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s'aveugler par une fausse tendresse sur la destinée de leurs enfants. Nous les mettons au monde pour les adorer, pour nous dévouer à eux, pour n'avoir d'autre préoccupation, d'autre pensée que leur bien-être et leur avenir, mais pour les abandonner un jour et les livrer, quand leurs ailes sont poussées, au vol qui doit les emporter loin de nous. Avoir une prétention contraire, mettre sur une existence qui se développe et se complète une main jalouse, tâcher de retenir sa fille quand on appelle un honnête homme son fils, c'est une grande erreur; je ne veux rien dire de plus. Je me sens plein de faiblesse vis-à-vis de toutes les exagérations de l'amour que peut inspirer une fille, mais je vois si bien, par les enseignements de la cause actuelle, les dangers qui peuvent en résulter, qu'il m'est impossible de ne les pas signaler.

Je suis dans la vérité, quand je dis que là était le côté périlleux de la situation. En entrant dans la famille de T..., il fallait faire complète abnégation de sa virilité, il fallait devenir un petit enfant, s'abaisser sous le niveau de l'autorité commune, ployer le genou devant ce chef de famille qui n'imposait son autorité que par l'affection. A Dieu ne plaise que je veuille ici le convertir en une sorte de tyran du moyen âge qui, derrière ses créneaux de N..., aurait renouvelé les scènes les plus barbares: rien de semblable ne se passait.

Mais est-ce qu'il n'existe pas une tyrannie qui, pour être douce, n'est pas moins une tyrannie? Est-ce que la solitude des soins empressés ou de la jalousie, pour être enrubannée, musquée, parée, entourée de toutes sortes de prestiges et d'auréoles, n'en est pas moins la solitude? Est-ce qu'un cœur fier et aimant peut longtemps accepter cela?

Est-ce que ce partage continuel d'une femme qu'on a voulue pour soi seul, qu'on voit constamment disputée à son ambitieuse ardeur par le père et par la mère qu'elle préfère, est-ce que ce n'est pas là un supplice? Est-ce que ce supplice n'amène pas dans une âme disposée à aimer, des tourments dont tout à l'heure nous allons voir la vague expression se produire par quelques-unes des lettres de M. de Saint-M..., que mon honorable adversaire aurait bien pu comprendre s'il l'avait voulu? car il a toutes les intelligences, celle de l'esprit, celle du cœur, et s'il ne les a pas comprises, c'est que d'une main complaisante il s'est fermé les yeux.

Rien de plus simple. Dans cette famille de T..., où M. de Saint-M... entrait conduit par l'amour, par la loi, par ia religion, tenant par la main cette femme adorable, un homme de trente ans, expérimenté, qui, ayant en un instant examiné le cercle dont il était entouré, aurait pris sa femme par la main et aurait dit à M. de T..., avec tout le respect que méritent son caractère et sa tendresse : « Dieu a dit

que la femme quitterait son père et sa mère pour suivre son époux; vous ne voulez pas aller contre la parole de Dicu; on ne la méprise jamais sans soulever contre soi de tristes tempètes. » M. de T... en fait aujourd'hui la triste expérience.

Ce n'est pas tout. Si M. de Saint-M... n'avait pas été aveuglé par l'amour, il se serait arrêté sur le seuil de cette maison entourée de tous les prestiges qui l'y appelaient, et il aurait compris que son bonheur y pouvait être compromis par la plus cruelle frivolité. Et, en effet, j'ai dit qu'à raison de l'éducation particulière que mademoiselle Mathilde de T... avait reçue, elle avait des idées, des traditions de famille, des habitudes, des appréciations, des jugements, une vie morale, en un mot, qui pouvait ne pas être en harmonie avec les habitudes, ies appréciations et les opinions d'un homme sérieux et libre. La preuve en existe. Il y avait dans cette maison, de la part de son chef, un culte fanatique pour les petitesses, un amour de minuties et de détails qui était de nature à effrayer un gendre moins aveuglé par l'amour que ne l'était M. de Saint-M... Voici une lettre qu'écrivait à mon client, avant le mariage, la personne qui avait servi d'intermédiaire, et dont il est inutile de dire le nom.

Me BERRYER fait un geste. Je le dirai, si on le veut.

M⚫ Jules FAVRE. On écrivait donc à M. de Saint-M... le 8 mai 1856, pour lui donner quelques conseils sur sa vie future, lorsqu'il entrerait dans la maison de M. de T...; ces conseils viennent d'un homme qui connaissait merveilleusement les habitudes et les délicatesses intimes de M. de T...; ils vont vous éclairer de la manière la plus précise sur le sort qui était réservé à ce jeune homme. On lui dit :

. MON CHER AMI,

Je vous avais répondu bien brièvement avant-hier, car j'avais peu de temps...

Puis on ajoute qu'on va lui donner des avis, mais que ces avis sont pour lui seul :

....Puisque vous m'avez accepté pour mentor, et que vous avez reçu avec bienveillance quelques observations de ma part, mon affection et mon désir de vous être utile, qui s'accroissent par la distance qui nous sépare, me décident à vous faire part de mes observations.

J'ai remarqué que les membres de la famille dans laquelle vous allez entrer prennent de leurs mains et de leurs ongles un soin spécial. Si donc vous voulez m'en croire, prenez des vôtres un soin tout particulier. Les mains comme les dents sont examinées avec soin par ces personnes de même que par les Parisiens, et puisque vous pouvez présenter les vôtres avantageusement, vous n'y manquerez pas... ›

Et dans une autre lettre du 16 mai 1856 :

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MON CHER AMI,

Puisque vous avez bien voulu me demander des avis, je vous donne celui-ci, qui est peut-être de trop, mais trop vaut mieux que trop peu à qui profite... Puisque vous écrivez à madame de T..., en lui écrivant prenez votre plume des dimanches, relisez avec soin votre lettre, afin qu'il ne vous échappe aucune faute d'attention, aucune inexactitude de langage, comme cela peut avoir lieu dans la conversation, car les conséquences seraient plus graves, votre lettre serait sans doute lue paf madame de T... à M... de T..., qui, ainsi que vous le savez, tient beaucoup à la forme."

Dans une troisième lettre du 5 juin 1856, ce sont toujours des conseils de la même nature et qui peignent, comme si nous y étions, la société dans laquelle M. de Saint-M... allait entrer :

....Notre public n'attache pas une grande importance à une mauvaise prononciation. Il en est autrement partout ailleurs...

Il est donc très-important de vous débarrasser de ces petites misères, sur lesquelles votre future a passé dans la persuasion que vous vous en dépouilleriez. Si cette attente était trompée, elle en souffrirait beaucoup plus tard, je le crois, lorsqu'elle vous aimerait davantage. Une femme qui aime beaucoup son mari est fière des belles qualités qui le distinguent, et ses imperfections lui nuisent aux yeux du monde et la blessent... En attendant, étudiez la grammaire des grammaires...

Un docteur en droit qui a eu les premiers prix de dissertation française et latine, on le renvoie à la grammaire des grammaires! Et ce n'était pas une vaine menace plus d'une fois, le malheureux Francisque a été renvoyé de table, parce qu'il parlait mal. On lui a dit : « Vous ne connaissez pas les participes, vous êtes un mauvais écolier. "

a

On lui conseille donc très-sagement de former sa prononciation:

...Il y a certains mots que vous prononcez mal; par exemple, le mot monsieur, vous le prononcez comme s'il était m'sieur; il faut dire môsieur... Et votre chevelure, et vos ongles, et votre barbe...

Je vous promets que le temps que vous passerez à cela ne sera pas du temps perdu... »

Ces documents, messieurs, ont une extrême gravité. Ce ne sont pas des renseignements spontanés donnés par l'intermédiaire : non, il a causé avec madame, mademoiselle et M. de T...; il en a rapporté des impressions, il a craint que, plus tard, son protégé ne fût l'objet d'observations pénibles, que le cœur de sa femme ne s'éloignât parce que ses cheveux n'auraient pas été suffisamment peignés ou sa barbe suffisamment cultivée. « On attache à ces choses, dit-il, une importance dont vous ne pouvez pas vous douter, et plus vous passerez de temps à votre barbe, plus vous serez aimé. » Dans une autre lettre, il lui donne les mêmes conseils, l'engage à réformer les petites défec

tuosités qui sont en lui sous le rapport de l'extérieur, des manières, du soin de sa personne, de la pureté du langage, de la prononciation; « en un mot, dit-il, tout ce qui compose ce qu'on appelle l'usage du monde, toutes choses dont nous autres Bretons et Malouins faisons bon marché ». Il parle aussi d'un certain vernis qu'il lui serait agréable de voir imiter... »

Toutes ces précautions, tous ces avertissements charitables donnés par la personne qui avait présenté M. de Saint-M... à la famille de T..., n'étaient en réalité qu'un programme de toutes les exigences qui l'attendaient lorsqu'il serait une fois devenu le beau-fils de M. de T... Quant à lui, il n'a pas voulu y croire, il avait été frappé par les qualités, par les grâces de mademoiselle de T...; il brûlait de devenir son époux, et il dédaignait ces misères comme indignes de fixer un instant son attention. C'est ainsi qu'au lieu d'entrer dans cette famille sa personnalité en tête, passez-moi cette expression, il l'a mise dans le bagage amoureux derrière lequel il se présentait; il s'est fait aussi petit que possible, il voulait se faire chérir comme il chérissait luimême, et dès les premiers jours, on ne peut pas dire qu'il ne se soit pas laissé prendre au piége, car je suis bien sûr qu'on ne lui en tendait pas, mais au moins il a fait une abdication complète de sa virilité. Voilà la vérité et la seule explication du déplorable procès que vous avez à juger.

Si M. de Saint-M... avait reçu une autre éducation; si, au lieu d'être réfugié constamment dans ces hauteurs mystiques où le monde disparait, il s'était rapproché des hommes; s'il avait connu leurs faiblesses et leurs passions, il aurait compris qu'il y avait un grand péril à s'enchaîner à ce point et à baisser la tête sous le joug, bien qu'il fût couronné de fleurs. Il ne l'a pas fait; il est devenu l'époux de mademoiselle de T... et le fils de M. de T...

Tout à l'heure, mon adversaire mettait sous vos yeux une lettre de laquelle il faisait ressortir la tendresse de madame de T... la mère, et les soins affectueux de M. de T..., le beau-père, et en même temps il vous montrait M. de Saint-M... au milieu de toutes ces douceurs, cajolé, caressé, entouré de toutes les faveurs que les hommes peuvent ambitionner, et cependant, dès la fin de 1857, tourmenté de je ne sais quelle tristesse, de quelle inqualifiable mélancolie, quel mal secret qui le dévore et dont le Père Argant a reçu encore la confidence. Quel est donc, s'est écrié l'adversaire, cet homme indomptable et bizarre, ce caractère hautain et perplexe, qui, placé à la source de toutes les félicités, ne sait pas même s'en abreuver, qui détourne ses lèvres ingrates pour se jeter dans je ne sais quelle amertume et quelles douleurs imaginaires?

Messieurs, l'adversaire a mal apprécié, et qu'il me permette de lui

dire qu'il n'y avait pas, dans le milieu que M. de T... faisait à son gendre, place pour un homme. Le jour où cet homme voulait se révéler, il rencontrait immédiatement en face de lui M. de T..., qui lui barrait le passage, et l'affection despotique de madame de T..., qui l'empêchait de penser et de sentir autrement qu'elle ne pensait et ne sentait elle-même.

Telle a été, en effet, messieurs, l'existence de Francisque de Saint-M... Je vous ai montré ce jeune homme doué de qualités brillantes que l'étude avait développées, sentant en lui ce besoin d'activité et de force que possèdent toutes les créatures voulant non-seulement se faire aimer, mais être dignes de cet amour et jouer un rôle dans la société; que pouvait-il être quand on le condamnait aux éternelles et stériles douceurs de cette charmante claustration de N...?

Il avait été avocat à Rennes; il avait débuté avec un certain éclat, il avait prononcé des plaidoyers éloquents. Immédiatement après son mariage, il se fit inscrire au barreau de Napoléon-Vendée; il voulait y tenir sa place, et, revêtu de la robe que j'ai l'honneur de porter, il pensait qu'il n'y avait rien de plus honorable que de participer à l'honneur de vos travaux et d'être devant vous le ministre, l'interprète de la loi, dans la mesure de ses forces. M. de T... s'y refuse. Non, non, dit-il, ce serait déroger; et à quoi bon, d'ailleurs? Vous avez à N... toutes les jouissances de la vie, une bonne et aimable femme, une belle-mère qui vous adore, le luxe, les plaisirs, l'étude, si vous le voulez; qu'iriez-vous chercher au delà, et pourquoi voulezvous vous lancer ainsi dans les aventures d'une existence positive?

Le jeune homme se taisait et souffrait; mais il ne souffrait pas seulement de cette mutilation de sa propre nature, il souffrait encore par toutes les raisons que j'ai indiquées, il souffrait parce qu'il n'a jamais été le mari de sa femme; il souffrait parce que vis-à-vis d'elle il n'a jamais pu prendre, grâce à ce contact de l'autorité paternelle qui absorbait tout, le rang et la dignité qui lui appartenaient; il souffrait parce qu'il était chez M. de T... Que voulez-vous que je vous dise? c'est la vulgarité des choses, mais en même temps c'est l'intimité du cœur. Est-ce qu'il n'y a pas chez l'homme un besoin impérieux d'individualité? est-ce que le chez-soi n'est pas un penchant auquel il est impossible d'échapper quand on a du cœur? Est-ce qu'on n'est pas bien aise de rencontrer dans le logis, même le moins orné, la tendresse, l'affection, l'harmonie, la paix, et de pouvoir, seul avec sa femme, échanger un baiser que Dieu seul connait, sans qu'elle soit dans la nécessité d'en aller rendre compte à son père et à sa mère? Est-ce que cette éternelle servitude de la femme devenue notre épouse ne devient pas aussi une continuelle injure, une négation de votre autorité, un outrage à vos sentiments?

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