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Il s'est borné à dire : « L'assemblée n'a pas été dissoute, nous restons au bureau. » M. le commissaire de police a parlé de bancs jetés aux agents; d'un autre côté, on dit que les assistants avaient pris ces bancs pour se défendre. Ces bancs étaient-ils une arme offensive ou défensive? On ne sait. Mais les sergents de ville ont-ils tiré l'épée pour attaquer ou pour se défendre? On ne sait encore; c'est encore là un point obscur. Ce qui ne l'est pas, c'est qu'il y a eu un combat engagé, que des citoyens ont été blessés et aussi des sergents de ville. Mais, au demeurant, ce combat n'a pas eu de résultat funeste; les blessures ont été légères, grâce à Dieu! Lorsque je plaidais à Nîmes pour la première fois pour le droit de réunion, c'est dans le sang d'une victime qu'il était trempé. Cette fois, il n'y a pas de victimes; mais quel enseignement ressort de ce procès? C'est que les agents de l'autorité ont outre-passé leur droit. D'abord, il n'y a pas eu de dissolution; ensuite, je nie le droit de faire évacuer une réunion publique par la force. Je reconnais ce droit sur la place publique, et encore là faut-il observer les formalités, car si on ne remplit pas les formalités, on devient coupable. A cette foule qui couvre la voie publique, qui arrête la circulation, qui jette l'épouvante dans la population, qui peut se ruer sur les propriétés, dévaster et piller, il faut opposer une digue; cette digue, c'est la force armée. Eh bien! pour que la force armée; agisse, il faut que des magistrats soient à sa tête et qu'ils observent les formalités prescrites par la loi. Il faut trois sommations entrecoupées de trois roulements de tambour. Il faut que le magistrat engage la foule à se disperser, qu'il emploie envers elle les exhortations paternelles que lui dicte son cœur; si la foule y reste insensible, alors la loi doit être exécutée. Et ces formalités si sages ne protégeraient pas les réunions publiques! ce serait insensé de le penser.

Le 10 octobre, rien de tout cela n'a été pratiqué. La porte s'ouvre, les agents s'élancent dans la salle, repoussant tout le monde, hommes, femmes, enfants, les poursuivant du plat de l'épée; des vies humaines auraient pu être sacrifiées, s'il y avait eu résistance accusée. Non, la loi n'a pas permis de ces sanglants holocaustes; mais je dis plus, je dis qu'il n'est jamais permis d'attaquer par la force des citoyens inoffensifs.

De sommations, il n'en fallait pas faire, ce n'était pas le cas, mais la loi a dit ce qu'il fallait faire dans son article 6. Le réprésentant de l'autorité devait dresser procès-verbal et avoir recours à l'autorité compétente. Comment, vous avez dans la main le texte de loi, et vous la violez! Lisez donc l'article 9. Il dit que si le bureau n'obéit pas à la réquisition d'avoir à se disperser, chaque membre est puni d'une amende de 300 fr. à 6,000 francs et de quinze jours à un an de prison,

mais pas d'un coup de baïonnette. Voilà la sanction de la loi; mais un texte, une ligne, un mot qui vous autorise à avoir recours à la force, vous ne le trouverez pas; et cependant c'est là le dernier mot de la doctrine du ministère public. S'il en est ainsi, alors, moi, je dis : << Voilà ma poitrine; je n'ai que cela à vous opposer: percez-la!

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Je l'avoue, il y a eu des agressions réciproques; en pouvait-il être autrement? Les agents n'ont pas lardé les fuyards; non. S'il en eût été ainsi, il y aurait eu de nombreuses victimes. Mais à quoi a-t-il tenu qu'elles soient nombreuses?

C'est dans cette éventualité sanglante que je m'arrête avec émotion et avec respect pour la loi qu'il n'est jamais permis de léser, avec respect pour votre justice, qui saura bien rétablir et rasseoir la loi sur des bases inébranlables, sur lesquelles elle n'aurait jamais du chanceler.

Pour espérer en France que la liberté puisse produire les fruits qu'on en attend, il faut, messieurs, qu'elle ait au-dessus d'elle son autorité souveraine à l'abri de toutes les interprétations fantaisistes, de tous les arbitraires, et que les citoyens, quand ils exercent un droit, soient bien sûrs d'être protégés dans les termes de la loi par ceux qui sont chargés de la faire exécuter.

Nous sommes dans une heure solennelle; la société a un choix à faire; soit le retour du passé, ou la marche ferme vers l'avenir. Le retour du passé, c'est la servitude; la marche vers l'avenir, c'est la liberté, la liberté comprise, non pas comme un exercice qui permette à chacun de satisfaire des caprices et des passions, mais la liberté comprise comme un grand devoir, comme une innovation morale et intellectuelle qui régénère une nation et la grandit. Pour cela, messieurs, ce n'est pas trop de l'accord de tous les citoyens; pour cela, ce n'est pas trop de demander votre concours, à vous, interprètes de la loi, et qui avez la mission auguste de la faire respecter!

Le tribunal, après une longue délibération, a rendu son jugement, qui, sur le chef de cris séditieux, a renvoyé tous les prévenus de la poursuite, et sur les autres chefs les a condamnés à 500 francs d'amende.

CONSEIL DE GUERRE DE CONSTANTINE

PRÉSIDENCE DE M. LE GÉNÉRAL DE BRIGADE FAIDHERBE

MAI 1870

AFFAIRE DE L'OUED-MAHOUine.

Au mois d'avril 1869, une caravane partie de Guefsa, petite ville de Tunisie, se dirigeait vers Tébessa avec un grand nombre de chameaux chargés des productions du pays. La plupart des hommes qui la composaient appartenaient à la tribu des Hammamas, ennemie implacable de celle des Nemenchas, dont un des chefs, le caïd Mohamed-Chettouch, trèsému de leur approche, avertit le chef du bureau arabe, M. le lieutenant de Boyat. Celui-ci en référa à son commandant M. Sériziat, qui donna l'ordre de charger le caïd Si-Ahmed-Lakhder d'empêcher ces gens d'arriver et de les razzier. Mais le caïd, n'ayant pas reçu d'ordre écrit, refusa sagement d'obéir. Son frère, Si-Ahmed-Ali, demanda à M. de Boyat la permission de razzier la caravane, ce que le chef du bureau refusa formellement. Cependant l'ordre de M. Sériziat ayant été maintenu pendant trente-six heures, malgré les instructions contraires de M. le général, Mahomed-benAli réunit des cavaliers pour diriger et exécuter une attaque contre la caravane, et, après l'avoir massacrée avec ses gens, sur les bords de l'Oued-mahouine, il présida au partage du butin. Le cheikh El-Hafsi-benGaba fut accusé d'avoir, après l'attaque et en dehors de toute lutte, commis un homicide volontaire sur la personne d'un israélite faisant partie de la caravane.

M Jules Favre, son défenseur, prend la parole en ces termes :

MESSIEURS,

Après la plaidoirie éloquente que vous venez d'entendre et d'admirer (celle de M. Lucet), je ferais peut-être bien de me taire et de m'en rapporter à votre justice; elle me laisse, en effet, en face d'une accusation qui, malgré le talent et la conscience avec lesquels elle a été soutenue, n'a pu résister à une argumentation décisive, victorieuse, qui la presse, l'éprouve et selon moi l'anéantit. Aussi bien, le chef indigène qui m'a confié sa défense est-il rattaché à cette lugubre affaire par un lien si faible, au point de vue légal, qu'il suffirait de

quelques courtes observations pour le rompre. Et cependant, messieurs, mon devoir est de répondre aux considérations élevées que l'accusation nous oppose et de chercher celles qui protégent la défense, en demandant pour elle un secours plus haut que celui que nous fournissent les faits soumis à notre jugement. Je pourrais, en effet, messieurs, me contenter de vous dire : El-Hafsi est un soldat, un Arabe, un fils. Comme soldat, il a obéi à ses chefs; comme Arabe, il a cédé à l'impétueux et irrésistible entraînement des mœurs de sa race; comme fils, il a vengé son père. Et ces trois vérités, acquises au procès, pour des hommes d'intelligence et de cœur tels que vous, suffiraient pour qu'il fût absous.

Mais il importe, ainsi que je le disais, de chercher ailleurs s'il n'est pas protégé plus efficacement encore par un palladium plus respectable qui s'étend sur sa tête, un instant menacée du glaive de la loi; et ce palladium, c'est sa soumission à la France, à ses ordres, à sa politique qui le défend et qui le couvre, à tel point que frapper ElHafsi, ce serait lui faire expier nos propres fautes, et qu'aux yeux du monde civilisé nous aurions ce rôle inacceptable d'un peuple qui reconnaît qu'il s'est engagé dans une voie fausse et qui, en retournant trop tard à la vérité, dont il a méconnu l'empire, offre précisément en holocauste ceux qu'il a compromis pour les pratiques auxquelles il se décide à renoncer. Cela n'est pas possible, messieurs, et si je parviens à démontrer, ce qui me paraît aisé, que la défense d'El-Hafsi repose sur ces fondements éternels de la justice et du bon sens, je l'aurai placée, je l'espère, au-dessus de toute discussion. Mais, ai-je besoin de le dire? en touchant à ce point capital, je n'aurai pas de peine à me tenir dans les bornes du respect qu'il m'est si facile et, permettez-moi de le dire, si doux de professer pour ceux qui me font l'honneur de m'écouter et qui bientôt vont juger.

Ce procès contient des enseignements terribles qui ne seront pas perdus. Il appartient à tous les citoyens, sans exception, d'en profiter, et à ceux qui ont le droit d'élever la voix devant le pays d'y chercher les moyens pratiques d'éviter le retour à de semblables erreurs. Mais, quoi qu'il arrive, ce sera l'honneur de la justice militaire que d'avoir, avec une indépendanee absolue, recherché la vérité en ce procès, et je ne crois pas, messieurs, commettre une inconvenance en remerciant ici publiquement le conseil et surtout son honorable et digne président, de la liberté qu'il a laissée au débat ; je ne pourrai pas mieux lui en témoigner ma gratitude qu'en restant moi-même dans le cercle que ce débat a tracé, en y introduisant toutes les vérités juridiques qu'il comporte, mais en n'essayant pas de le franchir.

Sur ce terrain, nous ne courons pas risque de nous égarer. Nous pouvons avoir, relativement aux solutions diverses de cette affaire,

des opinions qui se choquent et se heurtent; mais il est un sentiment dans lequel nous nous rencontrons tous, unanimes; et c'est avec une émotion profonde que j'ai entendu, dans la dernière séance, la voix généreuse de M. le commissaire du gouvernement s'élever pour proclamer que tous nous aimions notre France et l'Algérie qui ne peut plus en être aujourd'hui séparée; que tous, nous les voulions l'une et l'autre abritées sous le drapeau du droit et de la liberté. Ce que nous voulons non moins énergiquement pour elle, c'est la justice. Vous en êtes le symbole, et vous voulez, comme nous, qu'elle se substitue aux caprices de la force aveugle et brutale. Aussi, messieurs, quoi qu'il arrive, votre présence en cette enceinte, la minutieuse recherche par laquelle les officiers du parquet militaire sont parvenus à découvrir la vérité, l'ont poursuivie avec une infatigable persévérance, une indépendance et un courage dont il faut leur tenir compte et que nous devons honorer; tout cela, messieurs, indique une transformation salutaire dans les idées des temps nouveaux, et quand le législateur voudra formuler les règles qui conviennent au gouvernement de ce pays, il n'aura qu'à chercher les pensées qui émanent de votre conscience. Et vous allez voir que ces réflexions générales s'appliquent parfaitement à la cause; qu'elles sont justifiées par les idées accessoires sur lesquelles s'appuie notre défense; elles la dominent, et les en retrancher, ce serait ne vous montrer qu'une partie de la vérité que votre mission consiste à appeler dans toute sa plénitude.

:

Quant à moi, je l'ai dit, ma situation dans ce débat pourrait être considérée comme simple et facile je défends un chef indigène qui tout d'abord avait été rattaché intimement à l'accusation générale. L'ordre de mise en jugement n'a pas laissé subsister pour lui cette incrimination dans son entier, et vous le savez, c'est à raison d'un fait spécial qu'il a été retenu et renvoyé devant vous.

Il n'est pas inutile, messieurs, de placer sous vos yeux les termes exprès de cet ordre de mise en jugement, avant d'aborder le terrain de la discussion, et de puiser déjà dans les paroles mêmes dont s'est servie l'autorité, l'un des principes les plus forts et l'un des plus solides moyens de défense que je puisse invoquer.

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Attendu, en ce qui concerne ce dernier prévenu, qu'il a agi dans cette attaque comme subordonné au caïd Mohamed-ben-Ali et sur l'ordre de ce dernier, ce qui ne constituerait de sa part que l'obéissance à des ordres dont le caïd était seul responsable, et enlèverait sur ce point tout caractère criminel,

Nos conclusions tendent à ce qu'une ordonnance de non-lieu soit prononcée en sa faveur, au sujet de l'attaque de la caravane,

. Et qu'il soit mis en jugement pour avoir :

« Après l'attaque, en dehors de toute lutte, commis un homicide volon

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