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TRIBUNAL CIVIL

DE PREMIÈRE INSTANCE DE LA SEINE

PRÉSIDENCE DE M. BENOIT CHAMPY

AUDIENCES DU 2 ET DU 9 JANVIER 1863

Affaire Noé contre Villemessant, rédacteur du Figaro.

M. de Noé est accusé par M. de Villemessant d'avoir corrigé, au bureau du journal le Figaro, l'épreuve d'un article qui allait paraître, et d'avoir substitué, au mot plébéien les mots comme étant de roture, dans le compte rendu d'une querelle entre MM. de Caderousse - Grammont et Dillon, querelle qui se termina par un duel où M. Dillon perdit la vie. Cette accusation était d'autant plus grave que cet article rendait impossible toute réconciliation entre les deux adversaires, et devint ainsi la cause d'un homicide.

M. de Noé, atteint dans son honneur, cite M. de Villemessant devant le tribunal civil de première instance de la Seine, où Me Jules Favre lui prête l'appui de sa parole. Nous ne donnons pas ici sa plaidoirie, parce qu'elle est incomplète et qu'elle renferme des détails fatigants pour le lecteur. Mais voici la réplique que fit Me Jules Favre au plaidoyer de Me Lachaud, défenseur de M. de Villemessant.

Le tribunal a senti que, dans une question qui touche essentiellement à l'honneur des citoyens, des explications complètes étaient indispensables; et, suivant moi, ce n'est pas un spectacle dénué de grandeur que celui de l'attention scrupuleuse avec laquelle vous voulez bien suivre chaque détail de cette querelle, témoignant ainsi, au milieu des graves soucis dont vous accablent vos travaux, que vous tenez en estime singulière et que vous couvrez d'une protection bienveillante ces biens rares que nous nommons la bonne renommée et la considération publique.

Aussi bien, messieurs, m'est-il permis d'ajouter qu'un intérêt plus élevé semble apparaitre derrière les personnalités qui sont à votre barre. Ce n'est pas seulement, en effet, l'opinion d'un journaliste, à l'occasion de laquelle un citoyen est venu saisir votre justice, c'est une sorte de jugement que ce journaliste aurait prononcé, après une instruction, après des témoignages recueillis, et le public se trouve

rait ainsi averti que toute espèce de défense ultérieure serait impossible.

C'est ainsi, messieurs, vous vous le rappelez, que M. de Villemessant a procédé. Comprenant à merveille que son honneur attaqué méritait une réparation, c'est dans la perte de M. de Noé qu'il a prétendu la chercher. Pour, cela, il s'est improvisé lui-même en magistrat; il a dressé son tribunal; il y a appelé ceux dont il a recueilli les dépositions; puis il a prononcé sa sentence; il l'a répandue à profusion; il a fait appel à tous les organes de la publicité; il a déclaré bruyamment que tout était consommé et que M. de Noé ne pourrait jamais lutter contre la condamnation contradictoire qui avait été prononcée contre lui.

C'est là, messieurs, une nouveauté; et, il faut en convenir, si la foule en admire la hardiesse, les gens sages doivent s'en effrayer. Où sera la limite? Demain, le plus illustre, le plus pur d'entre nos citoyens peut être saisi à son tour, trainé à la barre du tribunal secret de M. de Villemessant et exécuté par lui.

Le tribunal veut-il maintenir un pareil précédent? Le peut-il consacrer par sa décision? N'en aperçoit-il pas toute l'énormité et tous les périls? Et quel que soit d'ailleurs le jugement que vous porterez sur cette grave affaire, n'est-il pas certain que vous flétrirez, comme elles le méritent, de semblables manœuvres, que vous apprendrez à M. de Villemessant, que s'il lui appartient de distribuer la critique, la satire, l'intrigue, l'insulte, la diffamation, si c'est là son rôle, il ne peut prétendre plus haut, et qu'à vous seuls est réservé l'auguste privilége de prononcer sur des questions d'honneur et de vérité?

C'est là, messieurs, si je ne me trompe, ce qui fait l'importance réelle de ce débat; car M. de Villemessant s'abrite, non derrière sa pensée, mais derrière un fait quasi judiciaire qu'il invoque, et dont lui-même serait l'organisateur. C'est ainsi que le débat se présente à votre appréciation. Vous avez à vous demander de quel côté se trouve la vérité; quel est l'imposteur, ou de celui qui accuse ou de celui qui se défend.

A cet égard, messieurs, on a cherché à affaiblir la défense que j'ai eu l'honneur de présenter, en l'accusant d'avoir cherché son secours dans la passion. Mes honorables adversaires m'ont charitablement reproché d'avoir dissimulé la faiblesse de ma cause, en recourant à un système de violentes attaques.

Je ne crois pas, messieurs, avoir mérité un tel blâme. Dans une question de cette nature, là où la ligne qui sépare la vérité du mensonge n'a pour ainsi dire que l'épaisseur de la moralité de chacune des parties, il était indispensable de savoir en face de qui nous nous trouvions. Non pas, messieurs, qu'il fût de mon goût d'aller, par des

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investigations indiscrètes, rechercher ce qui n'est pas du domaine de cette cause, et le tribunal me rendra cette justice que j'ai dédaigné de semblables avantages; mais en me tenant dans mon procès, mon devoir était de regarder M. de Villemessant à l'œuvre et de savoir de quoi il était capable. Je l'ai jugé comme écrivain, parce que c'est l'écrivain qui nous attaque, parce que c'est l'écrivain qui doit être apprécié par la justice de notre pays.

Est-il vrai, oui ou non, et quels que soient à cet égard les détours habiles dans lesquels son honorable avocat s'enveloppe, est-il vrai, oui ou non, que son journal vive de personnalités, qu'il pousse l'art de l'insinuation jusqu'aux extrémités dernières, que souvent il le pousse jusqu'à dévoiler de respectables intimités? J'ai dit, messieurs, qu'il s'attaquait aux faibles, et je le maintiens, car si j'ai encouru les colères du Figaro, c'est parce que je l'ai fait condamner pour avoir diffamé une femme. Et la semaine prochaine, il est encore appelé en police correctionnelle pour avoir, par les allusions les plus honteuses, cherché à jeter le venin'sur une personne du sexe, que sa qualité seule aurait du placer à l'abri de ses coups.

Si je voulais, messieurs, multiplier ces exemples, rien ne me serait plus facile, et par là je légitimerais le jugement que j'ai été en droit de porter et dans lequel je persévère. Oui, je m'afflige, au nom de la dignité des lettres, que de semblables entreprises soient possibles et qu'elles aient du succès. Il est bon que ceux qui s'y livrent soient connus, afin qu'ils soient jugés, et le jour où leur parole est placée dans la balance de la justice, il faut qu'on sache ce qu'elle y peut peser, en mesurant sa valeur morale.

C'est là, messieurs, ce que j'ai dit, et je n'ai pas franchi cette limite. Encore une fois, j'ai emprunté aux condamnations judiciaires prononcées contre le Figaro le texte même du jugement que je me suis cru en droit de porter contre lui, et j'ai dit que l'attitude qu'il prenait dans ce procès était conforme à toutes ses habitudes, à tous ses précédents, et qu'elle n'était pas'de nature à déterminer la confiance de la justice.

D'autant plus, messieurs, qu'ainsi que je prenais la liberté de le faire observer tout à l'heure, la question qui s'agite entre M. de Villemessant et M. de Noé est, pour ainsi dire, toute personnelle. Si on l'élève dans les régions pures de la vérité, on n'aperçoit plus que les deux contestants placés l'un vis-à-vis de l'autre, et alors on comprend quelle peut être la nécessité de comparer les deux paroles qui s'échangent. Mais quand il s'agit de résoudre pratiquement les difficultés qui les divisent, les règles d'application sont, grâce à Dieu, plus positives et plus simples, et je vous demande la permission de vous les rappeler d'un mot pour que la question, nettement posée, puisse être clairement résolue.

Mes adversaires ont sans cesse répété que M. de Noé ne faisait contre M. de Villemessant aucune espèce de preuve, et que par conséquent il devait succomber dans son action.

Je n'accepte pas, messieurs, une pareille défense; elle est diamétralement contraire aux principes qui nous gouvernent. M. de Noé n'a rien à prouver, c'est à M. de Villemessant qu'il appartient d'apporter ses preuves, et c'est sur la nature de ces preuves que le débat doit s'engager. En effet, le point de départ n'est pas un article publié dans le Figaro. Cet article lui appartient. Avant la révélation du procès, il est incontestable qu'il ne pouvait en décliner la responsabilité; depuis cette révélation, il le peut moins encore. M. de Villemessant a été dans la nécessité de reconnaître que cet article avait été dicté par lui à son secrétaire, M. de Bragelonne; je n'avais pas besoin de cet aveu. Du 19 octobre jusqu'au 24 novembre, cet article est demeuré dans les colonnes du Figaro, signé par M. de Villemessant, sans réclamation de la part de qui que ce soit, sans rétractation du rédacteur en chef. Il est donc certain que moralement comme légalement, cet article est son œuvre, qu'il doit lui être imputé, qu'il doit en accepter sans réserve la responsabilité. Un jour est arrivé où cette responsabilité lui a paru gênante et dangereuse. Alors il a cherché à s'en dégager sur autrui. Il a dit que M. de Noé lui avait apporté cet article, plus tard qu'il l'avait inspiré, et, comme preuve de ce qu'il avançait, il a cherché à établir que M. de Noé en avait corrigé l'épreuve.

Prenez garde, messieurs, et si je ne me trompe, là est le nœud du procès. Au moment où M. de Villemessant s'engage dans une pareille voie, il prend l'obligation de prouver ce qu'il avance; s'il ne le prouve pas, le fait légal et moral dont j'ai posé tout à l'heure les bases incontestables demeure, à savoir qu'il est seul rédacteur de l'article en question et que, seul, il en doit accepter la responsabilité.

C'est donc à M. de Villemessant qu'il appartient de faire cette preuve, contraire à la vraisemblance des choses, contraire à la situation légale, que cet article ne lui appartient pas, qu'il a été inspiré, qu'il est l'œuvre au moins morale de M. de Noé qui aurait participé à sa rédaction.

M. de Noé, en présence de cette preuve, que M. de Villemessant prétend bruyamment avoir faite, proteste contre une semblable assertion; il y oppose la sienne, et en même temps il critique les éléments de preuves qui sont fournis par M. de Villemessant, et il s'efforce de les détruire.

Que résultera-t-il de ce débat? Il peut y avoir, messieurs, trois solutions morales qui se présentent et l'indiquent à l'avance. Ou bien il sera démontré que M. de Villemessant en impose, et si cela est

prouvé, il est évident qu'il doit perdre son procès. Ou bien il sera établi, et c'est l'hypothèse complétement opposée, que M. de Noé est un imposteur, et alors il est évident que M. de Viilemessant doit gagner son procès. Mais je suppose, et c'est la troisième hypothèse, qu'une obscurité plane sur les détails qui ont été présentés par l'un et l'autre des combattants, que résultera-t-il de ce doute? la justification de M. de Villemessant? En aucune manière : le doute profitera à M. de Noé, car encore une fois, ce qu'il y a de certain et de légal au procès, c'est que M. de Villemessant a fait l'article du 19 octobre 1862, qu'il l'a inséré dans son journal, qu'il en a accepté la responsabilité; c'est à lui qu'il appartient de prouver que cette responsabilité peut être rejetée sur autrui. Si sa preuve n'est pas complète, si elle n'est pas suffisante, la première vérité reprend son empire, et en conséquence il demeure établi que témérairement, sans aucune espèce de preuve, sans indice suffisant, M. de Villemessant, pour se tirer d'une situation difficile, a imputé à M. de Noé des faits qu'il n'a pas établis, et alors, messieurs, l'action de M. de Noé se trouve justifiée.

Je ne crois pas, messieurs, qu'il soit possible de répondre quoi que ce soit de raisonnable à cette argumentation. Je devais vous la présenter tout d'abord pour vous mettre en garde contre l'erreur de l'adversaire, qui, entrainé par les nécessités de sa cause, par la vraisemblance de la situation d'un demandeur condamné à prouver, disait à M. de Noé : C'est à vous qu'il appartient d'établir que M. de Villemessant en impose; si vous ne faites pas cette preuve, M. de Villemessant doit sortir vengé de cette enceinte.

Je vous arrête; M. de Noé est ici véritablement le défendeur; il se plaint au civil d'une diffamation; il a voulu laisser à son adversaire toute espèce de latitude; il aurait pu l'appeler devant la juridiction correctionnelle, et là M. de Villemessant eût été frappé sans que des témoins cussent été entendus. M. de Noé a élargi la juridiction; il a voulu que toute espèce de justification appartint à son adversaire; il l'a déclaré : c'est la vérité qu'il me faut, la vérité seule peut me venger. Les adversaires sont en face l'un de l'autre, c'est à M. de Villemessant à produire cette preuve, et encore une fois, si la preuve est convaincue de fausseté, si elle est insuffisante, dans l'un et l'autre cas M. de Villemessant doit succomber.

Ajouterai-je, pour fortifier une argumentation de cette nature, que s'il en était autrement, l'honneur des citoyens, la paix des familles, ce que nous avons de plus cher et de plus précieux, serait livré à l'audace d'un journaliste; et lorsqu'il lui plairait, comme dans la cause, de lancer contre un citoyen une calomnie, par cela seul que sa preuve serait à peu près faite et qu'il aurait réuni, parmi ses

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