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rencontres; que le rapprochement des arrêts y est fort difficile, et qu'un recueil d'arrêts n'est pas toujours un recueil de jurisprudence.

La Gazette des tribunaux a un caractère particulier : elle ne rend pas seulement compte des procès jugés, mais aussi des procès pendant qu'ils se débattent, et lorsque personne n'en peut encore prévoir l'issue. Elle enregistre les paroles des avocats; elle offre aux anciens un moyen d'accroître et d'étendre leur célébrité; aux plus jeunes, elle fournit les moyens de se faire connaître du public. Les réputations ne sont plus renfermées dans l'enceinte du Palais. A la longue, ce journal, par sa variété, offrira l'histoire du barreau et des mœurs judiciaires.

On a fait aux anciens arrêtistes un reproche dont les nouveaux ne savent pas toujours se garantir; c'est de présenter, comme établissant une règle générale, un arrêt qui, en y recourant, se trouve n'avoir jugé qu'un cas tout particulier. Qui ne sait, en effet, qu'il se rencontre souvent telle espèce où la conscience des magistrats ne se croitrassurée que par une sorte de violence faite au principe général? Un tel arrêt, s'il peut être justifié par la faveur ou la singularité des circonstances, la qualité ou les rapports des parties, ne doit certainement pas être tiré à conséquence. Le devoir de l'arrêtiste est donc d'avertir son lecteur du danger qu'il y aurait à étendre à tous les cas ce qui n'a été jugé que pour un seul, et de prémunir ainsi contre l'abus que des gens ignorans ou peu délicats pourraient faire d'une décision dangereuse dans ses conséquences, quoique louable dans son principe. Il doit se rappeler le mot de César : Omnia mala exempla ex bonis initiis orta sunt: sed ubi imperium ad ignaros aut minùs probos pervenit, novum illud exemplum ab dignis et idoneis ad indignos et non idoneos transfertur. (Sallust. in Catilin. cap. 51.)

SECTION VIII.

Qualités désirables dans un recueil d'arrêts.

Si, des défauts justement reprochés aux compilations d'arrêts, nous passons aux qualités qu'exige ce genre de

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labeur, nous allons trouver plus à désirer que nous n'avons trouvé à reprendre.

Dans un ouvrage aussi recommandable par sa brièveté que par sa profondeur, BACON donne plusieurs bonnes règles sur la meilleure manière de recueillir et d'alléguer les arrêts.

1. Il faut faire choix des arrêts rendus dans des temps calmes et modérés, et non à des époques de tyrannie, de factions et de désordres. Ces exemples illégitimes nuisent plus qu'ils n'instruisent: Magis nocent quàm docent. (Aphor. 22.)

2. Le plus sûr est de préférer les nouveaux arrêts aux anciens : car pourquoi ne pas continuer à pratiquer ce qui l'a été peu de temps auparavant, sans qu'il en soit résulté d'inconvénient? Cependant les exemples récens ont moins d'autorité que les anciens; et quand l'ordre actuel des choses a besoin d'amélioration, il n'est que trop commun de rencontrer des arrêts dans lesquels l'esprit du temps se fait plus remarquer que la droite raison: Magis sæculum suum sapiunt, quàm rectam rationem. (Aphor. 23.)

3. Les anciens arrêts doivent être reçus avec précaution et discernement d'autres temps, d'autres soins; el tel arrêt, vieux par sa date, peut paraître bien nouveau par son peu de conformité avec l'état présent. Les meilleurs sont donc ceux d'un temps intermédiaire, ou d'un temps qui ait rapport au nouveau; conformité qui quelquefois a lieu entre des époques bien éloignées, et ne se rencontre pas toujours entre des temps plus rapprochés. (Aphor. 24.) 4. Il faut se renfermer dans l'espèce de l'arrêt, et se tenir en-deçà plutôt qu'au-delà; ear où la loi manque, tout est suspect; et dans le doute, la circonspection vaut mieux que trop de hardiesse. (Aphor. 25.) Autrement à force d'aller de proche en proche, sous prétexte d'analogie, on finirait par arriver aux conséquences les plus opposées au principe dont on est parti. (Voyez Aphor. 16.)

5. Il importe beaucoup de remarquer par quelles mains ont passé les arrêts qu'on cite. Si ce sont des actes obscurs, tirés de la poudre du greffe, et qui ne sont pas l'ouvrage même des magistrats (par exemple des arrêts d'expédient); ou si le souvenir ne s'en est conservé dans la mémoire

publique que par une tradition incertaine, on doit en faire peu de cas, ou même les écarter tout-à-fait. (Aphor. 27.) 6. Il convient de donner la préférence à ceux qui ont été rendus publics, et que chacun a pu critiquer ou invoquer à son gré; à la différence de ceux qui, restés comme ensevelis dans les registres et les archives, semblent avoir été condamnés à l'oubli : car il en est des exemples comme de l'eau, qui n'est jamais plus saine que lorsqu'elle est courante: Exempla enim, sicut aquæ; in profluente sanissima. (Aphor. 28.)

7. Les décisions judiciaires ne doivent pas être extraites des historiens, mais des registres mêmes, ou être fondées sur des traditions parfaitement sûres. Il semble, en effet, que, par une sorte de fatalité, les historiens, même les meilleurs, ne parlent des lois et des actes judiciaires que d'une manière imparfaite : si elle est exacte au fond, elle diffère toujours beaucoup de ce qu'on trouve dans les pièces originales. (Aphor. 29.)

8. Une jurisprudence aussitôt abandonnée que reçue doit être rejetée; car l'usage qu'on en a fait pendant quelque temps prouve moins en sa faveur, que le discrédit où elle est presque aussitôt tombée ne prouve contre. (Aphor. 30.)

9. On cite les arrêts comme des exemples bons à suivre, et non comme des lois auxquelles il faille absolument céder. In consilium adhibentur non utique jubent aut imperant. Loin de contrarier l'usage présent, il faut donc, au contraire, qu'ils s'y prêtent et s'y puissent accommoder. (Aphor. 31.)

10. Suivant BACON, les compilateurs des arrêts devraient être choisis parmi les avocats les plus savans, et le gouvernement fournirait aux honoraires de leurs travaux : Honorarium liberale ex publico excipiunto. On ne devrait, en aucun cas, confier ces soins importans aux juges, de crainte qu'un trop grand attachement à leurs opinions et trop de confiance dans leur propre autorité, ne les fît s'écarter des simples fonctions de référendaires. (Aphor.75 1.)

Ces appréhensions que manifeste Bacon doivent, sans doute, engager à se tenir en garde contre les effets d'un amour-propre toujours partial;

11. Il faudrait, dit-il, énoncer l'espèce avec précision, donner exactement le texte de l'arrêt, avec les motifs sur lesquels il est basé; et ne rien dire des plaidoyers des avocats, à moins qu'ils n'offrissent quelque chose de bien saillant. (Aphor. 74.)

les

12. Enfin, on disposerait les arrêts suivant l'ordre des temps, et non suivant l'ordre des matières; en effet, recueils de ce genre forment une histoire exacte, et présentent un tableau suivi des progrès de la science des lois. Un juge éclairé s'instruit autant lorsqu'il médite sur les époques des différens arrêts, que lorsqu'il en approfondit les espèces. (Aphor. 77.)

LACOMBE Veut qu'un arrêtiste n'avance rien qu'il n'ait été à portée de vérifier par lui-même. « Il en est, dit-il, des arrêts comme de l'histoire : l'on ne se fie aux historiens éloignés qu'à bonne caution, au lieu que les contemporains font une foi pleine et entière. »

Tous les devoirs d'un bon arrêtiste semblent réunis dans cet éloge de DUFRESNE, auteur du premier volume du Journal des Audiences. « Rien n'a égalé son exactitude... Il a été non seulement présent aux audiences, mais il s'est encore conformé scrupuleusement aux lois de la vérité, en rédigeant avec beaucoup de netteté les moyens de fait et de droit, et en rapportant la plupart des arrêts en forme. -Dans les causes où le fait ne paraissait pas bien éclairci, il s'est donné la peine d'examiner attentivement les Mémoires de ses confrères et même ceux des parties, afin de saisir la question de fait, et de la présenter dans son véritable point de vue 1.

cependant il est, à mon avis, des avantages qui peuvent balancer cet inconvénient Voy., ci-après, SECTION XIV, Règle V.

'D'AGUESSEAU n'en juge pas aussi favorablement. Dans sa 420° Lettre (t. 8, p. 585) il écrit: «... Je me contenterai de vous dire en général, que le Journal des Audiences du parlement de Paris, où vous avez pris apparemment ce qu'il me fait dire de la cause... n'est pas un garant bien sur des maximes que l'auteur de ce journal y met dans la bouche des avocats-généraux. Les précis qu'il y rapporte de leurs plaidoyers sont ordinairement assez mal faits. Quoiqu'il rencontre quelquefois bien dans les maximes qu'il leur fait avancer, l'ouvrage n'en mérite pas pour cela plus de confiance, et il a ce caractère commun avec la plupart des recueils de cette espèce, qui ont souvent plus d'autorité de loin que de près. » Avis aux provinces.

SALVIAT nous apprend que, pour s'assurer de l'exactitude des arrêts qu'il rapporte, il s'est servi principalement des attestations en usage au barreau du parlement de Bordeaux. « Ces actes, dit-il, qui ne sont délivrés qu'après de múres délibérations de la compagnie entière de MM. les avocats, jouissent parmi nous de la plus grande authenticité ; ils ne sont pas à Bordeaux, comme ailleurs, l'ouvrage de deux ou trois personnes, mais celui d'un corps entier, etc. » On conçoit, en effet, que des arrêts ainsi attentes ne pouvaient pas manquer d'être présentés sous leur vrai jour.

SECTION IX.

Moyen de concilier les arrêts contraires.

Après l'exactitude dans le récit des faits, l'exposé des moyens et le texte de l'arrêt, le principal devoir d'un arrêtiste est de rapprocher les arrêts qui semblent contraires et d'en marquer l'opposition, d'indiquer les nuances qui les séparent ou le moyen de les concilier. (V. ci-après 8o règle.

« On sait, dit M. DELAVILLE, que la doctrine des arrêts est grandement mêlée de pour et de contre; les circonstances particulières en peuvent être la cause, ou bien quelques autres choses qui peuvent se présenter à la pensée, et qu'il n'est pas besoin d'expliquer.

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D'ARGENTRÉ ne laisse pas échapper l'occasion de remarquer que de iis non eadam judicantur; et tous nos auteurs sont remplis de doléances sur l'éternelle contradiction des arrêts.

On les concilie le plus souvent en distinguant avec soin les temps, les lieux, les personnes, les circonstances particulières de la cause.

Les lois n'ont pas d'effet rétroactif; chaque cause doit se juger suivant les règles en vigueur au moment où elle a pris naissance. Un premier moyen de concilier certains arrêts est donc de faire observer que l'un, par exemple, a été rendu depuis le code civil, tandis que l'autre a été rendu sur une espèce antérieure. L'arrêtiste en conclura que ce dernier arrêt, qui n'est que transitoire, ne peut être d'aucune influence sur l'avenir.

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