n'en alloue au Père Lacordaire que trente-six, soit 180,000. Pourquoi cette réduction? Nous avons vainement interrogé à cet égard les Dominicains, qui ont eu probablement d'excellents motifs pour demeurer muets. Ne peut-on pas leur venir en aide? Est-il déraisonnable de supposer que l'apport de 331,000 francs comprenait des immeubles payés au moyen de dons pieux, et qu'on a voulu les défalquer de la masse formant l'avoir reconnu du Père? Ce retranchement de 151,000 sur 331,000 francs a donc pour objet la fixation rigoureuse de ce qui appartenait personnellement au Père Lacordaire, soit 180,000 francs. Aussi le surlendemain, 8 novembre 1861, il en dispose comme de sa chose personnelle. Il cède sa part au Père Sandreau, par un acte dans lequel il déclare que le cessionnaire accepte la remise de valeurs à la satisfaction du cédant. Cet acte a éte annulé comme l'acte de société; mais cette annulation a-t-elle été prononcée parce que cet acte supposait, contrairement à la vérité, un droit de propriété imaginaire? Non certes. Il a été annulé, parce qu'il faisait passer cette partie importante de la fortune du Père Lacordaire entre les mains d'un religieux qui n'était que le prête-nom d'une agrégation illégale, incapable de recevoir. C'est cette transmission que le tribunal de Toulouse, et après lui la cour, a annulée. Ils l'ont donc considérée comme s'appliquant à une valeur sérieuse. Sans cela, l'annulation serait radicale. Si la justice, interprète de la loi civile, s'est opposée à ce que les Dominicains augmentassent leur actif de cette part de 180,000 francs, cette part existe donc; elle est retenue par nos adversaires. On les a empêchés de la recevoir au moyen d'un détour qui n'était qu'une fraude à la loi. Ils ne sauraient la conserver par un autre détour non moins contraire à la loi que le premier. Ici MM. Léon Lacordaire et Marchal, qui ne demandent qu'un compte, ont l'avantage d'en trouver le premier article de la main même de leurs puissants adversaires, confirmé par l'autorité souveraine de la cour de Toulouse, et prenant place sur le procès-verbal de M. le juge commissaire en vertu de l'autorité sacrée de la chose jugée. Le 9 juin 1877, La cour de Toulouse, par son arrêt, confirme le jugement du tribunal de Castres à l'égard du grand Ordre des Dominicains, en ce qui concerne l'obligation de rendre compte, la solidarité prononcée entre les membres dudit ordre et la production des livres; ordonne que le compte sera rendu devant le juge commis, dans le délai de six mois, à partir de la signification de l'arrêt, et ce, à peine de cent francs de dommages-intérêts par chaque jour de retard pendant trois mois, après lesquels il sera fait droit; dit néanmoins que les produits des prédications du Père Lacordaire et les sommes représentant sa fortune patrimoniale n'entreront pas dans le compte à rendre. Le pourvoi des Dominicains en cassation fut rejeté le 9 janvier 1878. COUR D'APPEL D'AIX AUDIENCE DU 21 AVRIL 1879 PRÉSIDENCE DE M. MADON AFFAIRE S... C... S... M. S... fait appel à la cour d'Aix du jugement du tribunal de Nice qui avait prononcé la séparation à la requête de madame S... A l'audience du 21 avril 1879, Me Jules Favre, avocat de M. S..., prend parole en ces termes : Lorsque M. S... s'est présenté devant le tribunal de Nice pour combattre énergiquement la fatale demande en séparation formée par sa femme, il abordait cette lutte cruelle, le cœur plein d'espérance et de foi dans la justice de sa cause. Il croyait impossible que, malgré des torts réels qu'il était le premier à déplorer, mais qui ne pouvaient avoir la gravité qu'on leur prêtait, il ne fût pas protégé, défendu et sauvé par les quinze années de tendresse, de dévouement et d'amour passionné qu'il n'avait cessé de témoigner à sa femme et que celle-ci lui avait rendus avec usure. Pendant ces quinze années, leur ménage était cité comme un ménage modèle. Ce n'était pas seulement par leur affection réciproque, par l'absorption mutuelle de leurs deux existences qu'ils avaient mérité d'être signalés comme un touchant exemple de vertu et de bonheur; c'était aussi par leur intelligence, leur travail opiniâtre, par leurs succès et par la prospérité croissante récompensant leurs efforts et prouvant une fois de plus que la sagesse, l'ordre et la bonne harmonie sont les éléments les plus féconds et les plus purs de la richesse. Ce patrimoine d'honneur, de félicité et de réussite commerciale n'était-il pas une sorte de forteresse au pied de laquelle devaient échouer toutes les attaques de la calomnie, de l'envie et même des égarements les plus légitimes du cœur? Et si toutes ces forces morales, tous ces souvenirs bénis, toutes ces promesses consacrées, toutes ces saintes voluptés de l'âme, tous ces enchantements de deux vies solidaires et soudées l'une à l'autre par les pouvoirs religieux et sociaux n'avaient pu préserver la faiblesse de la femme contre les coupables incitations dont elle est la victime, n'étaient-ils pas de nature à toucher la justice et à lui dicter un arrêt la retenant, au nom de son devoir et de son bonheur, sur le bord de l'abîme où elle se précipitait, poussée par une impulsion étrangère? M. S... avait la conviction profonde que tel serait le résultat des débats. Il attendait sans crainte la décision du tribunal; car en s'interrogeant lui-même au fond de son cœur, il y voyait un amour si absolu, si désintéressé, si inébranlable pour sa femme, qu'il espérait que cet amour suffirait à le racheter et à le venger. Il s'est trompé. Le tribunal, écartant, il est vrai, tous les griefs allégués, sauf un seul, a estimé que celui-ci était assez grave pour rendre désormais impossible la vie commune cimentée par les quinze années de concorde, de paix et de labeur mutuel. Il a brisé cette pierre du foyer domestique, baignée de tant de douces larmes, confidente de tant d'épanchements délicieux! Il 'a dit à ces époux qui ont eu l'art d'y retenir l'amour pendant ce grand spatium humanæ ætatis Tout n'est plus pour vous que ruine et désespoir. Fuyez-vous autant que vous vous êtes idolâtrés, soyez étrangers l'un à l'autre autant que naguère vous vous fûtes indispensables. Portez chacun où le sort vous conduira le fardeau de vos stériles attachements. Je vous ordonne de ne plus vous connaître. Atterré par ce désastre imprévu, M. S... ne peut l'accepter; et même sous le poids de cette déception, il ne perd ni sa confiance ni son courage. Il vient à vous qui, placés dans une sphère supérieure, êtes éloignés du théâtre des petitesses des commérages et des passions mesquines qui l'ont perdu. Et c'est en invoquant le chagrin auquel il n'a pu se résigner, le droit qu'il croit avoir été méconnu à son préjudice, et avant tout et surtout l'intérêt de sa femme bienaimée, sacrifiée aux calculs égoïstes de ses détestables conseillers, qu'il vient vous supplier de lui rendre celle qui lui appartenait devant Dieu et devant les hommes, et dont, malgré de pénibles apparences, il n'a pas cessé d'être digne. Ici encore cependant l'attendait une fàcheuse déception. Il avait eu la bonne fortune de rencontrer le patronage d'un athlète éprouvé qui était l'honneur et la lumière de ce barreau, si riche en talents brillants, en savants jurisconsultes et en orateurs éloquents. Et au moment où cette voix autorisée allait le protéger, l'État le lui enlève en l'appelant aux hautes fonctions auxquelles son caractère et son talent semblaient le prédestiner. Au lieu de ce secours ardent et jeune, nouveau dans la cause, aimé et connu de tous, il est forcé de se retourner vers le vaincu de la veille et de lui demander un appui dont on ne peut plus mesurer l'utilité qu'au zèle et au désir de faire triompher son juste droit. Tous les procès de séparation sont profondément affligeants la désunion des familles, le scandale des débats, les passions irritantes qu'ils mettent en jeu sont un véritable malheur social. Voici le problème juridique et moral de celui-ci. Deux époux ont vécu, pendant quinze années, tendrement unis, confondus, absorbés dans les légitimes délices d'un amour réciproque, passionné, que la femme a été la plus ingénieuse et la plus éloquente à exprimer. Tout à coup, sans qu'aucun événement puisse justifier sa résolution, elle se souvient que six années auparavant elle aurait été l'objet d'une accusation odieuse; ou plutôt une sœur, un beau-frère s'en souviennent pour elle et lui démontrent qu'elle a dû en être offensée. Vainement, depuis cette prétendue injure, a-t-elle continué à vivre étroitement unie à son mari, et à lui prodiguer les preuves de sa tendresse. Il faut qu'elle ait été outragée, il faut que ces prétendus outrages contre lesquels elle a protesté par ses actes, par ses écrits et par ses sentiments, deviennent un grief de séparation. On lui arrache un consentement, on l'entoure, on la presse, on la domine, on empêche les salutaires conseils, on écrit pour elle, on l'enlève. Et c'est ainsi que la demande est formée; c'est ainsi que ce mari pour lequel il n'y a pas eu assez d'éloges, devient un homme abominable, un libertin effronté, un misérable calomniateur, un être bas et vil, n'ayant d'autre pensée que celle de se débarrasser de sa femme. Telle est l'intrigue qui a enlacé madame S... et qui l'a perdue. Le tribunal l'a entrevue, et cependant il a consacré son succès. Nous venons vous conjurer de ne pas confirmer sa sentence. Permettez-moi d'abord de vous faire connaître en quelques mots les personnes sur le sort desquelles vous allez prononcer. Les documents du procès vont jeter sur leurs caractères, leurs habitudes et leurs faiblesses une précieuse lumière. Je les résume par avance, afin qu'ils vous apparaissent dans toute leur netteté, et que vous puissiez suivre avec plus de profit l'enchaînement des faits qui vont se dérouler devant vous. Denis S... est d'une famille honorable, estimée et aisée. Son père, ancien officier de marine, est entouré de la plus haute considération, et je n'ai pas besoin de vous dire que ce procès est la désolation de sa vieillesse. Denis est représenté par tous ceux qui ont parlé de lui comme un homme doux, laborieux, aimant, respectueux et tendre pour ses parents, ami fidèle, généreux et charitable, doué des qualités les plus aimables. Après avoir reçu une bonne éducation au collége, il entra à dix-huit ans, comme surnuméraire, dans la direc tion de la santé maritime; et il y était encore lorsque, en 1859, à propos d'une vente de fleurs, sa famille fut mise en rapport avec celle de mademoiselle L... R. M. Hyacinthe R... le père, Anglais d'origine, était venu s'établir à Nice où il avait fondé une maison de parfumerie qu'il exploitait péniblement, luttant contre les difficultés d'une position embarrassée, forcé de recourir à des emprunts, condamné à de perpétuelles inquétudes sur son avenir et troublé par de dangereuses éventualités. Il avait trois enfants, dort un fils, M. Eugène, qui l'aidait dans son industrie; une fille ainée, mariée à M. C..., sténographe au Sénat, et une seconde fille, mademoiselle Lucy. Ce fut avec cette jeune fille que quelques officieux eurent la pensée de marier M. S... qui n'y songeait point, et ne s'y prêta d'abord qu'avec hésitation. Dès les premières relations, et au travers des pourparlers d'union, on entretint la famille S... de besoins d'argent. On demanda 15,000 francs, et l'on se rabattit à 9,000 francs que le gendre fournit à son beau-père. En même temps, il fut convenu que Denis viendrait travailler dans sa fabrique, moyennant maigre appointement. Jeune, plein de confiance, trop avancé pour reculer, atteint d'ailleurs par un amour bien naturel pour la jeune fille, qui était charmante, il accepta tout, et le mariage fut contracté. Le 11 février 1860, on signa le contrat de mariage, stipulant le régime dotal et l'attribution de paraphernaux à tous les biens acquis par la femme à quelque titre que ce fût. Ce régime prouvait tout l'aveuglement de M. S... et fut pour lui une source d'embarras et de persécutions. La dot de la future était de 1,000 francs comptant et 6,000 francs après la mort de ses père et mère; l'apport de M. S..., 15,000 francs, payables aussi après la mort du père et de la mère. Comment vous parlerai-je des commencements de cette vie commune? Il faudrait pour le faire dignement, posséder les secrets les plus magiques du langage, qui est toujours impuissant à traduire les légitimes transports d'un amour partagé. M. S... avait de prime abord conquis le cœur de sa jeune femme, et s'était donné à elle sans réserve. Ils jouissaient l'un et l'autre du bonheur ineffable de s'appartenir pour toujours et de confondre avec leurs ivresses fortunées du présent les rêves d'un avenir qui ne pouvait que les unir plus étroitement à chacune des épreuves nouvelles de la vie. M. S... se consolait ainsi des amertumes auxquelles le condamnait le commandement souvent altier de son beau-père. Il voyait qu'on tirait de lui tout ce qu'il pouvait produire, et il se prodiguait d'autant plus qu'on en abusait davantage. Mais il pensait que cette initiation aurait son terme, et qu'il pourrait bientôt goûter avec sa femme le prix d'une indépendance laborieuse. Il avait sa tendresse, son affection passionnée; avec un pareil talisman, où peuvent être le malheur et la tristesse ? |