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275. Cependant, il faut bien reconnaître que, si tel est le principe, il est de nature à recevoir dans la pratique plus d'un tempérament. En effet, la conquête opère une incorporation contrainte et forcée. Elle s'accomplit sans tenir aucun compte ni de la volonté de l'Etat démembré, ni de la volonté des populations mêmes qui habitent la portion annexée. Dès lors, si l'unification entre le territoire conquérant et le territoire conquis était toujours absolue et complète, il pourrait se faire, plus d'une fois, que toute règle d'humanité et de justice se trouvât manifestement violée. Ainsi, par exemple, lorsque le conquérant se trouve en présence d'une population. aux mœurs et aux coutumes essentiellement contraires aux siennes, en face d'individus ayant une religion propre, professant un culte particulier, il est évident qu'il ne peut point changer, du jour au lendemain, la face de ce territoire et la rendre brusquement semblable à son image. Une telle prétention soulèverait la conscience de tous. Elle échouerait, d'ailleurs, infailliblement devant des impossibilités pratiques et matérielles chaque jour renaissantes.

Dans une telle hypothèse, il faut bien que le régime, imposé aux nouveaux citoyens, diffère de celui imposé à la suite d'une cession volontaire. Et assurément, cette observation n'est point purement théorique : elle a trouvé spécialement son application pour l'annexion à la France de nos plus importantes possessions coloniales, l'Inde et l'Algérie.

276. Les indigènes de ces colonies sont, en effet, loin d'avoir été complètement assimilés, par la conquête, aux sujets de la métropole. Leur civilisation était arriérée; leurs croyances religieuses, poussées jusqu'au fanatisme, avaient donné à leurs lois un caractère particulier qu'il eût été dangereux de vouloir tout d'un coup effacer ou modifier.

On comprend, par suite, que la France conquérante, après comme avant la sujétion des Indiens et des Algé

riens, leur ait conservé intact leur statut personnel. Ce principe se trouve contenu, en trouve contenu, en ce qui concerne les Indiens, dans le règlement du 22 février 1777, et en ce qui concerne les Algériens, dans la capitulation du 5 juillet 1830.

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De son côté, la jurisprudence française s'est toujours montrée soucieuse gardienne de cette garantie tutélaire. Ainsi, le 25 novembre 1861 (Sir. 65-1-378), la Cour d'Alger décidait que le testament sous signature privée d'un Algérien Israélite, était valable, bien qu'il ne fût écrit en entier de la main du testateur cela était, en effet, conforme à la loi mosaïque. Mais si la jurisprudence devait appliquer la règle dont il s'agit, elle ne devait pas non plus perdre de vue son but et sa portée. En effet, il est certain qu'un tel régime avait été institué, au moins autant dans l'intérêt des indigènes de nos colonies que dans l'intérêt français. Dès lors, les Indiens et les Algériens devaient être laissés libres de renoncer à leur droit spécial pour être régis par celui de la métropole. Telle est précisément la sage doctrine qui, à plusieurs reprises, prévalut devant la Cour suprême. (Cass. 16 juin 1852, Sir. 1852-1-417. Cass. 15 avril 1862, Sir. 18621-577.)

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277. La situation particulière que la conquête avait faite aux indigènes de l'Inde et de l'Algérie avait provoqué une question. On s'était demandé s'il fallait les regarder comme devenus sujets français depuis le jour où la puissance française s'était établie dans leur pays. La question ne manquait pas d'intérêt. Par exemple, l'on vit, un jour, un Israélite Algérien solliciter son inscription au tableau des avocats d'Alger. Le conseil de l'ordre refusa d'accueillir sa demande, prétextant qu'il n'était pas Français. Le débat fut porté devant la Cour de cassation qui n'admit pas une telle interprétation. Elle proclama, au contraire, que les Algériens avaient, de plein droit, par l'effet de la conquête, acquis la qualité de Français. (Cass. du 15 février 1864, Sir. 1864-1-113.)

278. Mais, s'il est vrai, comme l'a décidé la jurisprudence, que l'Algérien dût être regardé comme sujet français, ce que nous avons dit précédemment suffit pour faire comprendre quelle différence profonde le séparait du Français ordinaire. C'est qu'il continuait à être régi par son statut personnel. Ajoutons, qu'en outre, l'Algérien n'était pas citoyen et ne jouissait pas des droits. politiques. S'il voulait compléter son assimilation avec les Français de la métropole, il devait avoir recours à la naturalisation; celle-ci fut même, en sa faveur, singulièrement facilitée. Ainsi, il n'avait besoin de justifier d'aucun stage de résidence; il lui suffisait, à l'âge de vingt et un ans accomplis, de faire sa déclaration devant le maire qui procédait à une enquête dont le résultat était transmis à la chancellerie. L'Empereur statuait par décret rendu en conseil d'Etat. (S. C. du 14 juillet 1865 et décret du 21 avril 1866 combinés.)

279. Telles sont les règles qui, de nos jours, sont encore applicables à une grande partie des indigènes algériens, nous voulons dire à ceux d'entre eux qui sont de religion musulmane. Mais, en ce qui concerne les Algériens Israélites, il en est tout autrement. Il nous reste, en effet, à signaler, au sujet de ces derniers, un décret important rendu, le 24 octobre 1870, par le gouvernement de la défense nationale, sur l'initiative de M. Crémieux.

De ce décret résultent deux dispositions bien nettes : 1o Les Israélites indigènes des départements de l'Algérie sont déclarés en masse citoyens français; 2° quant aux musulmans indigènes, leur situation n'est pas changée. Pour devenir citoyens et être soumis à la loi française, ils devront toujours, comme par le passé, se faire naturaliser.

Etait-il bien politique d'édicter cette assimilation complète et absolue au profit des indigènes israélites? Etait-il bien politique surtout d'établir une différence si profonde entre ceux-ci et leurs compatriotes de religion musul

mane? C'est là une question, surtout politique, qui, dans ces derniers temps, fit, à deux reprises, l'objet de débats parlementaires fort animés. Ce n'est pas ici le lieu de l'examiner. Quelle que soit, d'ailleurs, la solution qu'on lui donne, remarquons que le décret du 24 octobre 1870 n'a pas jusqu'ici été rapporté : il conserve, par conséquent, encore force de loi.

§ II.

Annexion à la France par voie de cession volontaire.

280. Le traité le plus important qui, dans ces derniers temps, ait consacré une annexion à la France par voie de cession volontaire, est celui conclu le 24 mars 1860 entre le Piémont et la France. Il intervenait en pleine paix, entre nations amies. Aussi ne doit-on pas s'étonner si l'annexion qu'il contient, au profit de la France, de la Savoie et du comté de Nice, fut avant tout subordonnée à l'assentiment des populations intéressées. L'article 1 de ce traité est, en effet, ainsi conçu : «La réunion sera effectuée sans nulle contrainte de la volonté des populations; les gouvernements de l'empereur des Français et du roi de Sardaigne se concerteront sur les moyens d'apprécier et de constater les manifestations de cette volonté. »

Le traité lui-même fut, quelques mois plus tard, suivi d'un décret en date du 30 juin 1860, lequel eut pour but, c'est du moins notre avis, de faciliter l'accès de la nationalité française à certaines classes de personnes non comprises dans les termes du traité originaire.

Aussi, pour connaître l'économie générale des principes qui, en 1860, réglèrent l'annexion de la Savoie et de Nice à la France, devient-il nécessaire de distribuer nos explications sous deux numéros distincts:

I. Dispositions relatives aux personnes comprises dans les termes mêmes du traité du 24 mars 1860.

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II. Dispositions relatives à des personnes non prises dans les termes mêmes du traité. (Décret du 30 juin 1860.)

I. Dispositions relatives aux personnes comprises dans les termes mêmes du traité du 24 mars 1860.

281. Les représentants des puissances contractantes, lors de la convention diplomatique du 24 mars 1860, choisirent pour critérium de la dénationalisation, à la fois l'origine et le domicile appliqués alternativement. Ainsi, ont acquis de plein droit la qualité de Français, non seulement les sujets sardes originaires de la Savoie ou de Nice, c'est-à-dire nés dans ce pays, mais même ceux qui, sans y être nés, s'y trouvaient simplement domiciliés. Voici, en effet, dans quels termes est conçu l'article 6 du traité « Les sujets Sardes, originaires de la Savoie et » de l'arrondissement de Nice, ou domiciliés actuelle» ment dans ces provinces, qui entendront conserver la >> nationalité sarde, jouiront pendant l'espace d'un an, à » partir des ratifications et moyennant une déclaration » préalable faite à l'autorité compétente, de la faculté » de transporter leur domicile en Italie et de s'y fixer, » auquel cas la qualité de citoyen sarde leur sera >> maintenue. » Nous ne reviendrons pas sur la critique que nous avons déjà présentée d'une telle doctrine. Elle nous semble irrationnelle et abusive au premier chef; il est impossible de la justifier en théorie (1). L'on pourrait, tout au plus, tenter de l'expliquer en disant que, du moins, en 1860, l'annexion n'avait eu lieu qu'avec l'assentiment exprès et libre des populations, et que, dès lors, l'on conçoit qu'on ait pu donner une base plus large à la dénationalisation qui s'en suivait.

Tous les individus visés dans l'article 6 étaient, sans

(1) En pratique, l'adoption de ce système nous a porté un grave préjudice, ainsi que nous l'expliquerons dans notre seconde étude. Ce précédent a été, en effet, invoqué par l'Allemagne, en 1871, au point de vue de l'annexion de l'Alsace-Lorraine.

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