intéresseraient fort peu à ces questions, qui sont en quelque sorte d'intérêt privé, je me suis contenté d'en faire juges mes confrères de la Société des Antiquaires de l'Ouest. Je m'en serais tenu là si l'auteur de l'article, M. Ph. Lauer, n'avait cru devoir élargir le cercle de ses critiques en mettant en cause M. Paul Meyer, le savant directeur de l'Ecole des chartes, dont il oppose les affirmations aux miennes dans des questions qui sont d'intérêt général, et c'est à leur occasion que je viens vous demander de donner dans votre Revue, d'où l'attaque est partie, place à la réponse que je crois utile d'y faire.

Il s'agit du surnom sous lequel Aliénor, notre duchesse d'Aquitaine, la femme d'Henri II, roi d'Angleterre, était connue de ses contemporains. Les historiens du temps, écrivant en latin, la qualifiaient d'Aquila, mais on ne connaissait pas l'équivalent exact de cette expression en français : il nous est, selon moi, révélé par un vers de l'Histoire de Guillaume le Maréchal, éditée, traduite et minutieusement annotée par M. Paul Meyer. Voici le fait.

Guillaume le Maréchal ayant débarqué en Angleterre au moment où la reine sortait de la prison dans laquelle son mari l'avait retenue pendant plusieurs années, son historien rapporte cet événement en ces termes :

E la reïne Alienor

Qui out le nom d'ali e d'or

Trova delivrée à Wincestre

Plus a ese k'el ne sout estre.

(Histoire de Guillaume le Maréchal, t. I, vers 9507-9510.)

Au second de ces vers, M. Meyer mit la note suivante: « Je ne sais comment entendre ali. Est-ce une forme d'aloi, alliage? L'auteur veut-il

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