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veuve Seyman fut décédée, Zorah fit connaitre à ses frères qu'elle entendait épouser Nephtali Lévy.

Seulement ces deux jeunes gens étaient bien faibles vis-à-vis de cette puissance qui s'appelait Léon et Abraham. Ils se recherchaient avec ardeur; s'obtenir était le but unique de leurs désirs, et vous le savez, messieurs, le poëte a dit :

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On peut dire aussi : Adieu intérêts! adieu préoccupations!

Nephtali aimait, il ne pouvait se montrer exigeant; s'il l'eût été, il eût rencontré des obstacles qu'il aurait fallu vaincre avec éclat; de pareilles extrémités lui répugnaient; vous ne serez donc pas surpris qu'il ait accepté sans objection le contrat de mariage qui lui fut imposé et qui est aujourd'hui le principal argument de nos adversaires. En effet, on oppose aux deux sœurs le pacte matrimonial qu'elles ont signé, dans lequel la loi française est abandonnée. Et qu'importaient alors à Nephtali de pareilles conditions? Ignorant des affaires, ne voyant que ce qu'il désirait avec une si légitime ardeur, voulant devenir l'époux de celle qu'il aimait, que lui importaient les conditions de sa situation civile! Et en conséquence il crut qu'il lui était possible de l'accepter, sans compromettre les intérêts de sa femme et des enfants à naître de cette union. Ce fut le 20 novembre 1865 qu'il apposa sa signature au contrat de mariage, où la loi mosaïque est invoquée.

(Lecture du contrat de mariage, d'où il résulte que la future épouse apporte en dot: 1o des vêtements et des bijoux d'une valeur de 10,000 francs; 2o une rente annuelle de 9,000 francs représentant un capital de 150,000 francs, équivalant au dixième de la fortune paternelle.)

La pièce a été enregistrée à Bone, le 8 novembre 1865; il a été reçu 4,155 francs pour cession de droits successifs.

C'est le fisc qui parle et qui résout une question litigieuse, puisqu'il reconnaît qu'il y a cession de droits successifs et que pour cela il fallait nécessairement être héritier. Ainsi, vous le voyez vous-mêmes, voilà comment le receveur de l'enregistrement s'oppose formellement aux conventions du contrat de mariage; du reste, ce contrat de mariage stipule que Zorah touchera le dixième de la succession qui lui est attribué, selon la loi mosaïque elle-même, et pour cela les frères Seyman ne craignent pas d'affirmer que la fortune a été contradictoirement vérifiée et que 150,000 francs ont été regardés comme en étant le dixième. C'est là une inexactitude, pour ne pas me servir d'un mot plus fort; et Lévy, profitant de la facilité avec laquelle Zorah acceptait toutes les conditions, a introduit dans le contrat un fait contraire à la vérité. Quoi qu'il en soit, les deux époux

ont signé les yeux bandés; n'écoutant que les mouvements de leur cœur, ils se sont inclinés devant la volonté suprême de Léon et d'Abraham, sans en obtenir aucune satisfaction.

Voilà comment, par ce contrat, Zorah était placée sous l'empire de cette loi, dure, intraitable, contraire à nos mœurs, la loi de Moïse, qui chasse de la famille les enfants du sexe féminin, alors qu'une protection toute particulière devrait leur être accordée.

Cependant Nephtali, entré dans la famille, put croire un instant que le contrat n'était qu'un acte de pure forme; il vint prendre place au foyer de ses deux beaux-frères. Depuis 1865 jusqu'en 1868, la vie fut commune, l'indivision continua, on administra les biens avec les mêmes lois, avec les mêmes formes, et vous ne serez pas peu surpris, maintenant que vous connaissez le contrat de mariage, de savoir que peu de temps après on demanda à Zorah une procuration en vertu de laquelle ses frères étaient admis à vendre, acheter, transiger, comme avant le mariage.

(Lecture de cette procuration, qui remonte au 14 décembre 1866.)

En 1867, Ourida, majeure, ayant épousé Salfati, donne à ses frères une procuration semblable affirmant ses droits d'héritière et sa participation dans l'administration des biens indivis. En 1868, alors que Zorah et Lévy étaient mariés depuis trois ans, intervient un jugement rendu par le tribunal de Constantine, duquel il résulte que Léon, Abraham, Michel, Zorah, Ourida, comparaissent comme héritiers de Jacob Seyman dans une instance engagée à l'occasion d'une vente d'immeuble. Je ne vous lirai pas les termes de ce jugement, je me bornerai à vous dire que les héritiers Guenoun-Hassoun durent donner 263,000 francs aux héritiers Seyman.

Ainsi se trouve justifié ce que je disais tout à l'heure, que les décisions judiciaires elles-même ont toujours constaté, en dépit de la violente prétention de Léon et d'Abraham, que les filles n'ont jamais cessé d'être héritières, que cette qualité a été invoquée par ceux mêmes qui la leur dénient aujourd'hui.

Et ceci se passait en 1868, quand existait déjà ce contrat de mariage qui plaçait les jeunes filles sous le coup de la loi de Moïse; quand Léon et Abraham en connaissaient toute la portée et quand ils avaient déjà conspiré contre leurs sœurs pour les dépouiller de l'héritage paternel.

Elles pouvaient donc réclamer leur portion de l'héritage qui leur revenait; elles en trouvèrent le droit dans ces sentiments de famille que Léon et Abraham ont eu le courage de sacrifier à leur basse cupidité.

Quant à Lévy, vous comprendrez qu'il était également en droit de demander que cette indivision cessât.

Il s'adressa à Léon, timidement d'abord; mais voyant que ce dernier se bornait à lui donner des réponses évasives, il fut un peu plus ferme, et finit par lui envoyer des hommes d'affaires.

Mais voilà que ces hommes qui devaient tout à la loi française se rejettent dans les traditions de la loi de Moïse pour endurcir leur cœur, et ils obligent leurs sœurs à quitter le seuil paternel!

Ce ne sont plus que des femmes de Moïse; ce n'était que par bienveillance que depuis seize ans on leur laissait croire qu'elles étaient des sœurs!

En 1868, Lévy commença par révoquer les pouvoirs qu'il avait donnés à Léon et à Abraham. Il s'occupa de savoir si la justice française accepterait les revendications de ces deux israélites et s'il était possible qu'en France des frères pussent infliger à leurs sœurs un semblable traitement et employer un moyen de cette nature pour les dépouiller. En conséquence, aussitôt après la révocation de ces pouvoirs, Lévy demanda une licitation des immeubles et le partage de la succession. En même temps, il intenta une action en reddition de compte de tutelle.

Cette tutelle ayant été exercée par Léon, tant de fait qu'en vertu du mandat donné par sa mère, les époux Lévy demandèrent en outre une provision dans l'instance qui fut engagée et où intervint madame Salfati qui réclama les mêmes droits que sa sœur et s'associa à ses conclusions. Je dois vous dire comment le débat fut engagé. En vertu du contrat de mariage arraché à leur sœur Zorah, les frères Seyman opposèrent à son action l'exception de la loi mosaïque : « Vous n'êtes pas nos sœurs, leur dirent-ils, vous êtes des étrangères, des créancières auxquelles nous avons donné 9,000 francs de rente, et vous devez vous considérer comme satisfaites. Peut-être consentirons-nous à vous donner le capital de 150,000 ou 160,000 francs, mais votre contrat ne nous oblige qu'à vous verser 9,000 francs par an, et vous n'avez rien de plus à réclamer. La loi de Moïse nous donne ces priviléges, et c'est elle qui nous gouverne, car notre père était israélite, et en vertu de la capitulation de 1830, il n'a pas perdu ses droits.

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Il a conservé toute sa vie les statuts mosaïques, et c'est en vertu de ces statuts que sa succession doit être liquidée et que ses filles Zorah et Ourida ne doivent avoir qu'un dixième.

:

C'est là leur moyen de défense. Il se résume en deux mots : nous n'accepterons que la loi mosaïque. A cela, Zorah et Ourida répondaient Est-il bien constant, tout d'abord, que Jacob fût un indigène israélite? Son acte de naissance n'existe pas, et comme on ne raisonne pas par induction, que la justice a besoin de preuves certaines, cette absence d'actes authentiques est pour nous un premier doute.

Entrant ensuite davantage dans le fond du procès, Zorah et Ourida ajoutaient La loi de Moïse ne saurait être applicable à la succession de Jacob; vous interprétez mal la capitulation de 1830, qui ne place pas les indigènes israélites dans la catégorie des indigènes musulmans, et qui se borne à déclarer qu'elle protégera la religion, la personne, les mœurs; de telle sorte que ce sont les principes du droit commun qui doivent être appliqués.

Les ordonnances et les sénatus-consultes qui ont suivi la capitulation de 1830 ont réservé aux israélites la faveur de conserver les usages, les coutumes qui touchent les personnes, c'est-à-dire l'état civil, le mariage, la répudiation; pour tout le reste, c'est-à-dire pour tout ce qui est relatif au statut réel, ils sont soumis à la loi française; s'il en est ainsi, quelle que soit la loi de Moïse, on doit restreindre cette faveur à ce qui a été déterminé par la législation qui se retranche dans le statut personnel. Or, le droit de succession fait partie du statut réel. Et si une distinction devait être faite en cette matière, ce ne pourrait être qu'au sujet des immeubles qui, d'après la loi française, sont placés dans une catégorie exceptionnelle. Ainsi on répondait aux frères Seyman: Si la capitulation vous a garanti votre statut personnel, cette faveur ne peut changer la nature des choses, dénaturer l'ordre des successions.

Quand bien même nous ne pourrions pas invoquer cette autorité de la loi française, en vertu de la loi spéciale sous laquelle vous vous placez aujourd'hui, nous pourrions vous répondre que vous avez abandonné la loi mosaïque, que, de 1864 à 1868, vous ne l'avez jamais appliquée. Il est trop tard pour vous repentir; vous êtes engagés par ces résolutions que vous étiez libres de ne pas prendre. Vous êtes mal fondés à invoquer cette loi surannée, pour la faire servir à vos spéculations cupides et pour dépouiller vos sœurs. Tels étaient les arguments des filles de Jacob Seyman, qui demandaient non-seulement le partage de l'héritage paternel, mais encore la reddition des comptes de tutelle. Le tribunal de première instance de Bone s'est posé les sept questions suivantes :

1° Quelle était la nationalité de Jacob Seyman?

2° Était-il soumis à la capitulation de 1830?

3o Cette capitulation a-t-elle assujetti les sœurs Seyman à la loi mosaïque?

4o Les actes par lesquels les frères ont reconnu leurs sœurs héritières doivent-ils prévaloir?

5o Les filles sont-elles liées par leur contrat de mariage?

6° Peuvent-elles réclamer leur compte de tutelle?

7° Quels sont, d'après la loi de Moïse, les droits des fils Seyman, et faut-il les appliquer?

(Lecture du dispositif du jugement qui a débouté les sœurs Seyman de leur demande.)

Je voudrais qu'il me fût possible de répondre avec autorité à chacun des arguments que vous avez entendus se dégager de la lecture du premier jugement. On ne peut certainement refuser ni la conscience ni le scrupule à celui qui l'a rédigé, et je rends hommage à la science avec laquelle il a été fait. Cependant je ne puis m'empêcher de dire que les points fondamentaux de l'affaire sont effacés par les considérants, et si vous le permettez, je résumerai, s'il est possible, la démonstration que je vais entreprendre, me bornant à répondre aux propositions erronées de la sentence; je ne les suivrai pas pied à pied; seulement, prenant chacune des difficultés de ce procès, j'essayerai de démontrer le sens dans lequel il doit être jugé, grâce aux principes de l'interprétation légale.

Les premiers juges se sont attachés à une exception proposée par les demandeurs, qui consiste à soutenir que le statut personnel israélite était applicable à Jacob Seyman, en raison de son origine. Ici, les frères se trouvaient obligés de fournir des preuves; car, puisqu'ils opposaient une exception à leurs sœurs et que cette exception avait pour base la nationalité de leur père,' il fallait qu'ils démontrassent que leur auteur était réellement indigène israélite.

Sur ce point, j'attends encore leur démonstration. Elle ne peut reposer que sur des preuves certaines, et j'entends par là des actes authentiques indiscutables; or, vous pouvez voir par la lecture du jugement qu'on ne fait aucune justification positive. L'histoire de Jacob Seyman est légendaire; où est-il né? Il a habité Tunis, l'Italie, et je présume fort, d'après les pièces du procès, qu'il est né à Livourne ou à Tunis, mais nos adversaires prétendent que c'est à Constantine. Il est vrai qu'en 1827 il a uni sa destinée, à Constantine, à Aziza; mais, à ce moment-là, il était loin de l'époque de sa naissance, et son acte de mariage est complétement insignifiant au point de vue de la preuve que nous attendons; du reste, il n'est pas douteux qu'en 1828 il est retourné à Tunis, puisque Lévy et Abraham y sont nés, et en conséquence, je ne suis pas trop hardi en déclarant qu'il y a présomption qu'il avait dans cette ville une résidence fixe, un domicile, des affections qui pourraient militer certainement en faveur de son origine tunisienne.

Il est revenu en Algérie en 1842. Mais en 1837, il avait contracté une association avec un négociant algérien. Au point de vue de la nationalité, il est évident que cet acte ne signifie rien; il est inutile de démontrer qu'un contrat social n'a rien à faire avec un acte de l'état civil. On dit qu'en Tunisie il s'est placé sous la protection du consul français; cela encore ne peut nous convaincre. Qu'y a-t-il

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