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AVANT-PROPOS

Non; l'intérêt personnel n'inspire que la Jacheté; la vanité ne produit rien de solide. L'intérêt personnel et la vanité n'ont ni conseillé un progrès, ni supprimé un abus. On ne se sacrifie que par un acte de foi. Un acte de conrage est un acte de foi au premier chef. La certitude de la récompense tuerait le mérite.

(E. RENAN, Prêtre de Nemi, Préface.)

L'Haïtien est incontestablement brave. Le

mousquet à la main, il s'expose à tous les périls; il affronte la mort avec un imperturbable sang-froid. Mais, hors du champ de bataille, il est pour le moins d'une timidité excessive. Il croit commettre un énorme crime en critiquant les actes du Président d'Haïti, les décisions d'un Secrétaire d'État. Il admel difficilement qu'on devient justiciable de l'opinion publique, en acceptant une fonction salariée par le Trésor, c'est-à-dire par tout le monde. Et le même homme qui, de peur de se compromettre, n'osera pas dire hautement sa façon de penser, n'hésitera pourtant pas

à prendre la carabine, à tuer des innocents et à mourir en héros.

Ce courage-là, que mes concitoyens me permettent de le leur dire, est celui de la brute. Réservons-le pour le jour où nous aurons à défendre le pays contre l'étranger ou à faire respecter nos légitimes possessions. Mais, de grâce, ne l'employons plus au détriment de la chère Haïti. « Il n'y a pas de héros contre la patrie. » Renonçons aux émeutes, aux insurrections et prenons l'habitude de dire franchement ce que nous pensons. Que le bulletin de vote remplace la balle! et que le sabre fasse place à la libre discussion! Nous avons le bonheur de posséder actuellement un chef d'État éclairé qui ne peut manquer d'encourager, de faciliter cette évolution. Profitons de cette bonne aubaine et exerçons-nous à surveiller nos fonctionnaires. Nous rendrons plus de services au pays en discutant loyalement ses intérêts qu'en conspirant continuellement contre son repos.

Je n'écris que pour mes concitoyens. J'ai

la

pourtant dit quelques vérités à la France. Mais, selon La Bruyère, « les faits seuls blâment ou louent ». J'en ai analysé quelquesuns qui pourront peut-être démontrer que conduite de certains agents diplomatiques n'est pas tout à fait étrangère à la diminution de l'influence française à Haïti. Des raisons économiques peuvent sans doute nous porter à développer notre commerce avec les États-Unis d'Amérique; mais il n'est pas impossible non plus que les humiliations qu'on nous a infligées aient contribué à nous éloigner du pays dont nous parlons la langue.

On ne manquera pas d'objecter que la France peut, sans grand dommage, se passer de l'amitié d'un petit État tel qu'Haïti. Soit; cependant la perte de débouchés même minimes est préjudiciable à la production. En comparant les statistiques, les Français pourront voir ce qu'ils ont perdu et ce que les Américains ont gagné, au point de vue commercial. D'ailleurs, nous ne demandons à la France qu'un peu de justice et d'impartialité dans ses relations avec nous.

Il est difficile de combattre de monstrueux abus sans blesser d'ombrageuses susceptibilités ou porter atteinte à des intérêts plus ou moins respectables. Et les meilleures idées ne peuvent être parfois appliquées qu'après une longue incubation et une sage préparation du milieu où elles doivent évoluer. J'ai donc tout dit, estimant d'ailleurs, avec M. Renan, que « j'ai rendu plus de services au bien en <«< ne dissimulant rien de la réalité qu'en « enveloppant ma pensée de ces voiles hypo«< crites qui ne trompent personne ». Et je n'ai jamais pu croire non plus que, «dans

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aucun ordre de choses, il fût mauvais

d'y voir trop clair. Toute vérité est «<bonne à savoir. Car toute vérité claire«ment sue rend fort ou prudent, deux «< choses également nécessaires à ceux que <«<leur devoir, une ambition imprudente ou «< leur mauvais sort appellent à se mêler des affaires de cette pauvre humanité. »

((

Paris, 24 février 1886.

J.-N. LEGER.

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