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n'y a donc rien de personnel, je le prie de le croire, dans mes paroles. Quelque honnêtes que nous soyons, nous pouvons tous être entraînés à négliger, dans une affaire où nous sommes en jeu, ce qui peut nous nuire et à rechercher ce qui peut nous servir.

Eh bien! ce que M. l'avocat impérial vient de dire ne nuit en rien à mon argumentation; je disais que M. Hayot n'avait donné sur ce point aucune affirmation; il procédait par induction tout simplement. Il était, en effet, impossible d'affirmer que ce paquet avait été remis chez lui par les soins de M. Acollas. Car tant de proclamations ont été envoyées à divers citoyens que celles-là pouvaient bien n'être pas envoyées par M. Acollas.

M. Acollas affirme que M. Hayot ayant pris cinq proclamations, il a brûlé les autres. Ce qui revient à dire qu'il ne s'en est pas servi. Et ici je rencontre la singulière affirmation de M. l'avocat impérial;

Il existe, dit-il, quatre-vingt-dix proclamations entre nos mains; donc M. Acollas les a fait distribuer. »

Cette affirmation est téméraire. Pour qu'elle fût véridique, il faudrait tout d'abord qu'on démontrât que toutes les proclamations qui ont pénétré dans Paris ont passé par le domicile de M. Acollas. Cette preuve, on ne l'a pas faite. Ce raisonnement n'est donc pas très-solide les prémisses ne sont pas établies, on ne peut en déduire de conséquences.

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Nous pourrions tous dire, les uns et les autres, que nous recevons bien souvent sous enveloppe des proclamations, des écrits séditieux que nous conservons si nous sommes des collectionneurs, que nous jetons au feu si nous sommes des hommes pressés; mais qui n'engagent en rien notre responsabilité. Ceux qui reçoivent ces documents sont naturellement les hommes les plus en vue par leur nom et leur influence; on a aussi des amis maladroits qui pensent toujours que le moment est venu de pousser au mouvement. Est-on responsable de la fougue de ces amis inconnus? Nullement.

Madame Acollas, dit-on, a pu les apporter de Belgique. Mais on n'en a pas fait la preuve. Moi aussi, j'en ai reçu, de ces proclamations, et elles me sont arrivées par la poste. A propos de proclamations, je me rappelle ce fait bizarre: Un de mes amis avait reçu des proclamations incendiaires; il me dit : Vous devez en avoir reçu aussi; je dis non, ne les ayant point vues; mais en rentrant chez moi et cherchant dans mes papiers, je les trouve en effet. Et maintenant encore je suis sûr que dans mes papiers, si l'on cherchait bien, M. l'avocat impérial pourrait faire un dossier terrible contre moi, et que je n'aurais plus qu'à aller passer ma vie en prison avec la plus grande résignation.

On ne peut donc attribuer à M. Acollas que ce qui est juridiquement prouvé.

Mais nous nous demandons si un fait aussi simple, qui ne peut avoir eu aucunes conséquences fàcheuses au moment où il se produisait, si vraiment un fait de cette nature peut être considéré comme une manœuvre tendant à troubler la paix publique. M. l'avocat impérial n'a pas cru que la chose pût être mise en question; cela l'a dispensé d'en faire la preuve. Et vraiment ce mot de manœuvres est si vague, que je comprends sa difficulté.

Manœuvres et intelligences à l'intérieur! Mais tout rentre là dedans; tout ce qu'on fait, tout ce qu'on dit, tout ce qu'on pense! Et si la justice voulait quitter ses traditions de devoir et d'indépendance, elle emprisonnerait tous les citoyens à la faveur de ce délit.

Vous savez, messieurs, à quelle occasion fut édictée la loi de 1858. Un douloureux attentat l'a provoquée, et alors, s'écartant des principes jusqu'alors appliqués, recherchant non plus dans le droit ni dans la justice, mais dans l'arsenal de la politique pour protéger des situations qu'on croyait menacées, on a inventé ce délit qui n'avait de précédents nulle part. Le président du conseil d'État a déclaré qu'il avait échappé jusque-là à la sagacité de nos pères. Il me semble que nos pères avaient des yeux assez exercés, et que ce qui leur échappait avait grande chance de ne point exister. C'est un délit imaginaire, qui jamais n'aurait dû trouver place dans notre Droit pénal.

C'est dans le Code pénal de 1791 qu'on avait trouvé ces mots de manœuvres et d'intelligences, mais ils s'appliquaient aux manœuvres et intelligences à l'extérieur, ils étaient faits contre les ennemis de la France. Et vraiment, ç'a été pour moi un moment de tristesse et d'humiliation le jour où la société française en a été réduite, en 1858, pour se défendre, à prendre un texte qui s'applique aux ennemis de la France et à l'appliquer à des Français ce sont des Français qu'on appelle les ennemis de la France!

Si je mettais sous vos yeux les discussions qui ont précédé la formation du Code pénal de 1791, vous verriez que même alors que ces expressions s'appliquaient aux ennemis de l'étranger, elles avaient ému les jurisconsultes qui discutaient ces lois.

Mais venons à la discussion de la loi de 1858.

Il faut définir les expressions de machinations (le mot manœuvres n'existait pas alors; il a été emprunté au Code civil), de machinations et d'intelligences, expressions vagues dont le sens est indéterminé, dont les limites sont arbitraires. Dans le sein même du conseil d'État, on voulait prendre des mots bien explicatifs, et quelqu'un proposa le mot de conspiration contre l'Etat. Des explications fournies par les auteurs de la loi au Corps législatif, il résulte que, dans l'esprit du

législateur, les expressions de manœuvres, machinations et intelligences ne sont qu'une spécification du crime juridique de conspiration qu'on veut pouvoir atteindre dans toutes ses manifestations. Voilà un langage clair et qui resserre le sens de ces expressions si vagues.

Machinations et intelligences veulent tout dire; mais afin que le juge ne s'égare pas, il doit être averti que cela ne peut s'appliquer qu'à un fait de conspiration; non à un délit de telle ou telle nature, mais à un fait.

Les explications du rapporteur de la loi de 1858 n'ont rien de contraire à ce commentaire. Dans le rapport fait par M. de Morny, je vois cette phrase, - on était laconique alors au Corps législatif : « Les articles qui vous sont présentés comblent une lacune de notre Code criminel. » J'ai peur qu'on n'ait voulu dire : « de notre Code politique! »

Ce qui est certain, c'est qu'il est impossible aux commissaires du gouvernement d'arriver à quelque chose de clair. Ils disent que ces expressions ont déjà été employées vis-à-vis de l'étranger, et ils terminent par cette déclaration : « Les tribunaux peuvent considérer comme coupables de manœuvres et d'intelligences à l'intérieur ceux qui auront conspiré, sous quelque forme que ce soit, contre la sûreté de l'État.

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Ces mots manœuvres et intelligences sont ainsi définis par les auteurs de la loi et la jurisprudence: « Une lettre saisie renfermant un blame, une attaque même contre le gouvernement ne caractérise pas les manœuvres. Ce qui caractérise les manœuvres, c'est l'habitude et le but coupable.

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Avez-vous l'habitude dans cette cause? Avez-vous le but coupable? Je vous ai montré que non. En rapprochant les dates, je vous ai montré que ces proclamations venaient après les événements qu'elles auraient pu avoir en vue. Et m'en référant à l'explication si sage et si juridique de M. Faustin Hélie, je vous ai dit avec lui Oui, si à côté des actes de conspiration que vous ne pouvez saisir, vous rencontrez des actes dont le but coupable soit facile à vérifier, dont l'habitude est connue, vous avez le délit de manœuvres.

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Mais dans le seul fait d'avoir eu des écrits séditieux, il n'y a pas là d'intelligences dans le sens de la loi. Il ne suffit pas que l'écrit ait eu pour caractère d'exciter à la haine et au mépris du gouvernement; il faut encore qu'il ait été distribué dans le but de troubler la paix publique.

La question ainsi réduite, dégagée de tout document étranger, posée devant des magistrats intègres et indépendants, ne peut faire aucune difficulté. Et j'aurais pu me contenter d'enfermer ma discussion dans le texte même de la loi. Entretenir des intelligences! Ne

voyez-vous pas là une série de faits concomitants tendant à un même but? Au contraire, quand il n'y a eu qu'un fait, un seul, comment pouvez-vous appliquer cette loi, loi qui a causé tant d'émotion dans le pays, tant d'émotion même parmi ceux qui l'ont votée!

Quoi! c'est cette loi que vous appliqueriez à M. Acollas! Plus la loi est rigoureuse, plus son texte contrarie les sentiments d'humanité qui dirigent toujours un tribunal, et plus il faut de preuves sérieuses pour que l'application de cette loi soit prononcée. Vous n'avez comme preuves que la déposition d'un dénonciateur, d'un coprévenu qui a rejeté toute la responsabilité sur les autres prévenus, afin de se sauver. M. Acollas n'a donc rien à redouter des sévères réquisitions de M. l'avocat impérial.

Si vous consultez son passé, vous trouverez un homme tout occupé de fortes études et de profonds travaux, qui jette sur l'avenir un regard animé par une foi sincère, mais qui désavoue de toutes ses forces l'appel à la violence qui ne peut être le fait que d'hommes égarés ou de provocateurs.

Si enfin vous détachez ce fantôme qui est derrière la scène et qu'on n'ose pas montrer, vous penserez comme moi qu'il n'y a aucun moyen de prononcer la condamnation qu'on vous demande.

Le tribunal condamne M. Acollas à un an de prison et 500 francs d'amende.

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TRIBUNAL CIVIL DE LA SEINE

PRÉSIDENCE DE M. BENOIT-CHAMPY

Expédition du Mexique.

AUDIENCE DU 1er AVRIL 1868

Demande en payement de prix de dépêches électriques et de dépenses faites pour le service du corps expéditionnaire. - M. Kieffer contre M. le ministre de la Guerre.

Me Jules Favre, avocat de M. Kieffer, s'exprime ainsi :

La demande que je viens soutenir devant le tribunal rencontre une exception d'incompétence fondée sur le caractère particulier de l'obligation contractée par l'État. J'espère faire disparaître l'obstacle qu'on nous oppose. Je dirai au tribunal combien la position de M. Kieffer est digne d'intérêt et quels services signalés il a rendus au gouvernement français et au corps expéditionnaire du Mexique. Ces services, il les a rendus avec un rare désintéressement, avec un courage qui bien des fois lui a fait risquer sa vie. M. Kieffer est resté toujours fidèle à son devoir, il l'a accompli jusqu'à la dernière heure, sur une terre où il n'y avait plus pour lui que des dangers. Qu'a-t-il recueilli? Il n'a recueilli que d'amers refus, je ne veux pas dire qu'il a rencontré l'ingratitude.

M. Kieffer est un ingénieur civil très-distingué, entré dans le service télégraphique en 1854, et qui s'est fait remarquer par son intelligence et son zèle. En 1860, il s'est retiré du service pour exploiter un brevet qu'il a obtenu pour une invention qui consiste à transmettre les dépêches dans des tubes au moyen de la pression de l'air.

Le Corps législatif a voté une somme de 250,000 francs mise à la disposition de cette invention, afin de relier les différents bureaux télégraphiques des grandes villes; ce système est actuellement exploité à Paris, à Londres, à Berlin.

En 1864, sur les recommandations pressantes de l'administration française, M. Kieffer est parti pour Mexico, pour y établir un service de lignes télégraphiques. Son désir était de servir son pays, autant qu'il le pouvait, dans la grande entreprise qui alors préoccupait si vivement l'opinion publique. Il s'est acquitté avec zèle et intelligence

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