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La cour de cassation a prononcé dans l'affaire Barthélemy avec une telle netteté, que je m'étonne pour ma part qu'elle n'ait pas été mieux comprise. De quoi est-il question dans l'affaire Barthélemy? D'une réunion qui avait voulu être privée, mais dans laquelle des éléments publics avaient été introduits.

Et voici comment l'arrêt de la cour de Paris confirme le jugement de première instance:

• Considérant qu'il résulte de l'instruction et des débats que le 7 mars a été tenue une réunion de trois à quatre cents personnes, ayant pour objet de préparer l'élection d'un candidat; que l'autorisation avait été obtenue du gouvernement;

. Considérant que la réunion du 7 mars avait un caractère essentiellement public, et ce caractère de publicité résulte du nombre des assistants, de la nature du local où ils étaient rassemblés ;

• Attendu qu'il est constant qu'un appel a été adressé au dehors, et que l'accès de l'atelier où se tenait la réunion était permis à tous pendant sa durée; que le commissaire et ses agents ont pu pénétrer dans l'assemblée sans rencontrer le moindre obstacle;

Attendu que la réunion a été publique, puisque le commissaire et l'officier de paix qui l'accompagnait ont pu y pénétrer librement et sans rencontrer d'obstacle, sans qu'on leur y ait fait la moindre question ou observation, etc. ›

Libre à tout individu de s'y introduire! voilà la publicité; elle n'est pas ailleurs.

Quand celui qui se présente à une porte la trouve fermée, et qu'il est dans la nécessité de satisfaire à une condition, il n'y a pas de publicité. Ici, c'est une question de bonne foi qui se dresse devant la cour.

M. le procureur général m'a reproché de n'avoir pas dans la personne et dans le témoignage des agents de police une confiance suffisante. J'ai répondu que dans une cause de cette nature, le commissaire de police défendait un intérêt qui était le sien.

J'ai parlé d'une faute, et je ne l'ai pas fait, M. le procureur général en est bien convaincu, pour éprouver la stérile satisfaction d'agiter des émotions suivant moi très-légitimes. Je l'ai fait pour accomplir mon devoir, car, lorsque dans une cité pareille de semblables malheurs sont arrivés, la justice ne peut demeurer inactive sans que la conscience publique en soit émue. (Mouvement.)

Mais ce que la cour retiendra, c'est qu'à côté de ces trois dépositions, contredites par le commissaire central lui-même, se place l'unanimité de tous les autres témoins. Le juge est appelé à choisir au milieu de ces contradictions; c'est là, j'en conviens, une œuvre sainte, difficile, lorsque l'intérêt de l'État, lorsque de grandes considérations s'agitent autour de l'arrêt qu'il doit rendre.

Son émotion est assurément bien profonde; aujourd'hui, permet

tez-moi de le dire, le temps n'est plus à ces préoccupations; tout est aplani autour de nous, et je ne crains pas d'être un prophète téméraire en affirmant que, malgré les résistances qu'il a rencontrées, le droit de réunion, intimement lié à la liberté et au progrès, ne rencontrera plus d'adversaire sérieux.

C'est à ceux qui en profitent à s'en montrer dignes. Au moins, ai-je la satisfaction de n'avoir rencontré dans la bouche d'aucun des soutiens de la prévention une seule parole qui puisse atteindre les honorables citoyens que je défends.

Ils ont été sages, calmes, modérés et fermes. Ils ont maintenu leurs droits jusqu'à l'effusion du sang innocent. Ils n'ont reculé devant aucune conséquence de leurs actes. Il faut leur savoir gré de cet acte de civisme et ne pas le couronner par une condamnation correctionnelle.

Nous vivons dans un temps où les esprits cherchent tous la voie de la vérité dans laquelle ils doivent s'engager. Bien des contradictions, des défaillances, leur font perdre sa trace. Ils ont l'œil fixé sur la justice, sur la justice d'une législation suivant moi imprudente de s'être mal à propos mêlée au gouvernement de la politique.

Sans doute, vous pouvez inscrire dans votre arrêt que le public a été admis à la réunion, mais vous aurez contre vous cinquante-huit citoyens qui ont pris Dieu à témoin, et qui laisseront dans la conscience de tous que la base de votre arrêt est la négation de la vérité. Est-ce là une situation que la justice puisse accepter? Ne serait-elle pas cent fois plus dommageable à la paix publique, à l'ordre et au respect de ce qui doit être respecté, que l'échec que subira la prévention? Est-ce un principe que cette infaillibilité prétendue du pouvoir dont les poursuites doivent toujours être accueillies? Et ne voyez-vous pas que, sous prétexte de fortifier le gouvernement, c'est à votre propre considération qu'on porte atteinte? Montesquieu, en parlant de certains crimes pour lesquels la magistrature du Bas-Empire montrait une sévérité dangereuse, rapporte un passage de l'historien Procope qui s'élève contre cette facilité funeste, et il dit : « Ne permettez pas de croire qu'il puisse y avoir devant vous des couleurs suspectes, et qu'en vos mains les règles de juges cessent d'être les mêmes quand il s'agit d'un délit politique à réprimer.» (Sensation prolongée. — Applaudissements.)

La cour, par son arrêt, confirme le jugement du tribunal de premièrc instance.

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MM. Delescluze et Duret sont condamnés par le tribunal pour délit d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement, par des articles relatifs à la souscription Baudin et aux manifestations qui avaient eu lieu sur la tombe du martyr républicain. Ils en appellent du jugement correctionnel et sont défendus en appel par MM. Gambetta et Jules Favre. Après l'éloquente plaidoirie de Me Gambetta, défenseur de M. Delescluze, Me Jules Favre présente la défense de M. Duret en ces termes :

MESSIEURS,

J'ai pris la liberté de manifester à M. le procureur général un désir que je lui demande la permission de renouveler. Après la plaidoirie si complète que vous venez d'entendre, j'aurais voulu ne pas fatiguer la cour par des redites, par des développements qui me semblent en ce moment inutiles. M. le procureur général m'a fait l'honneur de me répondre qu'il considérait l'ordre fixé par la procédure comme devant être suivi; je suis à ses ordres s'il persévère, en l'avertissant toutefois qu'il m'est absolument impossible de revenir sur des démonstrations que, pour ma part, je considère comme victorieuses. M. le procureur général les combattra, je n'en doute pas, avec la grande autorité que lui donne son talent; j'essayerai de lui répondre, et si M. le procureur général veut que je prenne dès à présent la parole, je demanderai à la cour la permission de ne lui présenter que de très-courtes observations. Ceci dit, et pour me conformer aux usages du barreau, qui sont séculaires, comme l'a dit mon honorable confrère, « je me présente pour M. Duret, gérant de la Tribune, et mes conclusions tendent à ce qu'il plaise à la cour le décharger des condamnations contre lui prononcées et le renvoyer des fins de la plainte sans dépens ».

Messieurs, la discussion que vous avez entendue a, suivant moi, démontré d'une manière irréfragable quel était le caractère légal du mot manœuvres. Elle a en même temps mis en lumière avec une clarté saisissante et souveraine la partie accessoire de la qualification délictueuse à laquelle la législation s'est bornée; la manœuvre, c'est le trouble de la paix publique; c'est l'agitation extérieure.

La machination, l'excitation à la haine et au mépris du gouvernement ne peut s'entendre que comme excitation intentionnellement déloyale contre un gouvernement qui ne « mérite » pas les malveillantes insinuations qu'on se permet à son encontre.

Voilà, si je ne me trompe, le résumé de la discussion que vous avez entendue et à laquelle vous avez prêté un intérêt et une attention faciles; mais quand je me demande comment il est possible, de près ou de loin, les faits de cette prévention vous étant parfaitement connus, d'y rattacher M. Duret, gérant de la Tribune, j'avoue que je ne rencontre ni dans les éléments de la discussion, ni dans les éléments de décision, quoi que ce soit qui puisse motiver les poursuites dont M. Duret a été l'objet et la condamnation qui est venue le frapper.

M. Duret, en effet, pas plus que mon ami M. Lavertujon, auteur de l'article incriminé, pas plus que mou honorable et excellent collègue M. Pelletan, rédacteur en chef de la Tribune, ne se sont rendus à ce qu'on a appelé la manifestation du cimetière Montmartre; ni l'une ni l'autre de ces trois personnes n'avaient l'honneur, avant ce procès, de connaitre personnellement M. Charles Delescluze; ces trois personnes l'affirment ensemble, et je ne pense pas que M. le procureur général m'inflige la nécessité d'établir leur assertion. Elles affirment, dis-je, qu'elles avaient toujours été, avant le procès, sans aucune relation avec M. Delescluze.

Le numéro de la Tribune sur lequel je veux appeler votre attention un moment seulement, contient un article de M. Lavertujon, cela est vrai; cet article est relatif à la souscription Baudin, cela est encore certain; mais cet article a été si peu combiné, soit avec M. Delescluze, soit avec l'honorable rédacteur en chef de l'Avenir national, qu'au moment où il l'a écrit, M. Lavertujon était loin de Paris, emporté par la vapeur dans les plaines qui séparent la ville d'Agen de la ville d'Auch; et personne ne peut contester que c'est à ce moment que l'article a paru; de telle sorte qu'il n'a pu y avoir entente entre M. Lavertujon et M. Delescluze, et que soutenir cette thèse, ce serait l'étonnement de tous les jurisconsultes. Je dis des jurisconsultes, je ne dis pas des hommes politiques, car les hommes politiques sont accoutumés à bien d'autres étonnements. Mais à tous ces étonnéments que les jurisconsultes ont éprouvés en entendant la plaidoirie de mon honorable confrère Gambetta, quand il détaillait

toutes les impossibilités à l'existence du délit en vertu duquel cependant les prévenus ont été frappés, il faut ajouter cet autre sujet d'étonnement qui est encore à mon sens beaucoup plus grand, c'est que M. Lavertujon et M. Duret se seraient rendus coupables d'un délit sans le savoir, et qu'ils auraient été conspirateurs malgré eux. Par le temps qui court, consacrer de telles doctrines, c'est inquiéter les honnêtes gens, lesquels, ainsi qu'on vous l'a fort bien expliqué, n'en sont pas cependant réduits à la servitude personnelle de leur ame; leurs convictions, leur conscience leur restent, et avec ces convictions, cette conscience, les sentiments qui en découlent naturellement. Et voici que, pour les avoir exprimés, car M. Duret n'est pas coupable d'autre chose, ils seront traduits devant la justice, non pas à raison de la nature particulière de ces sentiments, ce que je comprendrais, mais parce que ces sentiments seraient une machination, un artifice, un concert et une manœuvre.

En effet, messieurs, le tribunal de première instance est allé jusque-là; il me paraît avoir singulièrement méconnu, je ne dis pas seulement les règles du droit, mais encore celles du juste, ce qui est plus grave.

Qu'un journaliste soit nécessairement, parce qu'il est traduit devant la justice, offert en holocauste à la politique, il y a beaucoup de gens qui le pensent, et je dois dire que la jurisprudence des cours a laissé régner à cet égard quelques hésitations.

M. LE PRÉSIDENT. Je ne comprends pas très-bien, maître Jules Favre.

M⚫ JULES FAVRE. Voici ce que je veux dire; avant tout, je veux être sincère, et je n'ai l'intention de voiler aucune de mes pensées. Je disais, monsieur le président, et en cela je répétais ce qui est écrit partout, ce qui se dit partout, et je n'aurais qu'à tendre la main pour rencontrer celle d'un vénéré magistrat dont l'opinion viendrait se joindre à la mienne, je disais qu'il y a des hommes politiques qui estiment qu'il suffit qu'un journaliste soit traduit devant la justice pour qu'il soit condamné.

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M. LE PRÉSIDENT. Vous dites cela, vous qui préparez les arrêts de la justice! vous savez bien que cela n'est pas, vous qui nous connaissez!

M JULES FAVRE. Je n'ai pas à rendre compte ici de mon opinion personnelle, monsieur le président, et je la réserve tout entière. M. LE PRÉSIDENT. Mais enfin vous nous connaissez.

M JULES FAVRE. Je n'entends pas sortir de la réserve que je me suis imposée.

M. LE PRÉSIDENT. Je ne saurais laisser exposer des principes semblables.

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