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longer la défense, convaincus que nous sommes qu'après de telles paroles, après de telles démonstrations, après de telles vérités historiques, il n'y a pas un juge en France qui puisse prononcer une condamnation contre les hommes assis sur ces bancs.

M. LE PRÉSIDENT. MM. les autres défenseurs n'ont rien à ajouter? Tous les défenseurs se levant. M° Berryer a parlé au nom de nous tous.

Le tribunal, après avoir délibéré dans la chambre du conseil, appliquant aux prévenus les articles 291 et 292 du Code pénal, 1 et 2 de la loi du 10 avril 1834, condamne les Treize à 500 francs d'amende et aux dépens.

Tous les condamnés interjettent appel de ce jugement devant la cour impériale de Paris.

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Me Jules Favre réplique à M. le procureur général :

MESSIEURS,

J'aurais voulu, à cette heure décisive qui précède de si peu vos délibérations, que l'un des éminents jurisconsultes qui m'ont précédé dans cette carrière vint, avec l'autorité particulière qui ressort de son caractère et de son talent, résumer ce débat si complet auquel vous avez apporté une attention si bienveillante et si soutenue. N'étant pas préparé à le faire, et désirant me tenir complétement à l'écart, je suis pris à l'improviste et ne cède qu'à la volonté de mes honorables amis, que la fatigue seule empêche de continuer leur devoir.

Aussi bien, messieurs, la tâche qui m'est imposée m'est-elle devenue facile, et je serais coupable d'une témérité que vous ne me pardonneriez pas, si je voulais rentrer dans un débat sur lequel leur parole a jeté une si vive lumière. Si je me lève, c'est moins, messieurs, pour éclairer vos consciences que pour remplir un dernier devoir et pour dire, comme jurisconsulte et comme homme politique, ce que je pense de ce procès. Ne croyez pas, messieurs, que les paroles qui tombent ainsi formulées de mes lèvres puissent être inspirées par un misérable orgueil: jamais je n'ai mieux senti et ma faiblesse et le besoin que j'aurais de m'en dépouiller.

Cette solennité, qui nous captive tous, emprunte sa grandeur, non pas seulement, messieurs, au talent de l'accusation et de la défense, mais encore et surtout au péril social que nous apercevons tous et dont tous nous sommes touchés à des points de vue divers.

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M. le procureur général, remplissant ce qu'il croit être son devoir, vous dénonce des faits qui, à ses yeux, pourraient jeter dans cette grande société, à l'ordre de laquelle il est préposé, un trouble que sa charge lui impose l'obligation de prévenir.

Quant à nous, messieurs, avocats, citoyens, nous lui dénonçons, nous dénonçons à la cour, nous dénonçons à l'opinion publique, qui est notre juge suprême, l'erreur dans laquelle M. le procureur général tombe involontairement et le précipice qu'il côtoie sous prétexte de salut.

Voilà, messieurs, n'en doutez pas, ce qui fait l'intérêt particulier de ce débat. S'il était cantonné dans l'interprétation d'un article du Code pénal, quelle que fût d'ailleurs l'illustration des prévenus, il est incontestable que l'attention publique ne s'y attacherait pas avec cette persévérance, et peut-être, je ne suis pas téméraire de le dire, messieurs, quels que soient vos égards pour la défense, vous n'en auriez pas autorisé un semblable développement. Mais tous, je le répète, nous sommes loyalement sous l'empire de la même préoccupation, et c'est cette préoccupation que je vous demande la permission, dans la mesure de mes forces, de préciser en quelques courtes observations, me dégageant ainsi, si cela m'est possible, et des personnalités qui ne peuvent plus trouver place dans ce débat, et des allusions qui peut-être auraient dû y rester complétement étrangères. Les uns et les autres, nous défendons ici ce que nous croyons être le droit : c'est à vous, messieurs, de prononcer de quel côté se trouvent la vérité et la raison.'

Je l'ai dit, ce qui me touche particulièrement dans ce débat, c'est la nature du droit compromis, et ce sont les conséquences inévitables de cette compromission. Nous nous sommes demandé, tant en première instance que devant la cour, comment la loi pénale, dont on voulait faire l'application aux prévenus, devait être interprétée; mais en même temps, messieurs, et pour que notre esprit ne s'égarât pas dans cette interprétation qui nous parait facile, nous recherchions quelle devait être la portée de cette loi pénale, comparée, bien entendu, aux institutions politiques que, suivant nous, elle fausse et mutile. Et dès lors, si je ne me trompe, notre premier soin, avant de savoir ce qui nous est défendu, avant d'interroger ces textes restrictifs dans lesquels M. le procureur général va chercher les raisons de ses sévérités, ce doit être de savoir où nous en sommes, de savoir ce qui nous reste de liberté disputée après tant de sacrifices, de déceptions et de douleurs, ce que nous avons à maintenir d'une main ferme et courageuse dans le cercle de la constitution et des lois, dont nous n'entendons par sortir.

Ah! messsieurs, si nous étions à l'aise comme des philosophes et

des publicistes, si nous pouvions, d'une main calme et inoffensive, tracer à la société humaine les destinées qui doivent être le plus favorables à son développement, nous descendrions au fond de notre cœur, nous chercherions, en levant les yeux au ciel, le titre de notre céleste origine, et ce serait dans cette ineffable relation que se trouveraient les fondements de la constitution politique à laquelle notre raison s'arrêterait. Et alors, messieurs, tout ce qui serait légitime dans le développement intellectuel et moral de la créature humaine, tout ce qui ne blesserait pas le droit d'autrui, tout ce qui favoriserait l'esprit d'égalité, l'amour du prochain, la force dans l'individualité et dans l'action commune, tout cela deviendrait la raison des lois que nous aurions à décréter.

Mais nous n'en sommes pas là! Nous avons à porter le poids des fautes de nos pères et de celles que nous avons commises nousmêmes; il nous est impossible de nous dégager de ce passé qui nous enserre et nous étreint, sans parler des violations éclatantes du droit que le succès a encouragées pour corrompre et perdre l'esprit public..... Il faut donc compter avec toutes ces choses, il faut n'en négliger aucune pour être juste et ne pas encourir le reproche de théoricien voulant entrainer la société à des abîmes, en pensant qu'on peut lui procurer les améliorations qu'elle n'acceptera jamais.

Ceci étant entendu, quand j'examine ce que nous sommes, quel est l'état de la société française à l'heure où je parle, je le trouve très-exactement résumé dans le préambule de la constitution de 1852. Nous sommes les fils des hommes de 1789! Cette date immortelle est le point de départ de l'esprit nouveau qui a pris possession du monde, et qui désormais conservera son empire sur les générations futures, quels que soient d'ailleurs les échecs partiels que des événements essentiellement contingents peuvent lui faire subir.

Ne craignez pas, messieurs, que, en me plaçant à ce point de vue, je m'égare et que je reste trop longtemps en dehors des faits mêmes et des droits que je dois examiner devant vous. Si, en effet, on a pu impressionner cette société, si on a pu l'entraîner, si on ne peut lui commander qu'en lui montrant d'une main le drapeau tricolore, et de l'autre la révolution pacifique et glorieuse des idées par l'émancipation individuelle, il faut, à moins qu'on ne rencontre dans les textes une raison de décision contraire, que l'interprétation légale suive ce mouvement. Quand elle s'en écartera, elle nuira, soyez-en sûrs, aux intérêts généraux; elle sera dans cette société une cause de trouble profond; quand, au contraire, elle y sera conforme, elle assurera à cette nation la paix, l'ordre, le développement dont elle a tant besoin.

La constitution de 1789, à laquelle le législateur de 1852 a fait un

appel positif, non pas platonique, mais pratique, qu'il a inscrite en tête de son œuvre, la constitution de 1789 a consacré, à l'encontre des passions du droit divin, qui auparavant régissait le monde, le pouvoir consenti, et c'est avec raison que mon illustre confrère, Me Dufaure, vous disait que nous étions de toutes parts pénétrés de cet esprit nouveau, et qu'il n'avait qu'à interroger le plus humble des faits de sa profession pour rencontrer le vivant témoignage que le prince qui est à la tête de la France, s'il tient sa couronne de Dieu, la tient aussi de la volonté nationale; c'est là son double titre. Que le premier remonte aux plus hautes origines, qu'il satisfasse à ce qu'il y a d'idéal et de mystique dans la conscience humaine, c'est incontestable; mais quant au second, c'est le seul que je reconnaisse comme étant véritablement politique et pouvant tomber dans la discussion.

Eh bien, ce qu'il importe au repos de cette société, c'est que vous ne donniez pas, par un zèle mal entendu, par une interprétation vicieuse de la loi, un démenti éclatant à cette déclaration; que vous ne nous ameniez pas à dire qu'elle est un leurre, une supercherie; qu'en déclarant qu'on procède de la volonté nationale, on s'arrange pour la fausser, et que, sur le lit de Procuste où on la couche, on ne lui laisse que les bras qui peuvent servir à ceux qui prétendent lui commander en maîtres.

Voilà le danger que nous voudrions éviter, non pas seulement à raison des conséquences que ce danger peut produire pour les personnes dont je viens de parler, mais parce que les principes mêmes sur lesquels repose, je ne dirai pas seulement la société française, mais la société européenne dans sa presque totalité, y sont fatalement intéressés.

J'ai dit, messieurs, que de la constitution de 1789 procédait non-seulement le pouvoir consenti, et je le montre dans son exercice le plus élevé, puisque c'est le pouvoir suprême; mais, on a eu raison de vous le dire, à côté du pouvoir suprême se rencontrent ceux qui contrôlent, qui conseillent, qui contiennent.

Vous les avez décrétés, vous voulez probablement les respecter, et, pour les respecter, nous vous demandons de les laisser naître, de ne pas les étouffer à leur berceau, de ne pas, sous prétexte d'un patronage qu'ils désavouent, placer, au lieu de la conscience publique, l'expression de votre autorité souveraine, de laisser nommer les députés par les électeurs au lieu de les faire choisir par vos préfets. Il est incontestable que si la racine de la puissance souveraine plonge encore dans la volonté nationale; que si, à côté de cette autorité suprême, il y a un pouvoir contrôleur, un pouvoir qui conseille, un pouvoir qui contient, un pouvoir qui a pour mission d'empêcher les

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