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Non, messieurs, nous avons eu la prétention légitime de faire prévaloir nos mœurs et notre civilisation. On disait qu'il fallait respecter celles des Arabes; oui, en ce qui touche leur religion et leurs familles; mais leur gouvernement, leur état, leur société, ils nous appartiennent; nous avons le droit d'y voir et d'en disposer. Peut-être les avons-nous trop respectés jusqu'à ce jour, et c'est dans la voie contraire que désormais nous devons marcher. En agissant ainsi, devons-nous être l'objet d'inquiétudes quelconques?

On dit que l'armée est intéressée à conserver l'ordre actuel, et que c'est elle que nous accusons en demandant une transformation. Je proteste de toute mon énergie contre une allégation semblable. L'ar mée est en possession de la force, elle défend les lois, elle est brave, généreuse, pleine d'abnégation et de désintéressement; je n'ai ni le droit ni la prétention de parler en son nom, mais je suis sûr que je suis l'interpréte de ceux qui l'honorent par leurs vertus militaires, par leurs qualités éminentes, lorsque je dis qu'elle supporte impatiemment ce fardeau dont l'a chargée la politique, à laquelle elle veut rester étrangère; qu'elle consent avec peine à ce qu'on en détache une infinie fraction, pour y puiser les complices de certaines actions et de certaine politique qu'on ne s'explique pas et que n'admet pas la loyauté parfaite à laquelle elle est restée fidèle. C'est ainsi que son drapeau ne sera plus compromis dans des razzias sanglantes. Oh! non, non! ce drapeau qui jusqu'à un certain point a été entaché, ce drapeau flottera désormais sur une institution fixe et certaine, et à côté de la devise qui y est déjà inscrite, avec les mains de l'avenir, la France démocratique mettra la sienne : loi, travail et liberté !

El-Hafsi, déclaré non coupable, à la majorité de six voix contre une, est acquitté, ainsi que tous les autres accusés.

COUR IMPÉRIALE D'ALGER

PRÉSIDENCE DE M. PIERREY

AUDIENCE DU 6 JUIN 1870

Appel de mesdames Lévy et Salfati, nées Seymour, contre MM. Seyman, d'un jugement du tribunal de Bone, du 27 juillet 1869.

Les questions soulevées par cette affaire sont celles-ci :

1o Les filles israélites peuvent-elles hériter de la succession paternelle, lorsqu'elles sont en concurrence avec des måles?

2o A supposer que les israélites indigènes soient régis par la loi mosaïque, quant aux successions, peuvent-ils y renoncer et se soumettre volontairement à la loi française?

3o En fait, cette renonciation a-t-elle eu lieu dans l'espèce?

4o D'après la loi mosaïque, les filles majeures qui ont reçu une dot peuvent-elles réclamer au delà de ce qui leur a été donné?

Me Jules Favre, avocat des appelantes, prend la parole en ces termes :

Le prestige de la justice ne vient pas seulement de la haute mission sociale qui lui est attribuée, mais surtout et plus encore du principe d'égalité souveraine qui inspire ses décisions. L'intérêt le plus humble lui est sacré; il grandit, s'élève sans efforts aux proportions des faits les plus considérables qui puissent être fournis aux jugements des hommes.

Tous les regards se tournent vers vous, pour interroger vos délibérations avec une anxiété et une inquiétude bien naturelles, puisqu'il s'agit d'une question de principe dont l'importance est immense.

C'est là que l'on reconnaît l'étendue de votre pouvoir; mais c'est là aussi que l'on conçoit combien serait funeste une erreur qui, par impossible, s'attacherait à votre décision et viendrait désunir des familles au profit d'institutions surannées, incompatibles avec la civilisation moderne.

Le débat actuel nous place en présence de cette redoutable éventualité; il touche à la famille, il touche à la propriété, à l'indépendance, qui est la source de toutes les prospérités.

Il s'agit, en effet, de savoir si deux femmes françaises, nées sur le

sol français, de parents devenus Français, unies à des Français, peuvent être violemment arrachées à la protection de la loi française. Il s'agit de savoir si les dépouiller de l'héritage paternel est un acte légal et s'il est permis à votre justice de consommer un pareil sacrifice; de les condamner au profit de frères qui, élevés dans le même berceau, se retournent contrè la loi naturelle, en invoquant l'insolente supériorité de leur sexe. J'avais donc raison de dire que cette question tenait les esprits en suspens, qu'elle engageait les principes sur lesquels repose la société française, la paix publique, l'égalité des partages. Je suis en droit de déclarer que telle qu'elle se présente à vous, cette question est digne de vos méditations les plus attentives, et que c'est légitimement qu'elle excite les préoccupations publiques.

La cause se présente avec cette particularité peu commune que le jugement attaqué crée une sorte de nouveauté inattendue, de nature à jeter la confusion dans beaucoup d'esprits et à changer une pratique qui avait longuement prévalu sans le moindre inconvénient; aussi, c'est votre expérience que j'invoque, vous avez été spectateurs du trouble apporté dans l'interprétation de la loi mosaïque par certains tribunaux de province, vous vous êtes élevés au-dessus de ces conflits; mais malheureusement vos décisions n'ont pas eu une précision suffisante et s'enveloppent dans des raisons contraires à la doctrine que je soutiens. J'ai donc devant moi l'imposante majesté de quelquesuns de vos arrêts. Ce n'est pas que ces arrêts pèsent en quoi que ce soit sur ma conscience: ils sont l'objet de tous mes respects; mais je sais que depuis longtemps la magistrature a tenu à honneur de défendre la liberté complète de discussion. J'ai déjà éprouvé la bienveillante impartialité de votre illustre compagnie; je connais les services éclatants que vous avez rendus, je sais l'infatigable dévouement de ce barreau, et je considère l'occasion qui m'est offerte de parler devant vous comme une bonne fortune qui me permet de témoigner mon respect pour vous et mes sympathies pour la cause algérienne, dont le succès est voué au droit et à la liberté. L'arrêt que j'attends, faisant cesser une confusion regrettable, indiquant au législateur le sentier qu'il doit parcourir, sera un nouveau service rendu à cette cause, qui est l'objet de notre sollicitude.

Voici la contestation qui a donné lieu au jugement que je viens yous soumettre :

Le 21 juin 1854 décédait à Bone Jacob Seyman, établi d'abord à Constantine, puis à Bone, dès 1842.

Il laissait cinq enfants pour héritiers: Léon, Abraham, Michel, Zorah et Ourida; les deux premiers seuls étaient majeurs.

Grâce à son intelligence et, je dois le dire aussi, à la révolution

légitime qui avait suivi la conquête française, il avait fait un négoce fructueux, et ses héritiers se trouvaient possesseurs d'une fortune considérable. Jacob Seyman avait toujours vécu sous la protection des lois françaises; aussi rien de plus naturel que de voir, à sa mort, les lois françaises devenir le palladium des membres de sa famille.

Il ne pouvait en être autrement : Jacob, au lieu de se retrancher dans la loi mosaïque, qui est un obstacle constant aux transactions entre les israélites et les Européens, avait toujours pratiqué la loi française, et avant 1854 son fils Léon avait épousé une Française. Abraham s'était marié dans les mêmes conditions, et c'était chez eux une longue tradition que de se conformer aux lois françaises.

:

Quand Jacob ne fut plus de ce monde, son fils Léon continua à suivre ces traditions ce fut à la loi française qu'il eut recours pour sauvegarder l'intérêt des mineurs. La tutelle fut établie d'après notre législation, et c'est là le point de départ qui nous permet d'affirmer que nos adversaires ne devaient pas invoquer la loi mosaïque.

Le 21 et le 23 juillet 1854, quelques jours après le décès de Jacob, on appose les scellés, et l'acte qui le constate établit l'existence de cinq héritiers, dont l'uu est absent, ce qui justifie les mesures conservatoires prises.

(Lecture du procès-verbal dressé à cette occasion.)

J'ai le droit de dire que l'honorable magistrat qui a présidé à cet acte ne se doutait guère que, seize ans plus tard, on viendrait lui demander de le démentir, et il ne pouvait supposer qu'un jour trois de ces héritiers, les plus forts, les fils, réclameraient en entier l'héritage paternel, en ayant l'odieux courage d'en exclure leurs sœurs. A ce moment, il n'en était pas question : le 5 août, les scellés étaient levés; le 5 septembre, la mère était déclarée tutrice et Léon subrogé tuteur. Je ne lirai pas les actes qui le constatent, mais j'insiste sur leur portée. La mère, reléguée au second plan par la loi mosaïque, est appelée à la tutelle d'après la loi française; elle prend le gouvernement des biens de ses enfants. A côté d'elle vient se placer son fils, qui témoigne ainsi de son abandon de prescriptions auxquelles il ne songeait pas et qu'il désavouait suffisamment.

Le 11 décembre 1854, le conseil de famille est réuni et accorde à madame veuve Seyman l'autorisation d'intenter, au nom des mineurs, une action contre des débiteurs de la succession.

(Lecture de cette délibération, à laquelle Léon prenait part.)

Après ces actes solennels, après ces déclarations écrites de sa main, Léon vient contester à ses sœurs la qualité d'héritières et leur refuse le droit de profiter du bénéfice de la loi française, qu'il invoquait si

souvent à cette époque. Et qu'y a-t-il d'étonnant à cela? La loi française lui était commode, il s'en servait; mais dès qu'il a vu que la loi mosaïque lui permettait d'augmenter sa fortune, déjà si considérable, au préjudice de ses sœurs, il n'a pas craint un seul instant de la revendiquer.

Les actes ne sont pas seuls à prouver ce que j'avance; par la suite, nous voyons les frères Seyman vendant, achetant, transigeant, consultant des avocats, ayant toujours à côté d'eux leurs sœurs mineures, élevant ainsi contre eux une barrière qu'ils auront bien de la peine à franchir, et au pied de laquelle je les retiendrai, au nom des principes supérieurs, des lois qui nous protégent et qui ne permettent pas le triomphe après de semblables démentis.

Les choses sont restées en cet état jusqu'en 1864. Zorah était devenue majeure, Ourida ne l'est devenue qu'en 1866; cela n'a pas fait cesser l'indivision des biens jusqu'en 1868; du reste, pendant toute cette période, nulle liquidation, nul partage; les frères possédaient en totalité les biens du père, sous la tutelle de la mère, qui avait abandonné complétement l'administration de toute la fortune entre les mains plus expérimentées de ses fils.

(Lecture d'une procuration donnée par madame veuve Seyman à Abraham Seyman.)

En 1864, madame veuve Seyman mourut. Bien qu'Ourida fût presque majeure, on reconstitua la tutelle au profit de Léon Seyman. Quant à l'administration des biens, elle fut marquée des mêmes caractères qu'avant la mort de la mère; les sœurs ont encore été déclarées héritières par leurs frères, aujourd'hui leurs adversaires. Cependant le temps s'écoulait, et Zorah songeait à se créer un établissement stable. Dès 1861, elle avait été recherchée en mariage par le jeune Nephtali Lévy; mais si de semblables projets souriaient aux deux jeunes gens, il n'en était pas de même de Léon et d'Abraham. Zorah et Ourida avaient dans la maison une existence essentiellement subordonnée elles subissaient l'ascendant de leurs frères, qui s'étaient réservé le commandement absolu, qu'ils avaient retenu de la loi de Moïse, et ils en faisaient sentir la pesanteur sur le front de leurs jeunes sœurs. Aussi, lorsqu'au mois de mars 1862, Nephtali Lévy, certain qu'il ne serait pas désagréable à Zorah, s'adressa à Léon pour lui demander la main de sa sœur, il éprouva un refus à la suite duquel les relations durent être interrompues. Mais en quittant cette maison, M. Lévy ne pouvait arracher de son cœur le souvenir de celle qu'il aimait, et bien que, de 1862 à 1865, trois années se soient écoulées sans qu'il y ait eu aucune communication entre Lévy et Zorah, leurs sentiments résistèrent à l'absence; aussi, lorsqu'en 1865 madame

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