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laquelle il écoutait les plaideurs. «Laissons-leur, disait-il, la liberté de dire les choses nécessaires, et la consolation d'en dire de superflues. N'ajoutons pas au malheur qu'ils ont d'avoir des procès celui d'être mal reçus de leurs juges : nous sommes établis pour examiner leur droit, et non pas pour éprouver leur patience; >> et il leur laissait éprouver la sienne. (Vie du Président de Lamoignon, page 36 1.) Il n'y a pas de patience sans attention. La patience ne consiste pas à endurer une plaidoirie qu'on n'écoute pas; et autant vaudrait interrompre l'avocat que de s'occuper de toute autre chose que de ce qu'il dit. Si l'avocat n'est pas habile orateur, s'il fatigue, s'il ennuie, c'est un malheur; mais une audience n'est pas un spectacle où l'on ne doive prendre plaisir qu'au débit des bons acteurs; ceux qui s'énoncent désagréablement n'en demandent pas moins justice; le devoir des juges est donc de les écouter, et non « de se demander et raconter nouvelles et esbattemens, au mépris de la loi qui le leur défend, au détriment des parties qui en souffrent, au regret du public qui en gémit, au déplaisir du barreau qui s'en plaint.

Le visage du juge doit être aussi serein que sa conscience doit être pure. S'il lui est défendu de s'ouvrir légèrement de son opinion par des discours prématurés, il ne lui est pas plus permis de révéler sa pensée par des airs de tête et des jeux de physionomie : Id enim non est constantis et recti judicis, cujus animi motum vultus detegit. (L. 19, ff. de Officio Præsidis.)

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Si la patience et l'attention sont nécessaires pour préparer un bon arrêt, le soin que le juge apporte à sa rédaction n'est pas moins nécessaire pour qu'en effet l'arrêt soit bon. « La chicane vaincue a encore ses ressources. A peine se voit-elle accablée sous le poids de l'équité, qu' elle pense déjà à réparer ses pertes et à relever les débris de son injustice. Il n'est rien que sa subtilité ne tente pour dérober au vainqueur tout le fruit de sa victoire; et

On pouvait dire du président de Lamoignon ce que Cicéron a dit de Muréna: Sapiens prætor, qualis is fuit, offensionem vitat æquabilitate decernendi; benevolentiam adjungit lenitate audiendi. (Orat. pro Murená, n. xx.)

2 Ordonnance de décembre 1320.

qui sait si elle n'osera pas porter ses vues sacriléges jusque sur l'oracle même, pour y glisser, s'il était possible, des termes obscurs, des expressions équivoques dont elle puisse se servir un jour pour en combattre la foi ou pour l'éluder? Efforts impuissans, artifices inutiles contre un magistrat attentif! Il pèse toutes les paroles de son jugement avec autant de religion qu'il a pesé son jugement même; et par cette dernière attention, il imprime, pour ainsi dire, le sceau de l'éternité sur tous les ouvrrges de sa justice. (D'AGUESSEAU, tome 1, page 170, 14c Mercuriale, de l'Attention.)

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L'obligation où sont aujourd'hui tous les juges de motiver leurs décisions doit être une raison de plus pour eux d'en soigner la rédaction. Sans doute un arrêt peut être juste dans son dispositif, quoique mal raisonné dans ses considérans; mais alors il a moins de poids que si, par un heureux enchaînement de propositions également claires et vraies, on trouvait dans les motifs mêmes une démonstration irrécusable de la bonté du dispositif.

A ce sujet, rappelons qu'il y a deux manières de motiver un arrêt : l'une infiniment simple, et qui se fait en adoptant les motifs des premiers juges; l'autre, plus laborieuse, et qui consiste à donner à l'arrêt une rédaction qui lui soit propre. Celle-ci s'emploie toujours lorsqu'on infirme ; cellelà lorsqu'on confirme, à moins que les motifs donnés n'aient été combattus avec assez d'avantage pour montrer qu'ils soutiennent mal le dispositif. Entre ces deux formes, nous n'hésitons pas à donner la préférence à la seconde. Ce n'est pas que nous prétendions que jamais il soit arrivé que l'ennui de rédiger de nouveaux motifs ait porté les magistrats à confirmer, par la formule adoptant, des jugemens qui peut-être eussent dû être réformés, au moins à certains égards; mais il nous semble que, dans les lumières supérieures qui éclairent les magistrats d'une cour souveraine, il est impossible qu'on ne trouve pas toujours le moyen, sinon d'apporter de plus solides raisons que celles trouvées en première instance, au moins de donner à ces raisons adoptives une tournure nouvelle, qui, plus concise ou plus étendue, suivant les cas, leur donnerait un degré d'évidence de plus. Pour moi, je n'ai presque point vu de

jugemens qui, avec un peu de soin, n'eussent pu être rédigés in meliùs. Et d'ailleurs, la méthode à laquelle je donne ici la préférence aurait, si elle était généralement observée, l'avantage de dispenser de recourir à un premier jugement (que souvent on n'a pas, ou dont on n'a qu'une copie illisible) pour connaître les motifs d'un arrêt dont on ne tient que le dispositif.

SECTION XII.

Comment un arrêt peut être bon dans un sens et mauvais dans un autre.

Nous mettons en avant une sorte de paradoxe qui cependant nous semble pouvoir être démontré : c'est qu'un mauvais arrêt peut quelquefois être bon; c'est-à-dire mauvais pour la partie dont il a mal apprécié les droits en point de fait, et n'en être pas moins bien raisonné en point de droit. S'il est jamais arrivé qu'un arrêt ait été accordé à la faveur ou à la haine, et que des magistrats aient cédé à la peur ou à l'ambition, à coup sûr ils ont dû mettre tous leurs soins à ce que leur arrêt, injuste au fond, fût si bien coloré dans les termes, si adroitement conçu dans toutes ses parties, que le public, étranger à l'affaire, ne s'en aperçût point: car, pour commettre une iniquité, il n'est pas besoin de faire violence au droit pour l'adapter au fait; il suffit de changer le fait pour l'accommoder au droit qu'on veut établir. Si une prescription de vingt ans est décidément acquise, et que pourtant on veuille favoriser celui contre qui elle milite, le juge qui se sera laissé séduire ne sera pas imprudent au point de dire que, si le possesseur actuel a joui pendant si long-temps, il est bien juste que l'autre jouisse à son tour: mais il supposera, ou que ce possesseur n'a pas été de bonne foi, quoique rien ne prouve qu'il ait été constitué en mauvaise foi; ou que son titre est vicieux, quoique de fait il ne soit entaché d'aucun vice. On conçoit très bien qu'un arrêt ainsi tourné présentera un raisonnement exact en droit, et n'en couvrira pas moins une injustice en point de fait; et que si la partie injustement dépouillée a de bonnes raisons pour se plaindre, les arrêtistes et les jurisconsultes n'en pourront

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pas moins raisonner avec sécurité sur un arrêt où les principes paraissent avoir été appliqués avec justesse aux faits qu'il a déclarés constans, quoiqu'ils ne le fussent pas.

Il est facile de démontrer maintenant la proposition inverse, c'est-à-dire qu'un arrêt juste au fond peut être mal raisonné dans ses termes. Prenons toujours pour exemple la prescription. Un fermier l'oppose à son maître pour se dispenser de lui rendre le bien dont celui-ci lui a fait bail; arrêt qui rejette cette prescription, et qui, en cela, juge bien. Mais au lieu d'être motivé sur l'article 2236 du code, portant que « ceux qui possèdent pour autrui ne prescrivent jamais par quelque laps de temps que ce soit, etc.,» on le suppose motivé, 1o sur ce que celui qui invoque la prescription n'a joui que neuf années, tandis qu'il lui en aurait fallu dix; 2° sur ce que d'ailleurs la prescription est un moyen odieux et contraire au droit naturel : vailà, certes, un mauvais arrêt; car des deux raisons qui le motivent, la première n'était pas applicable, et la seconde est en opposition avec la loi civile qui a admis la prescription. On conçoit donc qu'il ne sera pas possible d'argumenter de cet arrêt dans d'autres espèces, quoiqu'au fond il ait bien jugé.

Il en faut dire autant des arrêts qui renfermeraient une pétition de principe, c'est-à-dire qui décideraient la question par la question, comme, par exemple, si ayant à examiner dans une affaire s'il y a eu délégation parfaite, l'arrêt donnait pour tout motif: Attendu qu'il y a eu délégation parfaite, sans dire pourquoi ni comment 1.

Je ne sais même si un tel arrêt ne devrait pas être cassé 2; car, en vérité, il n'y a aucune différence entre motiver ainsi un arrêt, et ne le pas motiver du tout.

SECTION XIII.

Des arrêts d'équité.

Il y a des arrêts qu'on appelle d'équité.

Rien, en apparence d'aussi louable et d'aussi bon : Nam

Cette espèce n'est pas une fiction; l'arrêt dont je parle a été rendu en

ces termes.

Il l'a été en effet.

æquitas in omnibus quidem rebus, maximè tamen in jure spectanda est. L. 90, ff. de reg. jur. Mais il n'y a rien où l'on soit si sujet à se tromper, et c'est ce qui m'engage à entrer sur cela dans quelques éclaircissemens 1.

Communément on entend par équité cette lueur de raison que la nature a répandue dans tous les esprits; et l'on ne peut nier, en effet, qu'elle ne soit le fond de la saine jurisprudence. Cependant, comme cette lueur pourrait dégénérer en illusion, et souvent même devenir arbitraire, suivant le caprice ou l'intérêt des hommes, les législateurs ont senti le besoin d'en fixer les règles par des décisions réfléchies et méditées, qu'ils ont appelées équité civile.

Cette équité civile n'est pas toujours d'accord avec l'équité naturelle, et c'est dans le conflit qui paraît quelquefois s'élever entre elles que le juge hésite, parce qu'il croit sa conscience en danger.

Prenons un exemple.

L'équité naturelle nous dicte que tout possesseur de la chose d'autrui doit être forcé de la lui rendre, en quelque temps qu'elle lui soit demandée. Mais l'équité civile a sagement rectifié ce principe général. Le suivre sans restriction, ce serait tenir la propriété des choses éternellement en suspens, et par conséquent troubler la société. Il a donc été à propos d'y apporter ce tempérament, qu'au bout d'un certain nombre d'années le propriétaire serait censé avoir renoncé aux droits qu'il avait sur sa chose, et que le possesseur, soit qu'il fût en bonne ou mauvaise foi, ne pourrait plus être inquiété ni troublé dans sa jouissance.

Si quelque juge s'avisait de mépriser ce réglement politique, sous prétexte que l'équité naturelle semble y résister, il serait certainement injuste, non seulement pour avoir contrevenu à la loi, mais encore pour avoir enlevé au pos

J'emprunte ici quelques réflexions au P. BOUHIER, dans ses Observations sur la coutume de Bourgogne.

2 Credo fuisse tempora aliquandò quæ solam et nudam justitiæ haberent æstimationem. Sed quoniam hæc ingeniis in diversum trahebatur, nec unquàm satis constitui poterat, quid oporteret, certa forma, ad quam viveremus, instituta est. Hanc illi auctores legum verbis complexi sunt; quam si mutare, et ad utilitates suas pervertere licet, omnis vis juris, omnis usus eripitur. Nam quid interest, nullæ sint, an incerta leges? QUINTILIAN. Declam. 264.

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