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de vertu, et qui ne craindraient pas de briser l'idéale communication qui relie la créature à son divin créateur!

Mais malheur aussi aux sociétés qui prétendraient éteindre le flambeau de la philosophie et de la raison pour se livrer en aveugles à la domination sacerdotale! Au lieu de cette distinction salutaire entre la loi civile et la conscience, elles aboutiraient à l'absorption de l'individualité, et se condamneraient volontairement à la plus dure, à la plus humiliante des servitudes. Pour elles, la morale disparaitrait devant la règle, le sens commun devant l'autorité. On leur imposerait ce dogme impie que le prêtre peut tout, et que là où il a mis son sceau, il n'y a plus de place que pour l'obéissance.

Ce sont ces maximes qu'on voudrait vous faire consacrer. On veut abaisser votre pouvoir auguste devant cette dangereuse usurpation. Je suis sans crainte. Je connais votre indépendance et votre fermeté, et je sens que la généreuse révolte de mon âme libre et fière trouve l'écho des vôtres.

Non, non, vous ne verrez pas un engagement sacré dans cette odieuse et ridicule surprise du 31 octobre, et vous ne donnerez pas la sanction de votre souveraineté à cette conspiration sacerdotale, dont le point d'appui est la frauduleuse machination d'un prêtre interdit avec deux femmes suspectes pour enlever à ses parents un malheureux insensé.

Et à ceux qui oseraient vous reprocher cet acte de haute raison et de légalité, à ceux qui vous parleraient de la religion offensée, vous montrerez, lumineux à travers les âges et tracé par la main de Dieu lui-même, ce précepte sacré : « Tes père et mère honoreras. » Votre arrêt en sera la consécration, et en même temps la consolidation de la puissance civile, cette conquête de nos glorieux pères que nous ne laisserons pas, comme des fils dégénérés, avilir dans nos mains. (Vifs applaudissements dans tout l'auditoire.)

La cour, par son arrêt confirmatif, rendu le 17 août 1864, déclare les époux B... père et mère non recevables à attaquer, comme contracté sans le consentement libre de leur fils, le mariage de celui-ci, puisqu'il ne l'attaque pas lui-même, et qu'il ne pourrait pas se plaindre de contrainte, après une cohabitation continuée pendant plus de six mois. Elle déclare, en outre, que ce mariage a été célébré à Rome dans les formes usitées dans le pays; que l'article 170, n'ayant pas expressément, en cas de contravention à son texte, prononcé la nullité du mariage, laisse par cela même aux juges le droit d'apprécier les circonstances et de décider selon qu'il y aura eu bonne foi des contractants ou intention de faire fraude à la loi française et à l'autorité paternelle; que les époux B... père et mère étaient parfaitement informés du projet de leur fils bien avant l'accomplissement du mariage, et qu'après examen des médecins, Jules P... a été reconnu capable de contracter mariage.

TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE LA SEINE

PRÉSIDENCE DE M. DOBIGNIE

AUDIENCE DU 5 AOUT 1864

PROCÈS DES TREIZE.

Le 13 mars 1864, huit jours avant l'ouverture du scrutin pour l'élection de deux députés dans la première et la cinquième circonscription de la Seine, une réunion électorale tenue chez M. Garnier-Pagès, et à laquelle assistaient M. Carnot, candidat, et plusieurs députés au Corps législatif, est dissoute par la police et suivie d'une perquisition chez M. Dréo, gendre de M. Garnier-Pagès, et, trois mois après, chez un grand nombre d'autres citoyens de Paris et de quelques villes des départements.

Le 21 juillet 1864, M. le procureur impérial près le tribunal de première instance de la Seine requiert contre M. Garnier-Pagès et douze autres personnes, sous l'inculpation d'avoir fait partie d'une association non autorisée et composée de plus de vingt personnes. Les treize citoyens prévenus sont renvoyés en police correctionnelle du tribunal de la Seine, le 5 août 1864.

Après l'interrogatoire des prévenus et le réquisitoire de M. l'avocat impérial Malher, Me Jules Favre, défenseur de M. Garnier-Pagès, s'exprime

en ces termes :

MESSIEURS,

En me levant pour répondre au réquisitoire que M. l'avocat général vous a fait entendre dans l'audience d'hier, il m'est difficile de me défendre d'un sentiment de profonde tristesse. Je me demande où nous sommes et où nous allons; et quand je mesure du regard la carrière qui a été parcourue par notre pays depuis soixante années, quand je considère les sacrifices qu'il a faits, les efforts d'intelligence qu'il a déployés, toutes les larmes, tout le sang qu'il a versés, je me demande si la théorie du progrès n'est pas une amère dérision, et si les peuples ne sont pas condamnés à tourner éternellement dans le cercle vicieux de leurs erreurs, de leurs fautes et de leurs malheurs. Quoi! messieurs, ce qui depuis de longues années est considéré comme l'essence même du droit primordial sur lequel repose la

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société moderne, ce qui est consacré par la législation, par la pratique, par les mœurs, par la nécessité même des choses, tout cela, subitement et sans explication possible, devient le prétexte d'un délit, et voici que les hommes les plus honorables, les plus justement estimés, des hommes qui sont revêtus du caractère sacré de mandataires du peuple, sont amenés aujourd'hui à la barre d'un tribunal de répression, qu'ils sont signalés comme des violateurs de la loi, et qu'ils sont menacés dans leur liberté et dans leur fortune!

Et comme si ce n'était point assez de ce sacrifice officiel que la rigueur du ministère public propose à la conscience nationale, il faut encore ajouter à ces hommes, et par présomption, tous ces suspects qui forment autour d'eux comme un immense cortége innomé, nécessaire pour compléter le chiffre légal sans lequel la prévention n'est qu'une dérision, et qui viennent à votre audience, représentés par nous et croyant être la véritable conscience du pays, protester contre ce qu'ils considèrent comme une violation évidente de la loi. Tel est le spectacle, messieurs, qui nous est offert; et, j'ai le droit de le dire, ce spectacle serait de nature à contrister singulièrement ceux qui ont quelque foi dans le progrès de la liberté, s'ils étaient disposés à ouvrir leur cœur à des sentiments de découragement, et s'il n'avaient la conviction profonde que ce ne sont que des défaillances et des épreuves passagères que le pays ne subira pas toujours.

Au surplus, ce sentiment de profonde tristesse, je l'éprouverais encore si j'étais l'ami de ce pouvoir que je n'ai pas le droit de conseiller, comme le disait très-bien hier, à l'audience, M. le président, mais que j'ai le droit et le devoir de contrôler, de critiquer et de condamner. C'est un droit, c'est un devoir auquel je ne faillirai pas, et je l'accomplirai toujours dans la mesure de mes forces... Si j'étais, dis-je, l'ami de ce pouvoir, je ne pourrais me soustraire au même sentiment de tristesse, car je me demande ce qu'il peut gagner à de semblables luttes. Il est investi d'une force immense; jamais, depuis de longues années, il ne se rencontra pouvoir qui put en user si librement. Il voit s'abaisser devant lui toutes les résistances, il dispose de la pensée publique : lui seul peut l'inspirer; et au moyen d'un système ingénieux qui met à la fois dans ses mains et la propriété et l'intelligence, il est le seul qui, à vrai dire, ait le droit de parler au pays. S'agit-il d'une élection, il en décide à son gré tout son temps lui appartient, il peut choisir son heure comme il lui plait, il a autour de lui une légion de fonctionnaires dévoués qui concourent tous à la mème œuvre. Il désigne à l'avance ses candidats; il a, pour les faire réussir, tous les prestiges de la puissance publique, et la pression nécessaire que cette puissance exerce autour d'elle.

Eh bien! messieurs, tout cela ne lui suffit pas, et voici que la

simple notion du droit primordial des électeurs, la faculté de se concerter, de composer des réunions qui ont toujours été considérées comme l'exercice naturel du droit électoral, lui paraît une condition de gouvernement impossible. Il vient donc demander, par une exception qui ne s'est jamais rencontrée, une application nouvelle d'une loi qui existe depuis trente ans et qui n'a jamais été entendue comme on vous propose de l'entendre aujourd'hui.

Messieurs, encore une fois, si j'étais l'ami de ce pouvoir, je ne me réjouirais pas de lui voir faire, devant l'Europe entière, un pareil acte d'humilité, et je me demanderais comment il peut conserver dans le pays l'influence morale qui lui est nécessaire pour le gouverner, quand il est dans la nécessité de s'armer en guerre, au milieu de la paix la plus profonde, contre ce qui a toujours été regardé comme un droit auquel personne ne pouvait toucher.

Et comment d'ailleurs, messieurs, a-t-on procédé? Quels ont été les moyens d'investigation employés contre les prévenus qui sont à la barre? On les accuse d'avoir organisé une association non autorisée, et, s'il faut en croire ce que nous avons entendu, ce qui est tombé du plus haut, de la parole du ministère public, ce serait une sorte d'usurpation ambitieuse et téméraire qui se serait glissée jusqu'à leurs cœurs égarés et qui les aurait poussés à établir un État dans l'État, et à chercher, au moyen d'un gouvernement occulte, à faire échec à la puissance du jour.

Mais s'il en est ainsi, messieurs, leurs actes sont publics, patents. Ils se sont révélés par les moyens les plus ouverts: c'est par des circulaires, par des articles de journaux; c'est en prenant pour ainsi dire le pays à témoin de leurs actes, qu'ils auraient violé la loi pénale. Eh bien! messieurs, quand on a de la sorte la main pleine de preuves, on descend dans leurs domiciles privés, on fait irruption dans leurs familles; rien n'est sacré pour les investigations de la justice: les correspondances intimes, les lettres de la mère à la fille, de la fille à la mère, tout cela sera l'objet d'une recherche curieuse; les lois de l'amitié, de la pudeur, rien n'arrêtera les nécessités impérieuses et inflexibles de cette puissance qui veut, avant tout, arriver à son but et se donner le facile, mais stérile plaisir de l'étalage des sentiments intimes d'hommes qui n'ont rien à redouter, qui vous livrent le secret de leurs cœurs comme la publicité de leurs actes, et qui, du haut de leurs consciences, défient leurs ennemis, sachant très-bien qu'ils sont les plus forts.

Ces moyens sont-ils donc ordonnés par la loi? Est-ce une nécessité de la cause? Ah! s'il en était ainsi, nous serions téméraires, nous qui avons l'honneur, sous la sauvegarde de votre indépendance, de participer à la sainte action de la justice, de dire quoi que ce soit qui pût

affaiblir l'autorité des lois. Mais, je vous le demande, messieurs, ne serait-ce pas par une altération indigne des mœurs publiques? Ne serait-ce pas par un abaissement de l'esprit national, dont nous aurions tous à rougir, que de semblables pratiques pourraient être considérées comme nécessaires pour protéger la société? Quoi! ce qui offense toutes les consciences honnêtes, ce qui a produit dans le pays, malgré son assoupissement, une émotion bien légitime, ce serait la pratique journalière et l'exercice naturel d'un droit qui a été attribué à la justice pour la protection des intérêts qui lui sont confiés?... Non! non! messieurs, le Code d'instruction criminelle ne saurait autoriser de pareils abus! Je ne disconviens pas qu'il ne donne le droit d'investigation au magistrat, mais celui-ci doit en user avec une grande modération. Oui, le Code d'instruction criminelle lui donne le droit d'investir la maison d'un citoyen, d'y pénétrer, d'y faire des recherches, mais alors seulement que ces recherches sont indispensables à la découverte des preuves d'un crime, alors que la société est, je ne dirai pas ébranlée dans ses fondements, assurément je n'en exige pas autant, mais quand elle est inquiète, alarmée, quand il s'agit de faire justice d'un malfaiteur. Alors on s'introduit dans le sanctuaire domestique pour y chercher une preuve; quand on la trouve, on s'en empare, on la soumet aux juges. Et encore faut-il que ce soit une preuve, encore faut-il qu'on rencontre dans ces perquisitions ce qui doit servir à établir la conviction du juge. Mais faire admettre en principe que nos maisons peuvent être fouillées, que nos papiers peuvent être mis en liasses sans examen, qu'on peut dévaliser nos demeures, emporter ce que nous avons de plus secret, pour livrer tout cela, d'abord à un commissaire de police, ensuite à un juge d'instruction, cela n'est pas tolérable, cela n'existe pas dans la loi. Autrement, il faut dire que la France est la dernière des nations, et qu'après lui avoir enlevé la liberté de penser, on lui a également enlevé la liberté d'écrire, sous le voile de l'amitié, toutes ces choses secrètes qui sont l'épanchement du cœur entre personnes liées par la plus étroite intimité! Pour mon compte, si cette jurisprudence pouvait prévaloir, je n'oserais plus confier à qui que ce soit ces secrets inviolables dont je ne dois compte qu'à ceux que j'aime; et je les renfermerais au plus profond de moi-même, car je ne voudrais pour rien au monde que l'on pût, un jour, dévoiler ce qui était sorti de mon âme pour aller à une âme aimée, et le profaner en le divulguant aux yeux de tous.

Messieurs, cette interprétation de la loi, vous avez entendu comment elle a été repoussée par les protestations des citoyens qui sont à votre barre. Mais ne croyez pas que ce soit là un effet isolé des circonstances. Toutes les âmes généreuses, toutes les intelligences

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