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COUR IMPÉRIALE DE POITIERS

PRÉSIDENCE DE M. FORTOUL, PREMIER PRÉSIDENT

AUDIENCE DU 8 AOUT 1866

AFFAIRE SAINT-M...

Le 4 décembre 1861, le jugement du tribunal de Napoléon-Vendée est attaqué devant la cour de Poitiers, qui rend un arrêt interlocutoire, sur les conclusions conformes de M. le premier avocat général. L'enquête ordonnée était décisive en faveur de M. de Saint-M... Le 4 février 1863, la cour rend un arrêt de partage, vidé le 3 août 1863. La séparation de corps est prononcée, et les enfants, vu leur jeune âge, sont laissés à madame de Saint-M..., à qui l'arrêt ordonne de conduire tous les huit jours les enfants chez leur père.

Madame de Saint-M... n'ayant pas exécuté l'arrêt, M. de Saint-M... revendique le droit de garder son fils et de voir régulièrement sa fille.

Me Jules Favre s'exprime en ces termes :

MESSIEURS,

Je ne puis reparaître à cette barre sans y retrouver, vivante encore, l'une des douleurs les plus amères qui m'aient atteint dans l'exercice de ma chère et quelquefois bien cruelle profession. Un jeune homme issu d'un noble sang, descendant d'une famille de magistrats dans laquelle la vertu était à la fois de tradition et d'héritage, formé par un père révéré, l'orgueil et l'espérance des professeurs éminents auxquels avait été confié le soin de son instruction, était entré, avant sa vingt-quatrième année, dans une maison jusque-là entourée de considération et de respect. Il y avait été attiré moins par l'éclat du rang, de l'importance de la fortune, que par une affection profonde, sincère et chaste, qui lui avait été inspirée par une jeune fille à laquelle il demandait l'honneur de s'allier. Il semblait, messieurs, que les qualités de celle-ci méritassent l'amour qu'elle avait inspiré ; l'union parut d'abord heureuse: deux maternités successives l'avaient bénie, une troisième faisait tressaillir le sein de la jeune mère, lorsque tout à coup, sans motif apparent, le père de famille, qui habitait avec son beau-père et sa belle-mère, fut, par une exécution militaire et

violente, arraché du domicile qui était le sien, jeté brutalement à la porte, et, au milieu de sa douleur, de ses larmes, forcé de tendre les bras à la justice pour qu'elle lui rendit une femme qu'il idolâtrait, un enfant (car l'un des deux lui avait été prématurément enlevé), un enfant qui était l'objet de toutes ses affections. Et ce qui le confondait, c'était l'impossibilité où il était de comprendre la raison du malheur sans nom qui ie venait accabler. Ce fut ainsi, éperdu de chagrin, qu'il fit appel à mon nom. Dieu m'est témoin que, plus je suis entré dans l'étude approfondie de cette affaire, plus j'ai trouvé la cause de M. de Saint-M... juste et sainte.

Dans d'autres conditions, elle n'aurait pas présenté les difficultés dont cependant elle était environnée, mais elle mettait en rivalité deux familles également puissantes; ces rivalités soulevaient autour d'elles d'ardentes passions, des récriminations cruelles; l'orgueil se mėlait à l'affection froissée pour dresser autour du malheureux M. de Saint-M... un rempart qui parut tout d'abord inexpugnable. Et cependant j'avais dans les mains des lettres qui étaient pleines de l'amour que sa femme lui avait témoigné jusqu'au dernier moment, et il semblait impossible qu'en présence de ces témoignages multipliés autant que sincères, la justice prit jamais sur elle de prononcer une séparation qui devait consommer le malheur de tant de personnes à la fois. Et, je le répète, plus je m'attache à la défense de ce malheureux jeune homme, plus ma conviction se fortifie, et à mesure que je me pénètre mieux de sa nature, que je peux juger l'excellence de ses qualités, la noblesse de son cœur, sa générosité, sa loyauté qui n'a jamais failli, cette nature impétueuse et tendre, confiante, exaltée, bien plus sensible à un bienfait qu'à un outrage, allant avec toutes les aspirations de son âme au delà de tout ce qui est bien, plus, messieurs, je m'y attache fortement; en sorte qu'à l'heure où je parle, c'est moins encore l'avocat que l'ami qui vient vous adresser une dernière supplication. Celle-là, messieurs, j'ai la ferme confiance qu'elle sera accueillie par le vote unanime de la cour, et en présence de l'évidence qui me parait entourer la réclamation de ce jeune père demandant que l'arrêt de la cour ne soit pas détruit par l'orgueil et l'audace de ses adversaires, qu'on ne le condamne pas à perdre à jamais un enfant, et cet enfant à le perdre à jamais, il ne me paraît pas possible qu'il y ait autre chose qu'une discussion de pure forme. Je me repens, messieurs, d'avoir prononcé un pareil mot en présence d'un tel adversaire. C'est le troisième que je rencontre dans cette lutte obstinée, mais assurément ce n'est pas le moins redoutable, et je ne me dissimule pas quels peuvent être la force et le danger des coups qu'il portera au nom de madame de Saint-M...

Mais ma confiance dans le droit que je viens défendre est telle,

qu'il me pardonnera de le lui dire, je n'éprouve en me levant aucune hésitation, je ne dirai pas aucun trouble, car la grandeur de la tâche que j'ai à accomplir m'effraye; j'ai besoin de l'indulgence de la cour que j'ai plusieurs fois sollicitée et que j'ai toujours obtenue; elle comprendra quels sont les périls de la situation dans laquelle je suis engagé, et j'espère que sa haute sagesse, sa ferme indépendance seront les meilleurs auxiliaires de la cause qui m'est confiée.

Et quand je parlais, en commençant, de la douleur qui avait été pour moi la conséquence de l'arrêt qui a accueilli la demande de madame de Saint-M..., la cour peut se rappeler, au moins quelquesuns de ceux qui la composent n'ont point oublié quelles furent les luttes engagées à cette barre. Devant le tribunal de Napoléon-Vendée, la cause de M. de Saint-M... n'avait pas paru un instant douteuse, et en présence de tous les témoignages accumulés qui anéantissaient par la base l'articulation laborieuse qui avait été échafaudée par la demanderesse, le tribunal répondit qu'aucun des faits ne pouvait être possible, et il repoussa la demande de madame de Saint-M...

Sur l'appel, la cour, sur les conclusions conformes de M. le premier avocat général, et malgré mes efforts, estima qu'il y avait lieu d'examiner, qu'on ne pouvait pas, dans une affaire de cette nature, se soustraire à l'autorité de la preuve testimoniale; des enquêtes furent ordonnées, ces enquêtes furent longues, elles amenèrent dans le prétoire près de deux cents témoins, et dès lors, je vous le demande, quelles contradictions, quelles luttes entre les différentes personnes qui pouvaient être animées de passions diverses, alors que la famille de T..., avec sa puissance, avec sa clientèle nombreuse, avec sa domesticité, avec tous les familiers qui sont ses obligés, pouvait mettre en ligne tant de dépositions intéressées!

Nous revinmes à la barre de la cour. Là, je le reconnais, la lutte fut vive, ardente, je dirai passionnée. C'est que, de l'un et de l'autre côté, chacun sentait la grandeur de l'intérêt qui était en jeu. Pour moi, je ne me faisais aucune illusion, c'était l'avenir de M. de Saint-M..., l'avenir de madame de Saint-M..., sa femme, c'était surtout l'avenir de ses enfants que je défendais.

Cette lutte ne se continua pas seulement à la barre. Nous en retrouvons les traces jusque dans les délibérations de la cour, qui témoigna par un arrêt de partage que six sur douze magistrats étaient d'avis de repousser la séparation. Et si je me rappelle qu'à côté de ces six votes il faut, pour être juste, placer l'opinion consciencieuse et éloquente de M. le premier avocat général, concluant au rejet de la séparation de corps, j'ai le droit de dire que, devant Dieu, si ce n'est devant la loi, M. de Saint-M... a gagné son procès.

Mais, messieurs, la loi est toute-puissante, ses règles doivent être

observées malgré les secrets murmures de la conscience. On fut dans la nécessité de vider le partage, et là se présentèrent des incidents que j'aurai tout à l'heure l'occasion de faire connaître à la cour avec plus de détails, incidents qui provoquèrent de la part de M. de Saint-M... une résolution que je combattis vainement, j'ai le droit de le dire aujourd'hui, que je regrette, même à l'heure où je parle ; M. de Saint-M... crut de sa dignité de ne pas se présenter après l'arrêt qui avait repoussé des conclusions que la cour va connaître, et ce fut par défaut que fut prononcé contre lui l'arrêt qui consomma son malheur. Quand je me reporte à cette époque si douloureuse pour lui, et je pourrais dire pour moi, je me demande comment M. de Saint-M... a pu supporter une semblable catastrophe, comment, après avoir tant souffert pour arriver à cette victoire qu'il désirait avec toute l'impétuosité de son ardente nature, il n'est pas resté accablé sous le poids de l'infortune qui l'écrasait. Car ce n'était pas seulement la perte de son procès, c'était jusqu'à un certain point celle de sa considération à laquelle il devait se résigner, et l'arrêt de la cour prononcé dans les circonstances que je viens d'indiquer y faisait le plus mortel échec. Il semblait que M. de Saint-M... eût démérité dans le cours des années qui avaient été appréciées par les magistrats, qu'il avait obéi à je ne sais quelle passion dégradante, dont les excès auraient été pour sa femme la cause d'une inexprimable torture, et que, devenu moins qu'un homme, il lui était désormais impossible de tenir son rang dans ce monde, où l'on demande avant tout de la dignité personnelle. Un autre que lui se serait découragé, il aurait quitté ce pays qui n'était pas le sien, pour aller retrouver avec ses pénates, avec le Dieu de sa famille, ces consolations augustes et suprêmes qui ne manquent jamais au malheur, quelles que soient son origine et son étendue. Mais il avait un grand devoir à remplir, il avait une affection profonde dans le cœur. Ce devoir et cette affection sont devenus son viatique; ils l'ont soutenu sur cette route où chaque pas était arrosé de ses larmes, ils lui ont permis de s'y relever peu à peu, de devenir un homme qui, à l'heure où je parle, peut lever le front devant vous et vous dire Voyez mes œuvres, voyez comment elles sont jugées, la considération légitime dont je suis entouré, les services que j'ai rendus, les preuves non équivoques de la noblesse de mon caractère, et dites si vous ne pensez pas que la justice ait été trompée par des renseignements inexacts, par des dépositions passionnées, par des calomnies qui se sont glissées jusque dans son prétoire, et la loi à la main, en interrogeant les règles de la morale éternelle, accordez-moi au moins cette justice qui n'est refusée à personne, de pouvoir tendre librement la main à mes enfants, et d'exercer la puissance paternelle que je tiens de Dieu, et dont les hommes ne peuvent me déshériter.

:

Voilà le langage que M. de Saint-M... vient tenir, et ce langage, vous allez le voir, il est fondé en droit et en fait, et je puis dire sans rien exagérer que dans sa vie courte encore, mais bien triste, il n'y eut jamais d'heure plus solennelle. Il est placé à l'issue de deux routes qui vont sans cesse en s'éloignant l'une de l'autre il tend les bras à son fils, à sa fille, il veut qu'ils viennent se précipiter sur son sein. Quel est celui qui osera les en empêcher? Et, ne vous faites pas d'illusions, je le démontrerai, il ne peut y avoir de terme moyen dans cette situation; le père sera perdu pour les enfants, les enfants seront perdus pour le père, si vous n'accueillez pas mes conclusions, et nous vous montrerons, de manière à toucher vos consciences par les lumières même de l'évidence, que cette triste perspective est dans le désir, dans les desseins, dans les calculs et, j'ai le droit de le dire, dans les audaces et dans les révoltes de madame de Saint-M...

C'est donc à vous qu'il appartient de décider, messieurs, et assurément il n'y eut jamais de question à la fois plus délicate et plus grande. Priver un père de ses enfants, priver les enfants de leur père, rompre à jamais ce lien auguste, voilà, messieurs, ce que l'on vous demande de l'autre côté de cette barre, voilà la protestation qu'on fera entendre, voilà la résolution contre laquelle je vais lutter avec la conviction la plus forte, avec la loi, avec le secours de la morale et de la religion, et j'espère, messieurs, qu'il n'y aura pas de doute dans l'esprit de la cour, et que la cour, comme je le disais, d'un avis unanime, jugera, au nom du droit et au nom de l'intérêt du jeune de Saint-M..., qu'il doit appartenir à son père, que celui-ci doit en avoir la garde et la direction, et qu'en ce qui concerne la jeune fille, l'arrêt que la cour a rendu et qui jusqu'ici a été un vain mot, doit être sérieusement exécuté.

Voilà les conclusions que je prends, et que je vais essayer de développer. Pour cela il me serait possible de faire de nombreux emprunts aux volumineux documents des précédents procès; peut-être, messieurs, le devrais-je, je ne le ferai cependant pas. Je comprends qu'à l'heure où je parle il faut plus concentrer que développer ce débat, et c'est surtout aux faits acquis, indiscutables, qui se trouvent ainsi hors de toute espèce de contestation, que je dois demander le secours de l'argumentation que je prends la liberté de présenter devant la cour. Il est cependant indispensable que je dise un mot des précédents, en ce qui touche les personnes.

Tout à l'heure, messieurs, je vous parlais de la famille de Saint-M..., et la connaitre n'est point indifférent quand il s'agit de prononcer sur les destinées d'un jeune enfant du sexe masculin. La famille de Saint-M... est de la Bretagne, elle est noble, elle est ancienne, et depuis plusieurs siècles elle appartient à la magistrature. Sans

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