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L'ART MODERNE

1902

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ABONNEMENT: BELGIQUE, 10 FRANCS L'AN; UNION POSTALE, 13 FRANCS. LE NUMÉRO, 25 CENTIMES

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Tout le monde proclame volontiers que l'Art n'a pas de frontières. On entend par là que tous les hommes, à quelque race qu'ils appartiennent, témoignent des mêmes sentiments d'admiration à l'égard de la Beauté; mais si l'Art, par ses caractères généraux, est l'apanage incontesté de tous, il n'en demeure pas moins certain aussi qu'il garde la saveur du terroir natal, qu'il traduit avec force et éloquence l'âme particulière de ceux qui lui confient leurs émotions, et qu'il chante la race, le clocher et la patrie. Le cliché employé habituellement exprime donc ce qu'il y a d'objectif dans l'Art, tandis que les liens qui rattachent les manifestations esthétiques à leur lieu d'origine contribuent à édifier la valeur subjective de celles-ci.

Il s'ensuit que, de ce point de vue subjectif, l'œuvre d'art n'est pas appréciée partout de même et qu'elle s'assujettit forcément à des frontières. On dirait, en effet, qu'à mesure que les échanges intellectuels se multiplient, les préjugés nationaux, loin de décroître, se maintiennent et se fortifient; ils en arrivent ainsi à un état chronique, nous dirions même induré.

Nous n'en voulons pas d'autre preuve que la critique émanant de l'étranger. Assurément, parmi ses représentants, nombreux sont ceux qui s'efforcent de comprendre et de juger en pleine indépendance, mais nombreux aussi s'affirment les chauvins enfermés soigneusement dans la tour d'ivoire de leur nationalité. En musique, surtout, le chauvinisme artistique prend un aspect particulièrement agressif, et cela probablement parce que les œuvres musicales reflètent avec plus de précision et d'intensité que les autres la tournure d'esprit et la psychologie des races. A y regarder de près, il est aisé de constater que le sentiment de l'excellence nationale trouve bien plus son expression dans la critique des œuvres étrangères que dans la production indigène, en raison du cosmopolitisme qui a envahi la technique musicale et qui provient de l'équivalence des niveaux atteints par les idées générales dans tous les pays civilisés.

En jugeant les compositions venues du dehors, certains critiques musicaux descendent dans la lice artistique armés de plus de rancunes politiques que de science. impartiale. Ils paraissent obéir plutôt à des conceptions étroitement ethniques qu'à des considérations de pure esthétique.

C'est ainsi qu'il nous souvient d'avoir lu l'appréciation, par un critique londonien, des symphonies et poèmes symphoniques de Saint-Saëns, appréciation qui concluait à leur absolue nullité. L'an passé, un Anglais facétieux, ne goûtant pas le Quintette de Franck, en attribuait avec désinvolture la paternité à Vincent d'Indy.

En Allemagne, c'est bien autre chose. On se montre sévère, et non sans quelque raison, à l'endroit de la musique dramatique de Saint-Saëns; l'auteur de Samson s'y entend traiter de musicien pur, incapable de réaliser les intentions d'un librettiste. Mais, jusqu'à ce jour, il était néanmoins considéré comme capable d'arranger avec goût et habileté un choix de thèmes dont la mise en œuvre rachetait la faible originalité. Or, voici que des critiques viennent lui arracher ce dernier mérite et lui contestent même un talent quelconque de symphoniste; tout récemment, lors de la tournée de l'orchestre Colonne à Berlin, M. Tappert disait de la Deuxième Symphonie de Saint-Saëns : «Dans la première phrase, elle est un rien péniblement rassemblé; dans la seconde, un petit quelque chose. » Voilà, en vérité, un verdict bien sommaire et qui ne peut qu'inciter le lecteur à douter de la compétence musicale du critique. Qu'est-ce, en effet, que la première phrase d'une symphonie? Il faudrait préciser. S'agit-il seulement du premier mouvement?

L'auteur de Fervaal lui-même, 'qui, par l'élévation de son style et le caractère si profondément expressif de son art, devait, semble-t-il, trouver grâce devant l'aréopage berlinois, fut l'objet de critiques à peine déguisées; plusieurs estimèrent que la Symphonie sur un thème cévenol ne correspondait point à l'idée qu'on se fait en Allemagne d'une symphonie. Autant vaudrait dire qu'il est fâcheux qu'on n'use pas en France de la langue de Goethe. S'exprimer de la sorte, c'est rééditer les termes de la formule employée par Brendel à propos de Berlioz: “ Il n'a que bien rarement écrit des morceaux entiers, organiques dans le sens allemand; on ne pouvait l'attendre de son esprit français. » Qu'estce que cela peut bien vouloir dire? Qu'entend-t-on par morceau organique dans le sens allemand? Est-ce un prototype absolu, un étalon immuable auquel on comparera toutes les productions passées, présentes et futures? Ou bien veut-on déclarer seulement, en manière de blame, que l'esprit français ne comprend pas l'architecture symphonique comme l'esprit allemand? C'est là, avouons-le, une découverte peu sensationnelle. Quant au blame, sa validité suppose que le type allemand constitue le type supérieur, le type par excellence, et ce dogme ne paraît pas illuminé d'une évidence qui dispense de toute démonstration.

Un des arguments favoris des critiques d'outre-Rhin consiste à dénier aux œuvres françaises et étrangères la "plénitude de la forme". Parler de plénitude de la forme", revient à faire état d'une conception toute subjective et spéciale à la race allemande. A cette conception rien n'empêche d'en opposer d'autres, pour lesquelles la plénitude ne sera pas éloignée de la lourdeur et de la gaucherie, et qui préféreront à des normes épaisses et remplies une gracilité plus élégante et plus musclée.

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L'idée de plénitude » n'est point organiquement nécessaire pour concevoir et exprimer des formes; elle s'applique bien plutôt à l'entourage harmonique qui baigne la mélodie qu'à la mélodie elle-même. Visant essentiellement des complexes sonores, elle se base sur des dispositions préétablies entre certaines sonorités et certains organismes. Pareille idée détermine donc seulement un aspect possible et particulier de la forme, et on ne saurait en aucune façon tabler sur elle pour discréditer la valeur objective d'une conception différente. Il est surprenant que ce misonéisme patriotique s'affiche avec tant d'àpreté au pays où les théories d'Hanslick comptent de si nombreux adeptes; envisager, en effet, la musique comme un jeu de formes sonores, n'est-ce pas ouvrir tout grand le champ des combinaisons et donner de larges ailes à la fantaisie? Mais l'hostilité à l'égard des œuvres étrangères s'explique lorsque, quittant la musique, on observe les manifestations des autres arts en lesquelles percent des tendances analogues et l'amour des formes rondes et appuyées. Incontestablement, l'art d'un Cornelius, par exemple, la peinture cuite et recuite d'un Lenbach, cette peinture qu'on a appelée de la peinture de musée, s'apparentent avec le “morceau organique dans le sens allemand ". Tout se tient en art; il est entre les choses et nos sensations des correspondances mystérieuses; telle peinture commande telle musique.

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Il serait très inutile que Berlioz fùt né à la Côte-SaintAndré pour écrire comme un musicien originaire de Leipzig ou de Bonn. Et c'est précisément la différence des manières de voir et de sentir qui rend si intéressants les multiples aspects que prennent les formes esthétiques en filtrant à travers des tempéraments dissemblables. Nous n'insisterons pas sur la façon cavalière dont furent traitées les Impressions d'Italie de Charpentier: « Siles impressions que le compositeur a rapportées d'Italie doivent être un échantillon de Louise, que Dieu veuille que ce calice nous soit épargné! En quoi de semblables hableries ressemblent-elles à de la critique? A ce compte et usant des mêmes procédés, que ne serait-on pas porté à dire de Richard Strauss? Mais il y a plus; un chef d'orchestre éminent, littérateur distingué et collaborateur de graves revues, M. Félix Weingartner, publie une étude sur la Symphonie depuis Beethoven, dans laquelle il omet Franck, d'Indy et Saint-Saëns, pour ne citer que les maîtres. La lacune n'est-elle que dans le livre? Ne serait-elle pas surtout dans l'esprit de l'auteur? Et ne sommes-nous pas en droit de nous étonner de voir ainsi passer sous silence le grand nom de Franck que la Belgique aura l'éternel honneur de pouvoir revendiquer comme sien, après avoir préparé jadis la fulgurante éclosion du génie de Beethoven? En rangeant César Franck au nombre de nos gloires, et cela par ce qu'il a écrit chez nous ses œuvres maîtresses, nous ne

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saurions oublier qu'il naquit à Liége, mais nous saluons en lui, outre le chef de notre jeune école française, le nouveau lien qui, unissant en un idéal commun l'àme gauloise et l'âme flamande, permet d'espérer le retour de l'admirable floraison des xve et xvIe siècles.

Nul doute que ces inexplicables omissions soient imputables à la critique subjective, si fertile en méfaits de toute sorte. Au lieu de chercher objectivement en quoi une œuvre exprime une race, une vision des choses, une philosophie, on s'étonne niaisement que son auteur ne pense pas ce qu'on pense soi-même. Ce serait à croire qu'a germé dans les esprits cette idée étrange que la nature dispensa aux uns toutes les qualités, tandis qu'elle abandonnait aux autres les défauts. « Lorsqu'un homme de talent, écrit Mme de Staël, parvient à manifester les secrets d'une nature étrangère, il rend service par l'impulsion qu'il trace. La critique de parti pris ignore évidemment ou feint d'ignorer ce genre de services, et un profond sentiment de tristesse, pour ne pas dire de découragement, se dégage des sourdes animosités de races, si inutiles, si puériles et si infécondes qu'elle dévoile.

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La médaille a quelquefois un joyeux revers, et la farce entrelarde les accès d'humeur. On se rappelle, en effet, les paroles sévères qu'adressait à un reporter abasourdi le grand Mommsen subitement décoiffé, en sortant de la Bibliothèque nationale, par un coup de vent vraiment trop mal élevé. Voyez-vous ce polisson de vent parisien qui ne respecte personne! Et, récemment, le fabuleux article que M. Björnson, en quête d'esprit et d'ironie, intitulait légèrement : « M. Larroumet et l'Europe", montre bien le caractère à la fois attristant et grotesque du chauvinisme artistique, car l'argumentation s'y traîne si bas qu'on reste déconcerté de tant d'inconscience et de si peu d'amour-propre. Il faut croire qu'il est des pays où le ridicule ne tue pas. Qu'y a-t-il de plus comique que ces illustres inconnus qui, de temps à autre, viennent nous apporter des révélations décisives sur le théâtre, la musique, la peinture, que sais-je encore, et qui, leur boniment une fois débité, réintègrent fièrement leur obscurité natale avec la satisfaction du devoir accompli?

Tous ces critiques et ces prêcheurs ont l'air de n'avoir rien appris et rien oublié. Avec moins d'intransigeance et plus de perspicacité, ils pourraient gagner à apprendre toujours et à savoir oublier à propos. On arriverait peut-être ainsi à se mieux juger les uns les autres et à cesser de soutenir la thèse surannée que l'on résumait autrefois par ces mots : Vérité en deçà, erreur au delà.

L. DE LA LAURENCIE

L'Exposition Paul De Vigne.

En ouvrant, pour inaugurer l'année artistique, sa galerie d'exposition à un ensemble d'œuvres sculpturales de Paul De Vigne, le Cercle a rendu un légitime hommage à l'un des premiers et des plus brillants artisans de notre Renaissance statuaire.

Il faut se reporter à l'époque où jaillirent inopinément du néant des arts plastiques en Belgique les grâces déliées et les modelés souples de l'artiste regretté pour comprendre ce que son art, influencé par les maîtres de l'Italie d'autrefois et de l'École française contemporaine, apportait de beauté imprévue et neuve. La Force et l'Élégance se trouvaient réunies dans les premiers essais du jeune statuaire, si heureusement doué qu'il conquit aussitôt l'amitié et l'admiration des plus hautes personnalités artistiques de l'époque.

Deux portraits, l'un par Liévin De Winne, l'autre par l'illustre maître Rodin, exécutés à l'époque de la maturité, et tous deux superbes dans des expressions différentes, montrent que ces amitiés lui demeurèrent fidèles.

Et la pensée s'attriste à la vue des quelque quarante morceaux de sculpture dans lesquels s'affirme, avec un métier supérieur, une intelligence et un sens esthétique brusquement éteints dans le naufrage de la raison et dans la mort. La courte vie artistique de Paul De Vigne s'évoque en ces bustes puissants et doux, en ces figures vêtues de pureté et de charme par lesquelles il réalisait un idéal toujours élevé, une aristocratie intellectuelle qui était l'essence même de sa nature fine, sensible aux délicatesses de l'esprit comme aux beautés de la forme. Voyez le visage exquis qu'il prête à Sainte-Cécile, l'ingénuité de sa Jeune hollandaise, la candide expression, dont s'illumine le buste de Psyché, le geste flexible de l'Immortalité. Au sentiment de la vie, voluptueusement exprimé sans qu'aucune trivialité l'effleure, s'unit le charme d'une vision virginale et sereine. Breydel, Volumnia, De Coninck, Victoria montrent une autre face du talent de l'artiste : ici la vigueur l'emporte, et l'autorité avec laquelle il résume une impression donne à l'œuvre, même traitée en esquisse, un caractère définitif.

Dans ses portraits, Paul De Vigne fut bien inspiré lorsqu'il eut pour modèles des amis, des artistes les bustes d'Eugène Smits, de Liévin De Winne, d'Ernest Allard sont superbes de vie et d'expression. Les commandes officielles, les effigies de bourgeois le trouvèrent mal préparé à la besogne. Un ministre Beernaert vêtu d'uue redingote en zinc, les « postures » de M. et Mme de la H... témoignent d'un effort lassé et infructueux. Comme tout artiste véritable, De Vigne ne prenait conscience de lui-même que lorsqu'il pouvait s'abandonner librement à ses préférences esthétiques. On n'a pas jugé à propos de compléter le Salon par les reproductions des monuments dont le sculpteur décora la façade du Musée de Bruxelles et la place De Brouckère, le marché du Vendredi à Gand, la place des Halles à Bruges, etc. Il eût été intéressant de faire revivre l'artiste dans ce qui fut le principal aliment de son activité laborieuse. Restreinte à un choix d'œuvres non monumentales, l'exposition n'en a pas moins son importance et son utilité. Elle fixe dans les mémoires l'art à la fois classique et actuel de Paul De Vigne et détermine, parmi les tendances diverses de la statuaire belge, le rang que lui assigne sa beauté spéciale, faite de statique calme et d'harmonie.

OCTAVE MAUS

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