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n'aperçoit pas bien nettement tout d'abord, la portée. Il contient deux articles qui sont ainsi conçus :

« ARTICLE 1. Les sujets Sardes majeurs et dont le domicile est établi dans les territoires réunis à la France par le traité du 24 mars 1860, pourront, pendant le cours d'une année à partir des présentes, réclamer la qualité de Français. Les demandes adressées à cet effet aux préfets des départements où se trouve leur résidence seront, après information, transmises à notre garde des* sceaux, ministre de la justice, sur le rapport duquel la naturalisation sera, s'il y échet, accordée sans formalités et sans payement de droits.

» ARTICLE 2. Les sujets sardes encore mineurs nés en Savoie et dans l'arrondissement de Nice, pourront, dans l'année qui suivra l'époque de leur majorité, réclamer la qualité de Français, en se conformant à l'article 9 du Code. civil. »

Recherchons successivement quelle est l'interprétation qu'il convient de donner à l'un et à l'autre de ces articles. A. Interprétation de l'article 1 du décret du 30 juin 1860.

298. Comme le montre son texte, l'article 1 du décret du 30 juin 1860 facilite, dans une large mesure, la naturalisation des sujets sardes majeurs, domiciliés en Savoie et dans le comté de Nice.

En présence d'une telle disposition et de l'article 6 dù traité du 24 mars 1860, il est une réflexion qui vient aussitôt à l'esprit. A quoi bon, se demande-t-on, ouvrir à ces domiciliés un délai d'un an pour réclamer la qualité de Français? Est-ce que le traité du 24 mars 1860 ne comprenait pas déjà dans ses termes les domiciliés aussi bien que les originaires? Ces individus n'étaient-ils pas déjà devenus, de plein droit, Français par l'effet même de l'annexion? La question est, comme on le voit, à la fois délicate et grave. Comment la résoudre? Deux partis bien distincts se rencontrent, sur ce point, dans la doctrine. Les uns soutiennent que l'article 1er du décret du

30 juin 1860 consacre une abrogation pure et simple de la disposition contenue dans le traité du 24 mars. Les autres déclarent qu'il faut concilier la disposition du décret avec celle du traité.

299. a. Et d'abord, soutient-on dans le premier parti, le décret du 30 juin 1860 abroge, en ce qui concerne les domiciliés, la disposition contenue dans le traité du 24 mars précédent. En effet, dit-on, en vertu de cette convention diplomatique, les sujets sardes domiciliés dans les pays réunis, comme ceux qui en étaient originaires. avaient été, de plein droit, naturalisés. Cela résulte, avec évidence, de l'article 6 du traité. Mais c'était là, nous l'avons du reste démontré, un excès, un abus. Aussi le décret du 30 juin 1860 est-il venu abroger ce que le traité renfermait d'exorbitant. Il a décidé que les originaires seuls étaient naturalisés de plein droit, et que les domiciliés verraient leur naturalisation, non pas déjà accomplie et réalisée, mais simplement facilitée.

Ce parti qui jouit d'un certain crédit dans la jurisprudence (1) peut sans doute, à première vue, s'appuyer sur les termes mêmes des textes que nous avons rapportés. Mais, si l'on y regarde de près, on ne tarde pas à s'apercevoir que l'idée qu'il soutient est inadmissible.

En effet, un traité est une convention, c'est-à-dire un acte synallagmatique, émanant de deux parties qu'il lie l'une à l'autre. Dès lors, comment admettre qu'un simple décret, c'est-à-dire une décision émanant d'une seule des parties en cause, puisse détruire une disposition née d'un concours de deux volontés?

De plus, lorsque se produit une réunion de territoires, l'intérêt de l'Etat annexant est certainement de comprendre, sous sa nouvelle souveraineté, le plus grand nombre possible de sujets. Voilà donc, tout à coup, le gouvernement français qui aurait pris une décision contraire à son intérêt, sans même faire précéder un acte aussi important d'un simple mot d'explication!

(1) Chambéry. Arrêt du 4 mai 1875, Dev. 75-2-230.

300. b. Ces deux objections ont paru concluantes aux yeux de la doctrine. Aussi s'est-il formé un second parti pour soutenir qu'il fallait chercher à concilier le décret du 30 juin 1860 avec le traité du 24 mars précédent. Mais alors quelle conciliation adopter? C'est ici que les divergences sont nombreuses.

301. Une première opinion prétend que le traité et le décret ont, l'un et l'autre, en vue des hypothèses distinctes.

Le traité aurait naturalisé, de plein droit, seulement les sujets sardes originaires du territoire annexé. Le décret, au contraire, aurait facilité la naturalisation aux sujets sardes domiciliés dans ce pays. Sans doute, dit-on, le traité dispose pour les « originaires ou domiciliés. » Mais cette terminologie prouve simplement qu'après s'être occupé d'une manière générale des sujets sardes originaires, il a voulu s'occuper spécialement des sujets sardes originaires et domiciliés.

C'est là, comme on le voit, une opinion qui se réfute d'elle-même. On la trouve pourtant formulée dans un considérant du tribunal d'Annecy (1); mais elle n'a rencontré aucun adhérent.

Et en effet, l'argument, tiré du texte que l'on invoque, n'est-il pas une pure subtilité? On dit que les puissances contractantes s'étaient d'abord occupées d'une façon générale de tous les sujets sardes originaires', qu'ils fussent ou non domiciliés dans le pays annexé. Eh bien, alors, pourquoi donc se seraient-elles ensuite occupées spécialement des originaires domiciliés? Aucun doute ne pouvait exister à leur égard. L'expression compréhensive d'originaires ne les embrassait-elle pas déjà? L'on est donc obligé de reconnaître qu'en disant « originaires ou domiciliés, » le traité a voulu nationaliser, ipso facto, ceux-là même qui, sans être nés en Savoie ou à Nice, y avaient du moins leur domicile au moment de l'annexion. 302. Aussi, une seconde opinion, présentée par (1) Jugement du 9 juillet 1874, Dev. 75-2-229.

M. Alauzet (1), a-t-elle enseigné que « le décret était destiné, sans doute, à satisfaire les désirs des impatients, qui ne voulaient pas que leur état restât incertain jusqu'à l'expiration des délais donnés par le traité, pour répudier la qualité de Français, ou des timorés, qui pouvaient. craindre que la constatation de leur domicile ne fût peutêtre difficile, ou enfin, de toute autre personne, quel que fût le sentiment qui pouvait la diriger. »

303. Cette opinion ne saurait, à notre sens, prévaloir plus que la précédente.

Et d'abord, il paraît assez étrange qu'un décret soit fait uniquement pour satisfaire des impatiences et calmer des scrupules, et non pour conférer des droits. Ensuite, de quoi donc les sujets sardes domiciliés pouvaient-ils bien être impatients ? D'acquérir la qualité de Français? Mais le traité du 24 mars 1860 ne les en avait-il pas, de plein droit, investis? Au surplus, en supposant un seul instant que cette impatience pût se comprendre, ne devait-on pas la supposer aussi chez les originaires, et venir alors à leur secours, comme l'on venait au secours des domiciliés?

Mais, ajoute-t-on, les sujets sardes domiciliés pouvaient être timorés ! Ils pouvaient craindre que leur domicile ne fût pas facilement constaté. Cette manière de voir a même été tout récemment encore consacrée en termes exprès, dans une décision judiciaire.

Il s'agissait d'un sieur Carmellini, d'origine Italienne, que l'on prétendait avoir été domicilié, lors de l'annexion, sur le territoire de la Savoie. Carmellini se disait étranger, en contestant le fait même de ce domicile il ajoutait que, dans tous les cas, eût-il été domicilié, il n'en serait pas moins resté sujet sarde, puisqu'il n'avait pas réclamé la qualité de Français, dans les termes du décret du 30 juin 1860, article 1er. Le tribunal d'Albertville, par jugement du 15 mars 1879, admit ce système. « Attendu, dit le tribunal, que de la (1) De la qualité de Français, appendice, no 134.

combinaison de ces dispositions diverses (du décret et du traité), il ressort que si les sujets Sardes originaires des territoires annexés ou y domiciliés, qui ne remplissaient pas les formalités prescrites par le traité pour conserver la nationalité sarde, devenaient implicitement Français, le gouvernement impérial, cependant, n'a pas entendu accepter purement et simplement les conséquences de ce résultat; quant à ceux qui n'étaient pas nés dans ces territoires, et pour être fixé sur leur nationalité, en raison des prérogatives civiles et politiques qui étaient attachées à la qualité de Français, et ne pas la laisser dépendre des circonstances souvent incertaines et difficiles à constater, qui déterminent le domicile, il a exigé d'eux la réclamation expresse, dans le délai d'une année, de la qualité de Français, se réservant, s'il y échet, de la faire suivre d'une naturalisation sans formalités et sans payement de droits. »

Nous ne pouvons point, pour notre part, admettre une telle explication. D'abord, il nous paraît bien étrange que le gouvernement impérial, après s'être lié vis-à-vis du gouvernement Sarde par une convention synallagmatique, eût pu, par sa seule volonté unilatérale, ne pas accepter les conséquences de la convention par lui souscrite. Ensuite, si l'on eût voulu, par le décret, éviter les difficultés de constatation que peut soulever toute question de domicile, il faudrait avouer que le décret, alors, n'aurait pas le moins du monde trouvé le remède cherché. En effet, quelle condition exige-t-il, lui aussi? Exactement la même condition que le traité le domicile ! Il faudra donc bien que ce domicile, exigé par le décret, soit constaté, comme l'eût été celui exigé par le traité. Dès lors, est-ce là faire disparaître les difficultés ?

304. Aussi, nous ne pouvons que nous rallier à la troisième opinion, suivant laquelle le traité et le décret de 1860 doivent, dans leur application, se rapporter à des dates différentes. De là, une double proposition : Le traité naturalise de plein droit et déclare Français, tous

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