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ville étoit déserte, tout le monde avoit fui pendant la nuit.

Deux clubs fort opposés de sentimens et d'opinions s'étoient formés à Ajaccio. L'un, qu'on appeloit le club des aristocrates, étoit présidé par le contre-amiral et avoit pour secrétaires MM. Cunéo et Graziani. L'autre, qu'on appeloit le club des patriotes, avoit pour président M. Levic (Jérome), et pour secrétaires MM. de S.......e, Joseph Buonaparte, et Antoni, vicaire de l'évêque constitutionnel. Le jour même de la fête de Pâques, les deux clubs s'assemblèrent; à quatre heures on annonça au club des patriotes une députation du club présidé par le contre-amiral. L'orateur fut admis. Il exposa qu'il étoit impolitique qu'une petite ville telle qu'Ajaccio eût deux clubs; que la prolongation d'un pareil abus ne pouvoit qu'entretenir la discorde, nourrir des haines, enfanter des désordres. Il exhorta les membres des deux sociétés à la réconciliation et à la paix, et finit par demander la réunion des deux clubs. Napoléon s'empara de la tribune, combattit la proposition avec beaucoup de chaleur, et termina son discours par proposer de chasser l'orateur. Lucien succéda à Napoléon et parla dans le même sens. Plusieurs orateurs pérorèrent en faveur de la proposition, repoussèrent tous les argumens

de Lucien et de Napoléon, et firent une vive impression sur l'assemblée. Le président se disposoit à mettre la question aux voix, lorsque Napoléon, voyant sa cause perdue, se met à la fenêtre, et crie comme un forcené: Aux armes! aux armes! exterminez les aristocrates!

Le peuples'arme en effet, et dans un clin d'œil la place est couverte d'une foule d'hommes prêts à se porter à tous les excès. Le président avoit levé la séance. Il sort suivi d'un grand nombre de membres du club. Il pérore la multitude, parvient à la calmer, et l'orage est ajourné. La troisième fête de Pâques, MM. Abbatucci, Santelli, Graziani et Martinengo, membres du club des aristocrates, sont invités par un de leurs amis à passer la journée à la campagne. Le soir, à leur retour, ils sont attaqués par une foule de forcenés qui avoient à leur tête Napoléon. On fond sur eux à coups de crosse. M. Abbatucci est blessé à la tête; M. Graziani, à la poitrine; les autres sont heureusement secourus par leurs amis.

A la suite de ces excès Buonaparte fut banni de sa patrie, et son nom voué à l'exécration publique par un acte solennel dressé par l'assemblée générale tenue à Corte, le 27 mai 1793, et présidée par le général Paoli.

Il paroît qu'à cette époque il passa à Londres, soit dans l'intention de se venger de Paoli,

et d'obtenir des secours poursoumettre la Corse, soit pour se soustraire à un mandat d'arrêt décerné contre lui par le représentant Lacombe Saint-Michel. La convention le soupçonnoit d'avoir, avec quelques autres conjurés, le projet de remettre l'ile aux Anglais; elle avoit en conséquence chargé ses commissaires de s'emparer

de

șa personne, mais il leur échappa par la fuite. Ce qui est constant, c'est que le général Miranda assura avoir à cette époque reçu sa visite, et la lui avoir rendue à l'hôtel des Adelphes dans le Strand. Ce fut, dit-on, de Londres qu'il se rendit en France assez tôt pour se trouver au siége de Toulon.

Après ce siége, il revint à Marseille, où sa famille étoit dans le plus grand dénùment, donna des secours à sa mère et à ses sœurs, qui parurent en public vêtues avec une sorte d'ostentation. Mais la conduite de Buonaparte à Toulon avoit laissé des impressions si fortes contre lui, qu'un jour ces dames se promenant au Meillan, elles furent entourées par une foule immense, insultées et réduites à fuir précipitamment (1).

Peu de temps après, Buonaparte ayant été

(1) Ce fut à cette époque qu'elles furent obligées de quitter leur loge au théâtre.

destitué, toute sa famille retomba dans la misère; et lui-même, ne sachant à quel parti se résoudre, songea à se jeter dans la carrière dramatique. Il apprit un grand nombre de rôles, composa quelques pièces de théâtre, et sollicita, à Paris, l'honneur de débuter au Théâtre de la République dans l'emploi des jeunes premiers, se réservant sans doute plus tard celui des tyrans.

Comme on ne doit rien dissimuler de ce qui peut servir à le faire connoître en bien comme en mal, voici une anecdote qu'on a consignée dans quelques recueils:

((

Après la longue et sanglante affaire d'Ar» cole, il voulut lui-même parcourir et visiter >>> le camp. Il prend un simple habit d'officier, » et commence sa ronde. Il trouve une senti>> nelle profondément assoupie, la tête ap» puyée sur la crosse de son fusil. Il le sou» lève doucement, prend le fusil et fait la fac>>tion pendant deux heures, au bout desquelles » on vient le relever.

» Le soldat se réveille; il se voit sans armes; » un jeune officier fait sa faction à sa place. Il >> est saisi d'effroi; il tremble bien davantage, » lorsque, regardant attentivement l'officier, il >> reconnoît le général en chef. Ciel ! s'écrie» t-il, je suis perdu. Non, lui répond le général, après tant de fatigues il est bien per

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>> mis de s'endormir: mais une autre fois prends >> mieux ton temps. >>

Il faudroit bien des traits de ce genre, si celui-ci est vrai, pour effacer tous les actes d'inclémence commis depuis par Buonaparte.

FIN DU PREMIER VOLUME.

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