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Janv. 1845.

il n'y a rien de plus dangereux qu'une armée qui veut prendre aux révolutions de l'État une autre part que celle de maintenir l'ordre au nom des lois. Elle est bientôt le plus funeste et le plus abject des instruments de révolution, car elle devient rapidement licencieuse, indisciplinée, insatiable, et quelquefois lâche, bonne à opprimer l'État au dedans, impuissante à le défendre au dehors, le déshonorant et se déshonorant, jusqu'à ce qu'on la détruise par le fer et le feu, comme il est arrivé des prétoriens dans l'antiquité, des strélitz, des mameluks, des janissaires dans les temps modernes. Jusqu'ici en effet, les révolutions accomplies en France n'avaient eu aucun rapport à l'armée, qu'elles n'avaient eue ni pour cause, ni pour but, ni pour moyen. Mais la révolution de 1814, accomplie par toute l'Europe en armes, contre un chef militaire qui avait abusé de son génie et de la bravoure de ses soldats, semblait avoir été spécialement dirigée cont. e l'armée française, qui l'avait profondément ressenti. Flattée un moment par les Bourbons dans la personne de ses chefs, elle n'avait pas tardé à s'apercevoir qu'entre elle et le gouvernement il y avait toute la différence imaginable entre un parti qui avait défendu le sol et un parti qui avait voulu l'envahir, et cette fois (l'unique, nous le répétons, dans notre siècle) l'idée lui était venue de jouer un rôle politique, un rôle révolutionnaire. Jetons ces émigrés à la porte, était le propos de toute la jeunesse militaire, accumulée à Paris. — Soit que Napoléon revint se mettre à sa tête, ce qu'elle souhaitait ardemment (sans savoir, hélas!

ce qu'elle désirait), soit qu'il ne vint pas, elle était résolue à renverser le gouvernement de ses propres mains, et le plus tôt possible. Les officiers sans emploi l'annonçaient hautement, et lorsqu'ils parlaient de la sorte, ils trouvaient ceux qui étaient employés, ou silencieusement ou explicitement approbateurs, et prêts à les seconder. Quant aux soldats, il n'y avait pas un doute à concevoir sur leurs sentiments, car les jeunes ayant quitté le drapeau par suite de la désertion générale en 1844, et ayant été remplacés par les vieux, revenus des prisons ou des garnisons lointaines, l'armée était, surtout dans les derniers rangs, aussi hostile aux Bourbons que dévouée à Napoléon.

Un ministre de la guerre, quel qu'il fût, ne pouvait être que fort insuffisant pour vaincre de telles dispositions, et le maréchal Soult qu'on avait choisi dans l'espérance qu'il en triompherait, n'y avait guère réussi. Son essai de sévérité envers le général Exelmans avait au contraire amené les choses à un état de fermentation des plus inquiétants. Il n'était pas possible que des officiers de tout grade, généraux, colonels, chefs de bataillon, jusqu'à de simples sous-lieutenants, restés à la demi-solde, et réunis à Paris au nombre de plusieurs milliers, répétassent sans cesse qu'il fallait renvoyer les émigrés à l'étranger, sans que des propos ils songeassent à passer à l'action. Bien qu'ils fussent assez nombreux pour tenter à eux seuls un coup de main, ils sentaient que le résultat serait infiniment plus assuré s'ils avaient avec eux quelques-uns de leurs camarades pourvus de commandements, et pou

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Complot

des frères

vant disposer de corps de troupes au signal qu'on leur donnerait. Sous ce rapport ils étaient parfaitement servis par les circonstances, car parmi leurs camarades les plus pétulants s'en trouvaient qui avaient des commandements à très-petite distance de Paris. Le brillant Lefebvre-Desnoëttes était resté à la tête de la cavalerie de la garde, stationnée dans le Nord. Les frères Lallemand, officiers du Lallemand. plus grand mérite et des plus animés contre la Restauration, commandaient, l'un le département de l'Aisne, l'autre l'artillerie de La Fère. Enfin l'un des premiers divisionnaires de l'Empire, Drouet, comte d'Erlon, fils de l'ancien maître de poste de Varennes, était à la tête de la 16° division militaire à Lille. Ils pouvaient à eux quatre réunir quinze ou vingt mille hommes, les amener à Paris, les joindre aux quelques mille officiers à la demi-solde qui s'y étaient agglomérés, et n'ayant à craindre dans cette capitale que la maison du Roi, ils avaient la presque certitude de réussir. Toutefois, malgré ces conditions si menaçantes pour le gouvernement, leur succès était moins certain qu'ils ne le croyaient, ainsi que le résultat le prouva bientôt, car trèsheureusement le sentiment de l'obéissance est tel dans l'armée française, qu'il n'est pas facile d'entrainer des troupes, même dans le sens de leurs passions, si c'est en sens contraire de leurs devoirs. Néanmoins, les officiers mécontents étaient pleins de confiance, et il est vrai que jamais conspirateurs n'avaient été autant fondés à croire au succès de leur entreprise. Ils s'étaient mis d'accord entre eux, officiers sans emploi, officiers en activité, et com

Nature

de

ce complot.

prenant très-bien que dans les entreprises de ce genre un grand nom est une importante condition de réussite, ils avaient songé au seul grand nom militaire laissé dans la disgrâce, à celui du maréchal Davout. Ce personnage grave et sévère, le plus ferme observateur de la discipline militaire, était peu propre à conspirer. Pourtant la conduite tenue à son égard l'avait profondément blessé, et cette conduite était vraiment inqualifiable, car il était proscrit à la demande de l'ennemi, pour la défense de Hambourg, l'une des plus mémorables dont l'histoire ait conservé le souvenir. Aussi n'avait-il pas repoussé les jeunes et pétulants généraux qui s'étaient adressés à lui. Disposé ainsi qu'eux à considérer les Bourbons comme des étrangers, se flattant de pouvoir par un mot expédié à l'île d'Elbe faire revenir Napoléon, le remettre à la tête de l'Empire, l'entreprise proposée n'était à ses yeux que la substitution d'un gouvernement national à un gouvernement antinational, imposé à la France par l'Europe. Le maréchal, sans s'engager précisément avec les jeunes artisans de ce projet, leur avait montré assez de sympathie pour leur inspirer la confiance qu'il serait leur chef, et tout joyeux d'une telle adhésion, indiscrets comme des gens joyeux, ils n'avaient guère fait mystère de leurs espérances.

Cependant à travailler ainsi pour Napoléon, il fallait travailler avec lui, avec son assentiment, avec son concours, et dès lors se mettre en communication avec ceux qui étaient supposés le représenter. Tout en cherchant spécialement les grands noms militaires de l'Empire, les hommes qui voulaient

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Effort pour y mêler des

personnages

politiques.

et soin de ceux-ci

à n'y pas entrer.

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Prudence de M. de

Bassano.

se débarrasser des Bourbons avaient songé aussi aux grands noms civils, afin d'entrer en rapport avec Napoléon par leur intermédiaire. Ils ne pouvaient recourir au prudent Cambacérès que sa timidité et sa gravité rendaient inabordable, au sauvage Caulaincourt qui fuyait toutes les relations, au trop suspect et trop surveillé duc de Rovigo qu'il était impossible d'approcher sans se dénoncer soi-même à la police, et ils s'étaient tournés vers les deux hommes qui passaient pour avoir la confiance personnelle de Napoléon, MM. Lavallette et de Bassano. Mais M. Lavallette avait reçu de Napoléon pendant la dernière campagne un dépôt de seize cent mille francs en espèces métalliques, composant toute la fortune personnelle de l'ancien Empereur, et il l'avait soigneusement gardé pour le restituer à la première demande. Dans sa fidélité, craignant de trahir un dépôt qui pouvait devenir le pain de son maître, il l'avait caché avec beaucoup de précautions dans sa propre maison, et pour le mieux cacher, il se cachait lui-même en ne voyant personne. C'était donc au fidèle et toujours accessible duc de Bassano que les auteurs de l'entreprise projetée avaient eu recours. Ils l'avaient à la fois charmé et terrifié, charmé en lui prouvant qu'on ne cessait pas de penser à Napoléon, terrifié en l'informant d'un projet compromettant pour tant de monde, particulièrement pour Napo-· léon lui-même, qui, à l'île d'Elbe, restait placé sous la main des puissances, et exposé à subir le contre-coup de toutes leurs inquiétudes. Ce qui contribuait à intimider M. de Bassano, c'est que,

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