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religieuses, scientifiques ou littéraires qui sollicitent cette faveur) reçoivent, par là même, le droit de posséder qu'elles n'ont point. naturellement (elles sont sociétés de fait) et, de plus, le droit de recevoir des donations et des legs moyennant autorisation spéciale de l'autorité pour chaque acceptation.

Ainsi, et c'est une chose que les ouvriers en particulier ont peine à comprendre, une société peut être licite (au regard de la loi pénale) sans pour cela former une personne juridique.

Nos syndicats français ne sont que des sociétés de faits, c'est-àdire n'ont qu'une existence précaire.

Les Unions anglaises, licites depuis 1824, ne furent aussi que des sociétés de fait jusqu'en 1871. Ainsi, un caissier infidèle n'avait pas volé la société, puisque légalement elle n'existait pas. Il n'avait pu voler que les sociétaires qui prouvaient lui avoir remis des fonds et agissaient individuellement pour les lui réclamer, chose impossible en pratique. Un Act du 29 juin 1871 dispose:

«Toute Union de métier enregistrée et chaque branche comme l'Union entière, peut acheter ou louer sous le nom de ses administrateurs (et l'article suivant ajoute en cas de décès ou de révocation la propriété passe aux nouveaux administrateurs de plein droit) pour la durée de son existence, des terres ne dépassant pas un acre. Elle peut vendre, échanger, hypothéquer, transiger. »

Parmi les Unions actuellement existantes, plusieurs ont usé de ces facilités; d'autres ne l'ont point voulu. Elles sont licites, mais n'ont point de personnalité légale.

L'enregistrement dont il est ici question n'est point, comme en France, une formalité fiscale qui n'emporte aucun examen des statuts, si bien qu'on reçoit également les statuts réguliers et ceux qui ne le sont pas. Nulle Union, en Angleterre, et, en général, nulle société ouvrière, coopérative, de secours mutuels ou autre, n'est valablement constituée, au point de vue civil, si ses statuts n'ont été examinés et approuvés par un enregistreur public. Ce fonctionnaire, qui n'a point d'analogue en France, rend en Angleterre les plus grands services. C'est lui qui renseigne les ouvriers sur les conditions à remplir pour mettre leurs sociétés d'accord avec la loi, et c'est lui qui, chaque année, publie une statistique complète de l'état des sociétés enregistrées dans le Royaume-Uni avec le nombre de membres, le capital et le revenu de chacune d'elles en particulier.

Quant aux anciennes corporations, l'acte émané du pouvoir royal qui leur conférait la qualité de personnes juridiques leur donnait, en même temps, capacité de posséder, d'acquérir et de recevoir 4. SÉRIE, T. V. 15 mars 1879.

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même des dons et des legs. Vers la fin, toutefois, le pouvoir royal s'était arrogé le droit d'autoriser ou refuser l'acceptation de ces dons et de ces legs.

La situation légale actuelle des Chambres syndicales a soulevé, on le comprend, de trop justes plaintes pour qu'on ne doive pas s'inquiéter de faire modifier un pareil état de chose. Deux membres du Parlement s'en sont occupés déjà et l'examen de leurs projets terminera cette étude.

V

Le premier de ces projets est celui de M. Berthaut (1) qui n'était point particulier aux Chambres syndicales, mais applicable à toutes les sociétés quels que fussent leur nature et leur but. Il proclamait la liberté d'association, à seule charge, pour ceux qui voudraient fonder une société quelconque, d'en avertir l'autorité afin qu'elle pût contrôler la société ou même en interdire la fondation si la future société lui paraissait devoir être dangereuse.

Au point de vue civil: « Toute association régulièrement constituée pourra valablement contracter à titre onéreux. Toutefois, sa capacité d'acquérir des immeubles en France pourra être limitée par une loi qui n'aura aucun effet rétroactif sur les faits accom plis. Elle ne pourra acquérir, à titre gratuit, qu'autant qu'elle y sera autorisée, et ce, conformément aux dispositions qui régissent ou régiront les communes et les établissements publics. »

Mais une autre clause venait restreindre la portée que pouvait avoir une loi si commode :

« Sera réputée illicite toute association ayant pour but..... 3° de provoquer, organiser ou subventionner des grèves. »

C'était retrancher aux Chambres syndicales ouvrières, telles qu'elles sont constituées, leur principal moyen d'action. Le projet de M. Berthaut, s'il eût triomphé, plaçait les syndicats ouvriers français dans la situation où étaient les Unions anglaises avant 1824, lorsque le droit d'association, reconnu à tous les Anglais, était seulement enlevé à ceux qui voulaient s'associer en vue de la grève.

Ce projet ayant été abandonné, nous nous trouvons en présence d'un autre qui ne concerne plus les associations en général, mais les seules Chambres syndicales de patrons et d'ouvriers.

(1) Déposé le 14 décembre 1878 et annexé au procès-verbal de la séance de ce jour.

Ce projet, dit projet Lockroy, du nom de son auteur (1), abroge la loi de 1791 et les dispositions du Code pénal restrictives du droit d'association, mais seulement au regard des Chambres syndicales. Elles pourront se fonder librement, à condition seulement de faire. une déclaration préalable. Le projet est muet sur la position faite à ces sociétés au point de vue civil, il leur refuse, par là même, la personnalité morale qui ne peut être acquise que par une expresse disposition de la loi.

Les ouvriers, ou plutôt la partie bruyante du monde ouvrier, qui seule s'inquiète de tels projets et donne son avis, s'est montrée fort mécontente du projet Lockroy. On a été jusqu'à le traiter de « traquenard » au Congrès tenu, en septembre 1876, dans la salle de la rue d'Arras. On lui reprochait d'exiger une déclaration renouvelable tous les ans et faite au Parquet et à la Police. Les membres du Congrès auraient voulu une liberté sans règles et sans limites.

Cette opinion, favorable à la liberté absolue du droit d'association, avait été, chose notable, la conclusion d'une enquête faite en 1875, c'est-à-dire avant le dépôt du projet Lockroy, par la Société d'Economie charitable, alors présidée par le comte de Melun et fondée par des catholiques pour l'étude des questions sociales. Ce sujet des Chambres syndicales avait été l'objet des discussions auxquelles avaient été conviés les fondateurs ou membres de plusieurs Chambres syndicales de patrons et d'ouvriers, et la Société se prononçait en faveur de la liberté absolue (2).

Cette idée a été combattue ici même, et M. Ch. Limousin (3), tout en réclamant l'abrogation de la loi de 1791, parce que la liberté d'association est de droit naturel, demandait que ce droit fût réglé, afin que l'usage qu'en voudraient faire quelques citoyens ne nuisît pas aux autres. Il faut, disait-il, avec sa parfaite connaissance de la question, ôter à ces sociétés nouvelles les moyens de rétablir, même à l'avenir, des sociétés fermées et de faire désirer ainsi la suppression d'une liberté dont il aurait été fait mauvais usage.

En conséquence, il demandait qu'après avoir proclamé la liberté entière laissée aux syndicats de s'établir, la loi nouvelle ajoutât toutefois :

Nul syndicat, composé de commerçants, ne pourra défendre à

(1) Déposé le 4 juillet 1876. Il a été reproduit in extenso dans l'article de M. Ch. Limousin, août 1876.

(2) Voir: Enquête sur les Chambres syndicales, compte-rendu par M. Fer rand Desportes. Paris, Adrien Leclere, in-8, 1875.

(3) Des Corporations libres, no d'aout, 1876.

ses membres d'accepter les commandes d'un client pour ce motif que le client achèterait des marchandises à un non-sociétaire.

Nul syndicat d'ouvriers ne peut interdire à ses membres de travailler pour un patron sur ce motif que le patron occuperait des non-sociétaires.

De plus, les conventions conclues entre patrons et ouvriers ne peuvent porter que les patrons n'emploieront que des ouvriers du syndicat et que les ouvriers ne travailleront que chez les patrons du syndicat.

Précautions très-nécessaires dans l'intérêt même des syndicats. Mais le même auteur me semble aller trop loin lorsqu'il propose de défendre aux syndicats d'exiger des conditions: 1° de limitation de nombre; 2° d'argent; 3° de famille; 4° d'âge maximum; 5o de sexe; 6o de durée ou mode d'apprentissage; 7° de système de taavail; 8° d'origine.

Pareilles prohibitions sont, d'abord en fait, impossibles à faire observer, à moins que l'on ne refuse aux associés le droit de choisir leurs adhérents. Si on leur reconnaît ce droit, la prohibition est impossible. Les membres du syndicat n'écriront pas dans les statuts « Nous n'admettrons pas d'étrangers,» mais tout candidat étranger qui osera s'offrir sera refusé. Les votants n'ont aucune raison à donner de leur vote ou bien donneront celle qui leur plaira.

Allons plus au fond, pourquoi prétendrait-on dénier à une société qui légalement n'est investie d'aucun monopole le droit de n'admettre dans son sein qu'une certaine catégorie de personnes? On reconnaît aux ouvriers le droit de se mettre en grève pour repousser par exemple le travail des femmes ou celui d'ouvriers étrangers qui par leur présence avilissent le taux des salaires (en doctrine on pourra blâmer ou approuver leur conduite, légalement elle est irréprochable), et voici qu'on prétendrait obliger la société qui est l'âme de la résistance à admettre dans son sein des femmes ou des étrangers? N'est-ce pas enlever à ces sociétés l'essentiel de leur indépendance et tout moyen d'agir avec efficacité? Voilà donc des prohibitions qui ne peuvent être admises.

Quant au mode d'enregistrement des Chambres syndicales (car il est impossible qu'une constatation officielle quelconque de la naissance d'une société n'intervienne pas), le même auteur indique très-justement comme préférable à une déclaration préalable l'inscription par un enregistreur qui n'appartient pas à la police, mais qui a seulement un caractère légal, qui n'accepte que les statuts conformes à la loi, signalant à leurs auteurs les vices de ceux qu'il ne peut enregistrer.

Et ici, je ne puis du tout accepter l'opinion de M. Breulier (1) qui voudrait voir les pouvoirs de l'enregistreur (qui sont exactement ceux du registrar anglais) donnés à une commission d'origine parlementaire dont pourraient faire partie les délégués du Tribunal de commerce et des Chambres de commerce.

Laissons de côté les délégués du Tribunal de commerce et des Chambres de commerce qui prononçant sur les syndicats ouvriers seraient suspects aux ouvriers et qui devraient être suspects aux législateurs lorsqu'ils prononceront sur les syndicats de patrons, c'est-à-dire sur leur propre cause. Ne prenons que le côté parlementaire; une telle commission aurait, à mon sens, deux défauts ⚫ très-graves. D'abord, défaut de stabilité et de capacité, puisqu'elle se renouvellerait souvent et que ses membres ne pourraient être des hommes spéciaux. La connaissance de ces questions très-délicates exige une longue habitude et des études préalables qui se rencontrent très-peu. Il faut, pour une œuvre qui présente un caractère permanent et continu, un homme qui s'y donne tout entier, et non une commission bonne seulement pour parfaire une enquête et se séparer ensuite.

Second inconvénient et encore plus sérieux; la présence d'une commission prise dans le Parlement donnerait à la question d'admission des sociétés une couleur politique qu'il faut éviter à tout prix.

Voilà donc la société en règle avec la loi pénale. Elle s'est constituée librement en se conformant aux prescriptions qui viennent d'être indiquées et l'enregistreur constate à la fois son existence et la légalité de ses statuts.

Quelle sera maintenant sa condition civile?

La loi nouvelle devra évidemment reconnaître à ces sociétés le droit de posséder et d'acquérir, le droit, par suite, d'avoir un patrimoine sur lequel les associés et leurs créanciers ne puissent rien prétendre hors le cas de dissolution.

Faut-il même aller jusqu'à leur reconnaître le droit de recevoir des droits et des legs? Ce droit appartenait aux anciens corps de métiers; la loi de 1871 sur les Unions anglaises est muette sur ce point. En France, l'opinion résiste d'abord à une mesure de ce genre. On prononce le nom de biens de mainmorte et on sait quelle est la puissance des mots. On accorde que l'on puisse laisser son patrimoine au premier venu, au plus indigne, on craindra de le voir léguer à l'œuvre la meilleure. Je n'aurai pas les mêmes répugnances et j'accorderai volontiers aux travailleurs ou à ceux qui

(1) Les Chambres syndicales, février 1877.

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