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TRIBUNAL DE CASTRES

AUDIENCE DU 18 NOVEMBRE 1879

SOUS LA PRÉSIDENCE DE M. DESCLAIS

AFFAIRE JALABERT

Le testament de madame Barthès en faveur de M. Jalabert est attaqué par des parents éloignés, sous prétexte de captation de la part du légataire,, qui est défendu par Me Jules Favre en ces termes :

Je ne me crois pas téméraire en affirmant qu'après avoir entendu mon adversaire, nul homme de sens ne peut douter que le testament qu'il a prétendu attaquer ne soit l'œuvre d'une volonté libre, éclairée, persévérante; qu'il ressortait naturellement de tous les faits, de toutes les affections, de toute la vie de madame Barthès; qu'il était celui qu'elle devait faire, l'expression de la raison, de l'intérêt, du sentiment, de la justice; et qu'en sachant ce qu'était madame Barthès, ce qu'elle avait été, ce qu'elle avait tendrement et saintement aimé, son légataire universel ne pouvait être que M. Jalabert.

Cette proposition est d'une telle évidence que sa lumière projette sur cette cause sa clarté souveraine, qui pénètre vos consciences et dont votre jugement sera le reflet. Quel est, en effet, pour un procès de cette nature, le critérium le plus sûr? Quel est celui qui défend le mieux un testament? C'est la conformité de ce testament avec les sentiments, le cœur du défunt.

Lorsqu'une personne favorisée par la fortune disparaît de ce monde, la loi entoure ses biens de sa sollicitude; elle en assure la transmission d'après l'ordre qu'elle a déterminé dans tous les pays civilisés et qui maintient la solidarité des familles, à moins qu'avant de s'éteindre, le défunt n'ait dicté sa volonté, qui devient une loi. Lex esto! Elle peut blesser des convoitises, susciter des colères; elle peut être dénoncée à la justice comme entachée de vices qui ne permettent pas de la consacrer; on peut dire qu'elle a été violentée, surprise par le dol, et demander à le prouver. Mais si cette volonté est celle que faisaient présumer les sentiments, les habitudes et les tradi

tions de toute l'existence, elle se défend par elle-même, et il faudrait des preuves bien fortes, bien directes pour l'ébranler.

Les trouvons-nous ici? N'est-il pas, dès à présent, victorieusement établi que madame Barthès a toujours voulu et qu'elle a dû léguer ses biens à M. Jalabert; que son testament est un acte de logique, de reconnaissance et d'équité? Tous ceux qui l'ont connue le disent affirmativement. Et Jalabert n'aurait pas besoin d'être défendu s'il n'avait à venger sa bienfaitrice et son propre honneur des attaques venimeuses des héritiers évincés qui ont donné la mesure de leur peu de confiance dans la justice de leur cause par la tardiveté de leur attaque.

Oui, c'est ce devoir que Jalabert vient remplir et dont l'accomplissement lui est plus cher que sa fortune. Il croirait être indigne de la libéralité de madame Barthès s'il ne protestait pas énergiquement contre les attaques dont il a été l'objet. C'est pour cela qu'il a fait appel à mon amitié et à mon zèle. J'étais venu ici, doutant de moi et ne sachant pas comment je pourrais me tenir debout dans la lice : la lutte m'a ranimé; et lorsqu'au sortir de ce prétoire, Jalabert m'a renouvelé ses instances, il aurait trouvé des défenseurs plus habiles, mais nul n'aurait plaidé sa cause avec plus de conviction, avec une plus profonde connaissance de son caractère et de celui de madame Barthès, avec un sentiment plus réel de ses devoirs professionnels. Les services rendus imposent l'obligation d'en rendre de nouveaux : c'est une chaîne qu'on ne peut dénouer qu'en se dévouant jusqu'à la fin à en resserrer les anneaux. Et c'est ainsi que je suis encore devant vous, heureux de ressentir une fois de plus les effets de votre bienveillance, de m'appuyer sur votre justice et d'élever la voix à cette barre pour y défendre l'œuvre d'une femme qui, dans sa rude et longue existence, n'a jamais trompé personne, et d'un homme qui a été son fils d'adoption, son collaborateur, son aide, son confident et son ami, et qui n'a jamais eu une seule pensée qui fût indigne de cette persévérante amitié.

Eugène Jalabert est né en 1822, d'une famille aisée et honorable, bien connue parmi les commerçants de Castres. Il avait fait des études brillantes au collége de sa ville natale, et il aurait pu aspirer à une carrière libérale; mais il était le frère aîné de six enfants, et il dut entrer bien jeune dans les affaires de son père. Jamais, soit dans ses occupations, soit dans la familiarité de sa vie, il n'a cessé d'être un excellent fils, le modèle de ses frères. Dans ses relations, il fit la connaissance de deux intérieurs aussi honorables qu'attrayants. Il eût le bonheur d'y être admis, apprécié, et peu à peu d'y conquérir

1 Me Jules Favre venait de plaider pour les héritiers Lacordaire contre les Dominicains.

une place qui a été le point de départ d'une fidèle affection. Le premier de ces intérieurs était celui de M. et madame Mérigonde. M. Mérigonde était un ancien employé aux contributions indirectes. Lui et sa femme vivaient dans une retraite embellie par de saintes affections et le charme des plaisirs intellectuels. Leur fille Clémentine avait épousé M. Barthès, expert géomètre des plus distingués. Elle devint sa femme en 1816 ou 1817. Née avec le siècle, elle avait vingt-deux ans de plus que Jalabert. Elle avait reçu de son père une excellente éducation, et elle était sortie des mains de Dieu merveilleusement trempée; douée d'une fermeté inébranlable, d'un esprit sagace et d'une volonté que rien ne pouvait faire fléchir. Elle aimait les arts, et elle était une musicienne achevée. M. Paul Barthès, l'oncle de Jalabert, était propriétaire du domaine de Lardaillé. Le jeune homme y était reçu, on l'y attirait; M. Barthès, qui avait distinguéses remarquables aptitudes, en avait fait son aide dans ses travaux. Devenu maire de Castres, il recherchait son jeune parent et l'associait à ses occupations. Jalabert, dont l'esprit était grave, réfléchi, éloigné de toute dissipation, venait dans cet heureux intérieur pour se récréer, s'instruire, aimer et vénérer. C'était pour lui l'école du savoir, du sentiment et du respect. Heureux les jeunes gens qui, au début de la vie, trouvent de tels exemples! Jalabert partageait ses loisirs entre le beau-père, qui demeurait à Castres, et le gendre, qui vivait dans son domaine de Lardaillé. Madame Mérigonde mourut en 1851; et M. Mérigonde s'établit à Lardaillé, où il était entouré des amis les plus tendres, par son gendre, sa fille et Jalabert. Il y termina son heureuse vieillesse en 1857, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Et l'année suivante, Paul Barthès fut emporté par un accident. Le désespoir de la veuve était sans nom : elle perdait tout avec cet homme si excellent, si simple, si affectionné. Il n'avait jamais eu d'enfants, et laissait toute sa fortune à sa femme. La propriété de Lardaillé était d'une difficile gestion. Eugène Jalabert en connaissait les détails, et la veuve comptait sur son dévouement et son zèle intelligent. Jalabert partageait sa douleur; il demanda à son père l'autorisation de consacrer ses efforts à l'adoucir. Il devint dans la maison de madame Barthès le régisseur général, et toute l'administration lui était confiée. Il fut l'enfant adoptif qui prit place à ce foyer où venaient de disparaître des êtres chéris. Pendant vingt ans, il n'a pas cessé un jour de se dévouer courses, travaux, voyages, soins agricoles, soucis d'affaires, tout a été supporté par lui avec autant d'intelligence que de bonheur. Soumis, affectionné, respectueux et patient, il sut toujours concilier sa dignité avec sa déférence pour madame Barthès, dont le caractère difficile l'eût exposé à bien des orages. Vous le voyez dans l'épisode de son mariage: ainsi, a-t-il tout sacrifié pour

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sa tante, et il ne l'a jamais regretté, car c'est le cœur qui l'y poussait, et il en a été récompensé.

Voilà le légataire universel!

Douée d'une rare énergie, madame Barthès semblait défier le poids des ans. Mais l'année dernière, gravement atteinte, elle fut malade pendant plusieurs mois et soignée avec un dévouement sans bornes par son fils adoptif, n'ayant pour le seconder que mademoiselle Mérigonde. Son testament, pour lequel elle avait consulté les plus habiles jurisconsultes, est l'œuvre de sa vie tout entière : il en résume toutes les constantes affections et même les persistantes antipathies. Et tous les faits que vous alléguez pour le détruire ne sont qu'un tissu d'indignes commérages, un ramassis d'inventions ridicules qui ne peuvent en rien démontrer qu'il a été surpris par la fraude. Alors même que vous eussiez prouvé vos fausses imputations, Jalabert resterait ce qu'il est, le légataire en vertu d'un testament inattaquable. A quoi bon recourir à une enquête? Vous voulez la vérité, ditesvous, nous la voulons comme vous, mais nous l'avons, nous n'avons donc pas besoin de la chercher : c'est la vie entière d'honneur, de délicatesse et de dévouement de Jalabert; c'est l'affection maternelle de madame Barthis; c'est la protestation de la famille entière; ce sont quarante ans d'une union qui ne s'est jamais démentie et dont cet acte testamentaire est le couronnement, la conséquence naturelle. L'arbre s'est épanoui là où il avait été planté, et par les lois inéluctables de sa croissance et de sa fécondité. Vous avez été bien téméraires en méconnaissant ces faits; Nous aurions pu vous faire expier par des dommages-intérêts votre méchante action; nous l'avons dédaigné. Jalabert ne voit dans ce procès qu'une attaque à l'honneur et à la mémoire de sa tante; c'est pour cela qu'il a résisté. Ce sont les volontés sacrées de madame Barthès qu'il doit mettre à l'abri des attaques calomnieuses. Et croyez-vous que madame Barthès ne soit pas là, au milieu de nous, pour le soutenir? Elle s'indigne avec lui; avec lui, elle repousse l'audacieuse supposition qu'elle ait pu être trompée. Ce ne sont pas seulement ses propres sentiments et ses affections qu'elle place sous votre protection, ce sont les sentiments et les affections de tous les siens, c'est Mérigonde, c'est Paul Barthès qui ont toujours aimé Jalabert, qui l'ont regardé comme leur fils. Ils vous demandent la consécration judiciaire de cette longue et persévérante amitié, récompensant une non moins longue et persévérante vertu; la consécration de l'autorité de la loi ne souffrant pas qu'on insulte les morts et qu'on trouble le repos des vivants pour satisfaire d'illégitimes convoitises.

Le tribunal, déclarant que nulle preuve de captation n'était établie, se prononça contre l'enquête demandée.

COUR D'APPEL DE CAEN

AUDIENCE DU 2 DÉCEMBRE 1879

PRÉSIDENCE DE M. CHAMPIN

AFFAIRE LECARPENTIER CONTRE LORIOT

M. Loriot, légataire de M. Prosper Loriot, fait appel à la cour de Caen d'un jugement du tribunal de Valognes ordonnant une enquête sur la demande de madame Lecarpentier, pour juger de l'état d'esprit du testateur, qui avait donné des preuves d'insanité.

Me Carrel était l'avocat de l'appelant.

Me Jules Favre, défenseur de l'intimée, prend la parole en ces termes :

Je viens, au nom de madame veuve Lecarpentier, demander à la cour la confirmation d'un jugement rendu le 6 mars 1879 par le tribunal de Valognes, ordonnant la preuve de vingt-huit faits articulés par elle et qui démontreraient l'incapacité absolue où se trouvait M. Prosper Loriot, son oncle, de faire un testament.

Cette incapacité, qui est de notoriété publique à Valognes, nul ne la connait mieux que Jean-Louis Loriot, notre adversaire, arrièrecousin de M. Prosper Loriot et son légataire universel en vertu d'un testament olographe, daté du 10 janvier 1873. Il sait par quels moyens a été obtenu cet acte de libéralité qui dépouille la sœur et les nièces du défunt auxquelles ce dernier, tant qu'il a été maître de sa volonté, a toujours destiné son patrimoine. Il n'est donc point étonnant qu'il s'oppose énergiquement à une enquête, si, comme il le soutient, les articulations sont fausses et dès à présent démenties par une irrésistible évidence. Ses honorables et savants conseils et défenseurs ont essayé d'établir que le testateur a joui jusqu'au dernier jour de sa vie de l'intégrité de ses facultés intellectuelles. Dès lors, que redouter des témoignages? Ils ne pourront que mettre en lumière cette parfaite intégrité. Ils confondront la témérité de la demanderesse et vengeront l'honneur du légataire. Mais ce n'est pas ce que pense ce dernier; beaucoup moins confiant dans la bonté de sa cause qu'il ne voudrait le faire croire, il a combattu l'enquête avec acharnement devant le tribunal de première instance, qui l'a

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