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leur tranquillité, et se dégagent de toute connexion forcée avec une puissance dont la proximité devient chaque jour plus dangereuse.

13-20 MAI. Le lord Witworth, ambassadeur d'Angleterre, quitte Paris.

L'Europe est replongée, pour de longues années encore, dans les malheurs dont elle sort à peine. Les perfidies d'une politique plus développée vont aggraver les maux de la guerre ; elles porteront la confusion aux lointaines contrées où n'atteindront point ses armes. Non seulement elles menaceront les vieilles dynasties, mais elles mettront en problème jusqu'à l'existence des nations diverses qui constituent la chrétienté. Tout ce qui ne sera pas un champ de bataille sera un champ de discorde. Des souverains revêtus de titres secondaires, et regardés par les grands potentats comme de simples patriciens, profiteront du désordre général pour ceindre le diadème et formeront leurs trônes des décombres de vingt républiques. Cinq millions d'hommes périront dans un espace de dix ans, parce qu'un homme profondément ambitieux gouvernera la France! A la voix de cet homme, s'ébranleront les fondements de toutes les institutions religieuses, politiques et civiles. L'administration de cette vaste et populeuse France ne suffit pas à sa dévorante activité : il faut qu'il déploie sa redoutable influence sur la surface entière du continent; il lui faut d'universelles commotions, des fleuves de sang, de Cadix à Moscou. Eh bien! que les combats, que les révolutions, ravagent la terre pendant les dix autres années !

On ne peut se le dissimuler, quelle que soit la perfidie du cabinet de Saint-James, la rupture du traité d'Amiens a pour grande cause l'ambition de Bonaparte. La paix ne saurait lui convenir, car les grandes puis

sances exercent une continuelle surveillance les unes sur les autres, lorsque les communications sont libres entre les peuples. Un tel état ne laisserait pas assez de facilités au consul pour agrandir sa domination au dehors et gênerait l'extension de sa puissance intérieure. Il juge trop bien que l'effet de nos relations journalières avec l'Angleterre serait de modifier nos idées politiques, de modérer nos passions guerrières. L'aspect de cette liberté réelle dont jouissent nos voisins d'outre-mer, de cette inviolabilité qui environne toute espèce de propriété, la vue de cet ordre immuable au milieu des agitations, l'énumération des fruits merveilleux d'une industrie sagement appliquée, tout cela, sans doute, altérerait la confiance que nous plaçons dans des institutions improvisées par la métaphysique au profit de l'arbitraire, et refroidirait par degrés notre enthousiasme pour le soldat heureux qui n'a suspendu les œuvres de la destruction qu'afin d'en employer les matériaux à construire le plus formidable despotisme apparu dans les temps modernes. Bonaparte commence donc par nous priver de tout rapport avec ces peuples libres qu'il n'a pu soumettre comme il a soumis les Suisses et les Hollandais: il ne prétend rien moins que de faire de la France une île inaccessible à ces principes qu'il en a bannis. Dès qu'il nous aura privés de communications avec le monde, il trouvera dans l'état de guerre de nombreuses occasions et les prétexes les plus spécieux pour river nos fers cent victoires, éblouissant une nation vaine et passionnée, déguiseront sa captivité. Vainqueur une première fois, le consul ne doute pas que des triomphes toujours plus grands, des prodiges sans cesse renouvelés, ne prolongent l'enchantement, et qu'il ne parvienne enfin à mettre l'univers à ses pieds. Toute

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la vie politique de Bonaparte fait foi qu'il s'est cru le fils du Destin, envoyé pour briser tous les sceptres et régner sur la terre habitée.

A cet effet, il lui faut nécessairement abattre l'Angleterre c'est à ce but que tendra constamment sa politique. L'idée de détruire cette rivale de la France sera l'idée fixe de son esprit, l'inévitable chimère de sa passion. C'est dans ce but qu'il fondera ce système continental, spécieuse image présentée aux esprits superficiels, aux imaginations ardentes, aux âmes serviles. Mais les Anglais le pénètrent déjà; leur sagacité dévoilera chacun de ses desseins, et leur vigueur combattra, sans hésitation comme sans relâche, la pertinacité de leur adversaire. Ne croirait-on pas que c'était à ces insulaires que le grand orateur de l'antiquité s'adressait en s'écriant: « Ce que Philippe hait le << plus, c'est la liberté d'Athènes, c'est notre démo«< cratie. Il n'a rien tant à cœur que de la dissoudre, <«<et il n'a pas tort. Il sait que, quand même il aurait << asservi tous les autres peuples, jamais il ne pourra « jouir en paix de ses usurpations tant que vous se<«<rez libres; que, s'il lui arrivait quelqu'un de ces << accidents auxquels l'humanité est sujette, c'est dans <«< vos bras que se jetteraient tous ceux qui ne sont « à lui que par contrainte. Philippe craint donc que la <«< liberté d'Athènes ne traverse ses entreprises; inces<«< samment il lui semble qu'elle le menace, et il est << trop actif et trop éclairé pour le souffrir patiemment. <<< Il en est donc l'irréconciliable adversaire, et c'est, << avant tout, ce dont vous devez être bien convaincus << pour vous déterminer à prendre un parti. Faites en<«< core attention, Athéniens, que vous courez de plus << grands risques qu'aucun autre peuple de la Grèce. << Philippe ne pense pas seulement à vous soumettre,

<<< mais à vous détruire, car il sent bien que vous n'êtes << pas faits pour servir; que, quand vous le voudriez, «< vous ne le pourriez pas vous êtes trop accoutumés à «< commander. Il sait qu'à la première occasion vous lui << donneriez plus de peine que toute la Grèce ensemble.>> (Démosth., Harangue pour la Chersonèse.)

Les projets que Bonaparte a conçus pour l'annihilation de la puissance anglaise n'ont pu s'engendrer que dans un esprit entièrement absorbé par la contemplation d'un orgueil exalté et d'une fausse gloire. Toutes les têtes françaises les adoptent néanmoins, d'après l'ordre du maître : car l'ignorance des moyens, des ressources, de la force en population, dont disposent nos habiles voisins, est tellement épaisse, que le président du corps législatif, Lagrange (de Lot-etGaronne), répondant au message des consuls qui prévient de la rupture, plaint l'Angleterre « aveuglée sur <«< ses propres intérêts. En effet, ajoute-t-il, quand <«< même il serait vrai que la fortune pût se balancer << quelques instants entre une nation forte de trente mil«<lions d'habitants et celle qui en compte à peine dix « millions, l'Angleterre peut-elle entrevoir, en dernier <«< résultat, quelque avantage d'une lutte corps à corps << avec la France? » Comment qualifier les connaissances politiques d'une nation dont les représentants ont mis à leur tête un homme aussi ignare?

Pour justifier la rupture, Bonaparte est inspiré ou bien servi par son ministre, le citoyen TalleyrandPérigord, cet ex-évêque d'Autun, célèbre constituant (V. 2 novembre 1789), ce futur prince laïc (V. 5 juin 1806), celui-là même qu'on revoit dans toutes les phases de la révolution; ce patriote auquel la convention permit, par décret spécial (Voy. 4 septembre 1795), de revenir en France avec ses principes répu

blicains; ce diplomate fortement inculpé d'avoir rédigé la note justificative de la journée du 10 août 1792 et de la déchéance de Louis XVI, note adressée aux cabinets étrangers (V. Monit., no 190, an 1798); ce ministre du directoire, qui, dans sa correspondance avec le ministre des États-Unis ( à une époque où un grand refroidissement se manisfestait entre cette puissance et le gouvernement de France), avait ouvert une négociation que les ministres américains ont publiée, et qui a mis la maison Bellamy, de Hambourg, dans une sorte de nécessité d'expliquer certaines parties de ses relations avec Talleyrand, dont les lettres sont devenues publiques. Bonaparte se sert avec succès de l'éloquence diplomatique de son ministre des relations extérieures; le consul a recours aux artifices les plus propres à fausser les idées des Français ; les plus grossières invectives. contre le gouvernement et les institutions chéries des Anglais remplissent les journaux, et le ton furibond de ces injures décèle l'irritation de l'âme qui les

exhale.

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Mais aujourd'hui (1824) que la vérité, dégagée du chaos des événements, se montre au grand jour, que la diplomatie livre tous les documents relatifs à cette grande lutte entre la France et l'Angleterre, on reconnaît l'évidence de plusieurs griefs du cabinet de Saint-James lorsqu'il reproche au consul d'avoir incorporé le Piémont, l'île d'Elbe; d'avoir, en disposant de la Toscane, gardé les états de Parme, dont la réunion prochaine est annoncée; d'avoir imposé de nouvelles lois aux républiques ligurienne, helvétique; d'avoir réuni dans sa main le gouvernement de la république italienne; d'avoir laissé ses troupes en Hollande, traitée comme une province française, etc. Les ministres anglais, pénétrant la perfidie de leur

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