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Et d'abord les seigneurs percevaient le droit de chevage, sorte d'impôt annuel dû par tout chef de famille aubain. Le droit de formariage leur appartenait également : c'était le droit dû par l'aubain qui, avec le consentement du seigneur, épousait une personne d'une autre condition que lui, ou une personne quelconque établie dans une autre seigneurie. Bacquet, d'après les registres de la Chambre des comptes, nous dit qu'il était du tiers des biens; Pothier ajoute qu'il était quelquefois de la moitié. Les aubains étaient, en outre, frappés de plusieurs incapacités.

Au point de vue du droit public, ils étaient absolument incapables d'occuper une fonction publique dans le royaume. Ainsi, il leur était défendu d'obtenir des archevêchés, évêchés, abbayes, prieurés et autres dignités.

Au point de vue du droit privé, les aubains étaient incapables de recevoir ou de disposer par testament, ou autre acte à cause de mort, comme ils étaient incapables de transmettre ou de recueillir par voie de succession ab intestat. A leur mort, tout ce qu'ils avaient pu acquérir appartenait au seigneur : « Aubains ne peuvent succéder ni tester que jusques à cinq sols, et pour le remède de leurs âmes (1). »

42. On conçoit qu'une source aussi fructueuse de revenus dut attirer l'attention des rois. C'est effectivement ce qui arriva. Ils ne tardèrent pas à disputer aux seigneurs le patronage des aubains qu'ils présentèrent comme un attribut de la couronne. Mais cette prétention ne triompha pas, en un jour, des résistances seigneuriales. Deux phases surtout sont à remarquer dans ce conflit. D'abord, à la faveur du vieil adage, roi est le patron des étrangers, » les légistes prévaloir ce principe que tout aubain était placé sous l'avouerie et protection du monarque, à moins dans l'an et jour, il n'eût fait aveu au seigneur.

(1) Loysel, Inst. coutum., liv. 1, tit. 1, no 49.

Le

firent

que,

Plus tard, la victoire de la royauté devint décisive : les aubains furent déclarés libres, et défense leur fut faite de reconnaître un autre seigneur que le roi (1). A partir de ce moment, un fait est essentiel à noter: c'est qu'il n'y a plus désormais qu'une seule classe d'aubains, ceux nés hors du royaume. Ils furent exemptés des droits de chevage et de formariage; mais, jusques dans ces derniers siècles, à leur mort, leurs biens, sauf quelques exceptions, furent dévolus au roi. C'est ce que l'on continua à appeler le droit d'aubaine: dénomination qui prit, comme on le voit, un sens assez restreint. C'est cette incapacité pour l'aubain de transmettre son hérédité qui faisait dire que si l'aubain vivait libre en France, il mourait serf. Ajoutons enfin que les étrangers continuèrent aussi à être exclus des fonctions publiques.

Tant que les droits d'aubaine furent reconnus aux seigneurs, à eux aussi dut être reconnu le pouvoir d'en faire remise, c'est-à-dire de naturaliser. Mais, lorsque la royauté eut achevé son œuvre de centralisation et se fut enfin rendue prépondérante, alors elle dut logiquement devenir la seule dispensatrice de ce droit, que jusque-là elle avait exercé concurremment avec les seigneurs. Sans doute, ces derniers résistèrent et s'arrogèrent encore parfois le droit de naturaliser. Mais tout cela n'eut qu'un temps. Grand fieffeux du royaume, le roi avait attiré à lui toutes les bourgeoisies et aubaines: le droit de naturalisation appartint donc exclusivement à la couronne. On peut dire, si l'on veut, que la France était, dès maintenant, devenue une grande ville de bourgeoisie au lieu de seigneurs ayant droit d'admettre des bourgeois, on se trouvait en présence d'un roi ayant droit de naturaliser; l'aubain ne se voyait plus octroyer des lettres de bourgeoisie, mais des lettres de naturalité.

Nous allons voir, en arrivant à l'époque monarchique, sous quelles conditions et en quelles circonstances ces lettres pouvaient être conférées.

(1) Etablissements de Saint-Louis, liv. 1, ch. xxiv.

43. Mais auparavant, nous devons parler du changement de nationalité collectif, qui, à l'époque féodale, pouvait aussi résulter d'une annexion au territoire français, ou de son démembrement. Jusqu'ici, en effet, nous n'avons parlé que de la naturalisation individuelle.

Eh bien, à cette époque, le principe, d'après lequel la conquête ou les cessions amiables opèrent immédiatement l'incorporation du pays annexé au territoire français, est la règle qui préside aux effets de l'annexion. Seulement l'on rencontre alors de nombreuses restrictions au principe, motivées par l'organisation sociale et politique du temps. Puisque, dans le système féodal, chaque pays, chaque portion de territoire a ses lois et ses institutions distinctes, les rois se trouvaient naturellement amenés à laisser aux pays nouvellement annexés leurs lois et leurs institutions, pourvu, bien entendu, qu'elles ne fussent pas contraires au droit public et constitutionnel du royaume. Il en était ainsi, même si le territoire annexé n'était pas soumis au régime féodal, par exemple s'il s'agissait d'une commune ou d'une ville libre. La seule particularité à remarquer, en pareille hypothèse, était le remplacement des gouverneurs anciens par des gouverneurs royaux; ce qui enlevait à la cité l'indépendance de son administration. Toutefois, à une époque plus avancée du régime féodal, on arrive à constater plus d'unification et de centralisation dans les effets de l'annexion. Alors, en effet, le pouvoir royal a limité, par l'institution des baillis, la compétence judiciaire des seigneurs de plus, il a établi une cour royale ou parlement, devant laquelle étaient portés les appels des sentences seigneuriales. A partir de ce moment, s'il se rencontrait dans un pays annexé un parlement devant qui étaient jugés les appels des sentences rendues en premier ressort, ce parlement devait, à moins d'une exception expresse, céder la place au parlement de Paris, à qui, en principe, était dévolu le pouvoir de juger en dernier ressort. Comparez sur ce point les développements donnés par M. René Selosse,

:

dans son remarquable traité de l'annexion au territoire français et de son démembrement (1).

44. Si tels étaient, à l'époque féodale, les effets attachés aux modifications territoriales, quelles en étaient les causes?

Ces causes étaient de différentes sortes. On peut les ramener à deux groupes les unes provenant du fait du roi, les autres du fait de la nation.

44 bis. Quant aux premières, elles se manifestaient soit au moment même de l'avènement au trône, soit au cours du règne. En effet, on constate dans l'histoire. qu'au temps où Hugues-Capet fut couronné roi, celui-ci, désireux de donner à la royauté un territoire indépendant pour s'affranchir de la tutelle des seigneurs, prit ce territoire sur ses propres biens ce fut, suivant le langage original des anciens auteurs, la dot qu'il apporta à la couronne de France, en se mariant avec elle. Mais ce que Hugues-Capet avait fait, l'usage l'imposa à ses successeurs; et, à partir de ce règne, l'on vit tous les princes unir leur patrimoine à celui de la nation, par le seul fait de leur élévation au trône. D'un autre côté, les actes d'acquisition que le roi pouvait accomplir pendant son règne, tant en son nom personnel qu'en sa qualité de souverain, profitaient également au domaine national. Pour réaliser ces augmentations de territoire, le roi jouissait même d'une liberté complète. Quant aux diminutions ou démembrements, il n'en fut pas de même à toutes les époques. S'il est vrai que, sous la première et la deuxième race, le roi, considéré comme propriétaire de tout le territoire auquel il commandait, avait, par voie de con

(1) Cet ouvrage a été couronné par la Faculté de droit de Douai et par l'Académie de législation de Toulouse. Les emprunts que nous aurons à lui faire seront nécessairement fort restreints: nouз ne devons, en effet, traiter ici que de l'un des effets particuliers de l'annexion, à savoir le changement de nationalité. M. Selosse a exposé, au contraire, les effets généraux de l'annexion à tous les points de vue. Le changement de nationalité n'est pour lui qu'un chapitre de son grand travail, sous ce titre, Effets de l'annexion dans le droit privé, p. 281 à 365.

-séquence, le pouvoir absolu de l'aliéner; au contraire, sous la troisième race, apparaît le principe de l'inaliénabilité et de l'indivisibilité du domaine national. Alors le roi n'a plus la faculté de diviser son royaume entre ses fils; ceux-ci, en se mariant, ne reçoivent plus de dotation, mais ils reçoivent de simples apanages. En outre, si les rois conservèrent longtemps encore le droit de concéder, à leurs sujets une certaine portion de territoire, du moins ils retenaient, sur les domaines ainsi engagés, une sorte de propriété éminente: ils exigeaient, d'une façon efficace, des seigneurs gratifiés, les services et l'hommage. Enfin, longtemps aussi, le roi garda le pouvoir de faire librement des aliénations de territoire, même au profit de souverains étrangers. Mais, à partir de Philippe-le-Bel, commence une ère nouvelle. L'exagération de la puissance royale a provoqué une réaction, et désormais les Etats-Généraux doivent être consultés sur l'opportunité des démembrements. Dès 1359, on les voit, après la bataille de Poitiers, rejeter le traité de Brétigny, par lequel le roi Jean, alors prisonnier des Anglais, renonçait à la possession de la Guyenne. Cette restriction apportée au pouvoir royal disparaît toutefois en l'année 1604 jusqu'à l'établissement des principes nouveaux dus à la révolution de 1789.

44 ter. Un simple mot maintenant sur les modifications territoriales provenant du fait de la nation. D'abord, il n'est point besoin d'insister sur la conquête : bien qu'elle ne fût pas plus légitime autrefois qu'aujourd'hui, il faut reconnaitre cependant qu'elle joua, dans la constitution du territoire, le rôle principal. Mais l'organisation même qui servait de base à la féodalité, aboutissait aussi tantôt à un démembrement, tantôt à une annexion. Ainsi, il y eut démembrement lorsque, vers le xe siècle, le royaume se divisa en un nombre infini de seigneuries indépendantes. Mais il y eut, au contraire, annexion, lorsque, plus tard, la royauté, ayant recouvré une partie de son ancienne force, parvint à se faire

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