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COUR D'APPEL DE TOULOUSE

PRÉSIDENCE DE M. DULAMON

AUDIENCE DU 3 MAI 1877

AFFAIRE DES HÉRITIERS LACORDAIRE CONTRE LES DOMINICAINS

Les dominicains condamnés par le tribunal de Castre à rendre des comptes, en appellent de ce jugement.

Me Jules Favre, avocat des intimés, prend la parole en ces termes:

En entendant l'exposé des prétentions redoutables de nos adversaires; en lisant les écrits par lesquels ils essayent de les justifier, j'admire toujours à quel degré d'illusion peuvent entrainer le parti pris de tout braver, le système hardi qui érige en vertu le mépris du droit, des lois, de la vérité, le ferme dessein d'asservir la société moderne en la faisant violemment retourner en arrière : la volonté inflexible de se créer des règles juridiques et morales à l'usage de ses maximes, de nier l'évidence et de marcher sans s'arrêter jamais vers le but qu'on poursuit et dont la sainteté permet de s'affranchir de tout scrupule. Ceux qui ont entrepris sous nos yeux cette campagne contre notre législation civile, nos institutions, nos mœurs, nos traditions les plus vénérées, ne veulent tenir compte d'aucun obstacle. Pour eux, il n'y a qu'un pouvoir, le leur; qu'une autorité, celle du despotisme étranger dont ils se constituent les instruments. Ne leur parlez pas de patrie, notre France est pour eux une province. Ne leur parlez pas de l'État dont ils sont les citoyens; n'essayez pas de les soumettre à nos règles : ils les éludent; à vos arrêts: ils s'en jouent. Couverts de l'impersonnalité, croyant avoir la durée, abusant de la longanimité des dépositaires de la loi, ils se retranchent dans le monde conventionnel où ils vivent, et, de ces hauteurs, ils pensent avoir la force d'écraser ceux qui réclament la protection de la justice, à laquelle ils sont fiers de désobéir.

Ainsi seulement peut s'expliquer le spectacle dont ce procès nous rend les témoins. Faites pour un instant disparaitre l'ordre illégal des Dominicains; supposez qu'une société laïque eût essayé d'opposer au droit de propriété, à celui de la famille, une telle résis

tance. Supposez que, dans une maison où se seraient trouvés réunis des hommes, des savants, des libres penseurs, des adeptes d'un parti, l'un d'eux fût venu à décéder et que les survivants, écartant ses parents, eussent accaparé son héritage; que cette usurpation frauduleuse eût duré quinze années; que les décisions de la justice se fussent accumulées, toujours plus impératives, toujours plus dédaignées; que, vaincus enfin dans ce combat ruineux pour leurs adversaires, les détenteurs illégitimes du bien d'autrui eussent été condamnés à vider leurs mains et préalablement à rendre compte, et qu'au lieu de se soumettre, ils entonnassent la trompette pour crier à la persécution, au martyre, à la confiscation. Y aurait-il contre eux assez de réprobation? Ne seraient-ils pas couverts du blâme de tous les honnêtes gens? Ne seraient-ils pas frappés avec éclat par les sévérités de cette loi qu'ils auraient ainsi audacieusement violée? Pourquoi eu serait-il autrement parce que la robe du religieux s'interpose entre nous et la justice? Les actes changent-ils de moralité avec la qualité de ceux auquels ils sont imputables? A-t-on la prétention de ressusciter les priviléges ecclésiastiques? L'Église estelle au-dessus de l'État? Est-elle maitresse souveraine de vos décisions? Les Dominicains feignent de le croire, et, s'aveuglant euxmêmes sur leur propre situation, ils s'efforcent d'en dissimuler la radicale faiblesse derrière la hardiesse de leurs affirmations. Mais qu'ils le sachent bien, ils ne trompent plus personne. La conscience publique est enfin soulevée. On sent qu'il est plus que temps de mettre un terme légal au scandale d'une résistance qui s'est beaucoup trop prolongée.

Henri Lacordaire est mort le 21 novembre 1861. Ce qu'il a laissé a été vainement revendiqué par ses héritiers. Les Dominicains le gardent, le défendent et refusent même d'en rendre compte. Pour échapper à cette obligation si simple et si impérieuse, ils ont engagé sept instances dans lesquelles, sept fois vaincus, ils ont disputé pied à pied la possession de cet héritage, multipliant les chicanes de toute nature, les actes simulés, les détours de procédure; et aujourd'hui ils sont en face d'une sentence qui leur ordonne enfin de dire à la famille quelle est l'importance du patrimoine qu'ils ont usurpé et qu'ils voudraient ne pas rendre. Ils se révoltent, ils appellent à leur aide toutes les ressources de la dialectique, toutes les pieuses subtilités, et le résumé de leurs longues dissuasions est le comble de l'art, c'est le couronnement le plus habile de la plus victorieuse des stratégies. On nous demande de rendre un compte, le voici : Nous affirmons qu'il ne nous reste pas une obole, et que Henri Lacordaire est mort insolvable; que tout son patrimoine a été dépensé à nous nourrir, à nous vêtir, à nous donner cette douce et bienheureuse existence de capi

talistes et de propriétaires, continuant leur œuvre sainte d'accroissement et déjà en possession d'immeubles qui peuvent représenter 700 à 800,000 francs.

C'est ainsi que, du haut de leur sainteté, les Dominicains se décernent quittance, et tout est dit.

Les héritiers dépouillés se retireront avec la confusion de la défaite. Triomphants et garantis contre toute recherche, les moines conserveront, au mépris de vos arrêts, ce qu'ils ont conquis à force de persévérance et de génie.

Je l'avoue, j'ai peine à imaginer qu'ils puissent avoir confiance en une telle défense, car ils ont pris le soin de la détruire à l'avance. Et c'est avec leur propre témoignage que je veux tout d'abord ruiner la base de cet inadmissible système. J'entre donc ainsi tout d'abord au vif de la discussion, laissant à l'écart des faits préliminaires que vous connaissez et sur lesquels je reviendrai. Touchant à un autre ordre d'idées, je m'attaque aux propositions les plus décisives, en y opposant une démonstration où tout me semble s'enchaîner pour commander vos convictions.

Pour mettre de l'ordre, de la clarté et de la brièveté dans le débat, j'ai dessein de le diviser en quatre points principaux. J'établirai : 1o Que Henri Lacordaire a laissé un patrimoine important dépassant 350,000 francs;

2o Que ce patrimoine n'a pu, à aucun titre, sous aucune forme, devenir la propriété de l'ordre des Dominicains, qui ne peut le retenir qu'en violation des lois d'ordre public et de droit civil;

3o Que l'ordre des Dominicains s'est efforcé, par les moyens les plus condamnables, selon la morale et la loi, de faire disparaître les empêchements à son incapacité;

4° Que par là il a gravement engagé sa responsabilité, et il doit être condamné à rendre un compte, à produire les éléments de ce compte, sous une contrainte que les premiers juges n'ont pas chiffrée assez haut, et, à titre de réparation pour un préjudice incalculable, à payer des dommages-intérêts aux héritiers.

Ainsi, la consistance certaine d'un patrimoine dès à présent justifié, l'usurpation frauduleuse et la détention illégale des Dominicains, les moyens coupables employés pour déguiser cette usurpation et consacrer cette détention, l'obligation de restituer ce patrimoine et, s'il est nécessaire de rendre compte, d'indemniser celui que leur résistance et leur mauvaise foi ont ruiné tels sont les quatre grands aspects de cette cause déjà jugée.

En les parcourant, je m'efforcerai de ne rien dire de superflu, de préserver mon âme des mouvements intérieurs qui m'agitent en présence de faits qui révoltent ma conscience et alarment mon patrio

tisme. A tous ceux qui, ainsi que moi, repoussent énergiquement la domination ultramontaine, les faits de ce procès parlent avec une éloquence suffisante pour que tout commentaire soit inutile. D'ailleurs, la leçon ne peut être dans les plaidoiries, nécessairement partiales, de ceux qui viennent défendre librement à cette barre ce qu'ils croient être le droit et la vérité. C'est à votre arrêt qu'appartient le privilége auguste de la formuler. J'ai pleine foi en votre sagesse et en votre fermeté. N'abandonnez pas les antiques et salutaires traditions que vos devanciers ont toujours maintenues avec autant de science juridique que de sollicitude sociale.

Je dis d'abord qu'en dépit de toutes les distinctions, de toutes les subtilités légales invoquées par les adversaires, il est matériellement établi que Henri Lacordaire, en mourant, était propriétaire indiscutable d'un patrimoine important, dont le chiffre est 350,000 francs et plus. Pour cela, je n'ai point à réfuter tout ce qui a été plaidé sur l'origine et l'emploi de ses ressources pécuniaires. Vous avez saisi et jugé l'arbitraire et l'inanité de tous ces calculs de probabilité, reposant sur des lambeaux de correspondance, sur des récits poétiques, sur des souvenirs forcément inexacts. Cette manière de ruiner ou d'enrichir un défunt peut être favorable à ceux qui ont intérêt à tromper, mais elle n'a jamais été celle des gens sérieux et pratiques, peu soucieux des chimères brillantes et ne s'attachant qu'aux réalités. Pour eux, le patrimoine héréditaire ne s'établit pas par la recomposition artificielle de ce qu'on a reçu, gagné, dépensé. Ils ne s'avisent pas de disserter à perte d'haleine sur les capitaux, les revenus, les fruits, et, suivant ce jeu de chiffres, à grossir ou à faire évanouir le montant de la succession. Le patrimoine s'établit par les constatations légales, ce n'est pas par caprice. La loi les ordonne, elles sont impérieusement exigées par elle, et l'inobservation de ses règles à cet égard autorise les plus fàcheux soupçons sur ceux qui les transgressent.

Les Dominicains se couvraient du testament, du legs universel de Henri Lacordaire. La loi ne leur en ordonnait pas moins l'apposition des scellés et l'inventaire. C'est dans cet inventaire que sont consignées toutes les valeurs formant la force de la succession. Ou se demande pourquoi l'on n'a pas appelé les héritiers, pourquoi ce mystère environnant le lit funèbre, pourquoi tout est dissimulé, pourquoi l'on a systématiquement refusé toute communication, tout papier. Nul ne croira que si Henri Lacordaire eût été réellement insolvable, les Dominicains eussent employé de telles précautions. Que sont-elles cependant? La violation de la loi civile, et plus encore, de la loi morale. Est-ce que Léon Lacordaire n'était pas héritier? Est-ce qu'il n'était pas le frère? Est-ce que la méconnaissance de ces

deux titres, la froide et inflexible répulsion pour celui qui les porte n'est pas un trait caractéristique, la prétention de ne reconnaitre ni la loi civile ni les affections de famille? Plus encore, n'est-ce pas la preuve qu'il y a un patrimoine à conserver, et qu'ils voulaient prendre toutes les mesures nécessaires à en assurer la possession? On ne se compromet pas ainsi lorsqu'on n'a rien à y gagner.

Mais ce qui constitue une présomption non moins forte, ce sont les actes de transmission de propriété, préparés avec tant d'habileté, produits avec un art stratégique si bien conçu, et qui avaient pour but de faire passer l'entier patrimoine dans la main des Dominicains. Ces preuves de la consistance de la fortune, des ruses employées pour l'accaparer, n'ont jamais été négligées par les tribunaux. Elles sont relevées avec une grande autorité dans l'arrêt Boulnois, si plein d'enseignements de droit et de fait. On voit naître, grandir, se développer les desseins d'insatiables communautés qui veulent sans cesse étendre leurs richesses et leur pouvoir. L'arrêt cite la multiplicité des testaments comme une présomption décisive de l'importance du patrimoine et des manœuvres employées pour se l'approprier. Or, ici, quelle abondance, quelle variété de moyens! Quelle ténacité dans leur emploi successif! Quelle science consommée pour décourager et accabler l'héritier!

Après la mort de son frère, M. Léon Lacordaire réclame en vain des renseignements: toute porte lui est fermée. Le 3 janvier 1862, deux mois après le décès de Henri Lacordaire, il assigne l'éditeur de ses œuvres. Alors M. l'abbé Mourey se fait envoyer en possession, en vertu du testament du 17 décembre 1860. Ce testament, déféré à la justice de Castres, est annulé par un jugement du 31 décembre 1862, qui ordonne la mise en possession et la reddition de compte. L'abbé Mourey en appelle, et la cour de Toulouse, par son arrêt du 12 janvier 1864, confirme le jugement. Alors, et sans se préoccuper de la contradiction entre les actes dont ils se servent, les Dominicains opposent un prétendu acte de société du 6 novembre 1861, absorbant, au profit de cette société, tous les biens. Léon Lacordaire en demande la nullité, et comme les Dominicains n'avaient aucune confiance en ce testament, ils se prévalent d'un autre plus ancien, du 26 septembre 1842, au profit de l'abbé Jeandel. Déféré au tribunal de Castres, ce fideicommis au profit d'un incapable est annulé comme tel par un jugement du 16 avril 1866.

Les Dominicains en appellent le 4 juin suivant, et notre vénéré maitre, Berryer, consent à mettre sa grande parole au service de leur

cause.

Alors se produit à la barre de la cour de Toulouse un incident inouï qui aurait ruiné toute autre défense que celle des Dominicains. Inca

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