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CONCLUSION

Nous avons terminé l'étude des diverses applications de la neutralité perpétuelle: il est temps d'essayer de porter un jugement sur cette institution, et d'en résumer les inconvénients et les avantages.

Les inconvénients sont nombreux quand la neutralité ne s'applique qu'à une seule des provinces d'un grand Etat. Celui-ci peut être gêné dans sa politique extérieure par cette neutralité qui ne lui procure qu'un avantage restreint; d'autre part, il n'est pas tenu, comme l'Etat entièrement neutralisé, d'éviter tout acte pouvant le conduire à la guerre, et, par suite, il aura trop souvent, en cas de revers, à faire appel à ses garants, qui tiendront à s'affranchir d'obligations trop lourdes. On rencontre ici les inconvénients inhérents aux demi-mesures, aux institutions imparfaites.

Mais, quand la neutralité perpétuelle s'applique à tout un Etat, il est permis de penser que ses avantages l'emportent sur ses inconvénients. En effet, si elle ôte à l'Etat neutre la faculté de conclure dès le temps de paix les alliances défensives, elle lui donne, d'autre part, une sécu

rité qu'une puissance de deuxième ordre ne trouverait jamais dans ses propres ressources. Elle diminue, en outre, les chances de guerre entre les Etats voisins, en dérobant les territoires les plus enviés, les positions stratégiques les plus importantes, aux calculs des ambitieux et des politiques. Elle offre enfin aux hommes pacifiques de toutes les nations un terrain commun où ils peuvent se rencontrer pour régler les intérêts généraux de l'humanité : c'est ainsi que Berne, où résident aujourd'hui le bureau international de l'union postale universelle, le bureau de l'union pour la protection de la propriété artistique et littéraire, le bureau international des télégraphes, le bureau de l'union pour les mesures à prendre contre le phylloxéra, etc., devient, au grand profit de la paix et de la civilisation, une sorte de capitale mondiale, où se débattent les questions économiques intéressant toutes les nations.

Quelques publicistes, frappés des avantages de la neutralité permanente, ont cru arriver à établir la paix universelle en multipliant les Etats neutres. Il est facile de voir que ce système, qui suppose l'abandon par tous les grands Etats de leurs ambitions européennes et coloniales et qui leur demande de se résigner à l'immobilité perpétuelle, enserrés qu'ils seraient par un cordon d'Etats neutres, renferme une utopie. Ce qui fait la sécurité des Etats neutres, c'est leur petit nombre: leur création, bien loin d'être encouragée, doit, au contraire, être limitée par les conditions qui ont été indiquées dans cette étude.

De la sorte, la neutralité perpétuelle est avantageuse aux Etats garants aussi bien qu'à l'Etat qui en bénéficie.

Sans doute elle ne réduit pas leurs charges militaires, et elle interdit à l'Etat neutralisé les grandes conceptions politiques; mais ces conceptions sont interdites aux Etats neutres par leur nature même de puissances secondaires. Quant aux charges militaires des puissances européennes, elles ne seraient pas diminuées, elles seraient même augmentées, s'il n'y avait pas d'Etats neutres.

On a prétendu, il est vrai, que la neutralité perpétuelle serait violée le jour où un Etat belligérant aurait intérêt à le faire. On a même ajouté qu'en 1866 on avait négocié entre deux des Etats garants le partage de la Belgique et de la Suisse, et que celles-ci n'avaient dû leur salut qu'aux hésitations de Napoléon III. En supposant que cela soit exact, il n'en est pas moins vrai qu'on a hésité alors et qu'on hésiterait bien plus encore aujourd'hui, en présence des armements formidables de tous les Etats, à porter la main sur un Etat neutre. Sans doute aucun traité n'est indestructible; mais il est certain que, malgré tous les changements qui ont eu lieu dans ce siècle, on voit la neutralité belge durer depuis soixante-dix ans et la neutralité suisse approcher de son quatre-vingt-dixième anniversaire. En admettant même que les traités de neutralité perpétuelle n'aient pas plus de valeur que les autres traités, ils ont du moins la même sanction, et, par suite, ils donnent toujours une sécurité de plus aux Etats qui les ont signés. Aucun homme d'Etat, si puissant qu'il soit, n'a intérêt à ce que l'on doute de sa bonne foi, de sa loyauté, de sa ferme adhésion aux conventions internationales. Là est la seule force des traités, et cela suffit à leur donner toute la stabi

lité que l'on peut exiger des œuvres humaines. Cette stabilité sera d'autant plus grande qu'on aura concilié avec plus d'impartialité les intérêts de tous les signataires, de sorte qu'une fois de plus la recherche de l'utile se confond ici avec celle du juste. C'est parce qu'elle répond à tous ces desiderata que la neutralité de la Belgique, de la Suisse et du Luxembourg a été respectée jusqu'à présent et peut avec confiance envisager l'avenir.

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