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hommes'accoutumés aux sévères disciplines des sciences physiques, que parmi des érudits, des lettrés ou simplement des gens du monde, s'est condamnée par là à voir toutes choses d'un point de vue opposé. Entre les deux sociétés existe donc cet abime ouvert aujourd'hui entre les naturalistes et les humanistes, et qui résulte d'une différente culture avec des points de départ absolument contraires. Tandis que les représentants de nos sciences exactes vont du monde à l'homme, qu'ils dépouillent de ses prétentions à être la fin et le centre de l'univers, nos lettrés, nos érudits, nos moralistes, et, en général, les gens des deux sexes qui, en sortant de nos lycées, de nos couvents, de nos facultés, n'ont pas révisé sérieusement l'enseignement qu'ils ont reçu, vont de l'homme au monde d'après l'ancienne doctrine des finalités. Au point où des deux côtés on devrait se rencontrer, éclate forcément la guerre.

De là a dû venir à la Société d'Anthropologie une renommée de matérialisme et une renommée contraire de spiritualisme menace la société d'Ethnographie, où l'on verra peut-être un jour les directeurs de conscience envoyer leurs pénitentes pour les guérir de leurs doutes naissants, et leur persuader que la science des sociétés savantes est moins en désaccord avec la foi que d'aucuns veulent le dire.

Én réalité, si la plupart des membres actifs de la Société d'Anthropologie se rattachent de près ou de loin à ce qu'on nomme l'école matérialiste, elle compte beaucoup de représentants de l'école positiviste, et en plus d'une occasion certains votes ont montré que les représentants de ce qu'on appelle le spiritualisme y sont au moins aussi nombreux. Seulement ces nuances d'école, ces divergences individuelles de doctrine s'effacent dans la discussion, où, sauf sur certaines questions générales, telles que le transformisme, il est très-rare de les voir intervenir. Chacun fait de la science exacte, spéciale, cherche à constater ce qui est par ce qu'il voit, sans aller au delà. Lorsque des questions morales, religieuses ou sociales sont abordées, c'est par leur côté descriptif et technique, sans discussion théorique sur la réalité ou la subjectivité de leur objet.

A la Société d'Ethnographie, au contraire, rien de plus fréquent que d'entendre les orateurs déclarer, à tout propos et hors de propos, la guerre au matérialisme, ou protester de leurs convictions particulières relativement au dualisme de l'esprit et de la matière, à l'existence de Dieu ou à l'immortalité de l'âme; toutes choses qui peuvent plaire à la partie féminine de l'auditoire, relative

ment assez nombreuse, mais qui font généralement sourire du côté des hommes, à quelques exceptions près.

En somme, si l'on peut trouver dans les actes de la Société d'Ethnographie quelques mémoires, quelques monographies d'une certaine valeur, néanmoins, et bien que dans ses incarnations successives elle ait abordé presque tous les problèmes, elle n'a su en résoudre aucun et n'a donné à la science aucun résultat décisif qui lui soit propre. Trop souvent même elle a remis en question les solutions les mieux établies par la science ou l'érudition moderne, parce que les dissidents de l'anthropologie ou de l'économie sociale sont venus y chercher un refuge pour des thèses aventureuses restées sans succès ou accueillies avec indifférence autre part. Bien qu'ayant toujours compté dans son sein des linguistes très-compétents, des érudits d'un savoir réel, les travaux dont ceux-ci s'honorent leur sont restés personnels et se sont produits en dehors de l'influence du groupe dont l'action collective est restée nulle. C'est que, si la Société d'Anthropologie est une république solidement établie sur l'initiative de tous ses membres, dans le seul intérêt de la science, la Société d'Ethnographie fondée, maintenue par l'activité d'un seul homme, a toujours eu les défauts de ces monarchies qui n'ont guère d'autre raison d'être que l'intérêt du monarque qui les gouverne par des ministres, émanant de lui, qui ne sont que des lieutenants dociles et qui ne laissent aux gouvernés qu'une sanction illusoire.

Et cependant, la Société d'Ethnographie, avec un programme mieux défini, un personnel plus compétent, plus spécial, plus homogène, aurait pu rendre de vrais services, même à côté de la Société d'Anthropologie, qu'elle aurait pu compléter, et avec laquelle elle aurait dû chercher à se fondre, au lieu de se poser en face d'elle en rivale et souvent en adversaire. Elle aurait dû accepter d'elle les prémisses physiques qui lui font défaut, que trop souvent, au contraire, elle affecte de rejeter comme suspectes, et qui lui sont nécessaires comme bases des questions morales et sociales dont elle aurait pu se faire un domaine exclusif déjà bien assez vaste et assez fécond en querelles.

Car le moment psychologique est arrivé, croyons-nous, si l'on nous permet d'emprunter à l'Allemagne cette expression déscrmais tristement historique, où les sciences physiques sont en effet assez avancées, où la biologie, l'anthropologie sont assez complètes pour donner des bases solides et méthodiques à un renouvellement nécessaire de nos sciences morales et politiques, en retard sur les autres. Mais ce n'est pas en abordant leurs problèmes, fort complexes, sans méthode, sans compétence et

sans préparation, à l'aide de souvenirs d'érudits, armés d'arguments, renouvelés des Grecs ou des Hébreux, c'est encore moins en arborant le drapeau du dualisme spiritualiste et de la philosophie officielle qu'on les remettra en honneur et qu'on pourra leur donner la sûreté, la précision et l'autorité qui leur manquent et qui leur sont nécessaires pour exercer une légitime influence dans la réforme morale de nos societés.

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CLEMENCE ROYER.

L'ILE DE CHYPRE

SES RESSOURCES ET SON AVENIR

Dans un meeting qui se tenait, il y a quelques semaines, à Birmingham, le chancelier de l'Echiquier, sir Stafford Northcote, n'a point caché à ses auditeurs que l'Angleterre, en mettant la main sur l'île de Chypre, avait eu surtout en vue un objectif stratégique qu'il ne lui était pas permis de révéler, d'ailleurs, dans ses détails.

On comprend fort bien cette réserve dans la bouche d'un homme d'État, mais il n'est pas besoin d'être un OEdipe pour deviner quelle peut bien être la nature de cet objectif et affirmer qu'en s'établissant à Chypre, la Grande-Bretagne se propose de surveiller, d'un œil attentif et à proximité des événements, les évolutions de la puissance russe dans l'Asie-Mineure. Elle entrevoit de ce côté des occasions de nouvelles luttes et entend être également prête soit à les prévenir, soit à les affronter. Peut-être bien ce rôle de protecteur avoué, officiel pour mieux dire, de ce qui subsiste encore de la vieille puissance ottomane n'est-il ni sans inconvénients ni sans dangers; peut-être, comme le disait M. Forster lors du dernier dîner annuel du Cobden-Club, n'est-ce pas le comble de la sagesse politique que cette combinaison qui dans le cas d'un conflit armé entre l'Angleterre et la Russie, permettrait à celle-ci de se mesurer avec sa rivale dans l'Asie mineure et dans l'Arménie, au lieu d'être réduite à l'aller chercher dans l'Inde à travers les déserts de l'Asie centrale et la formidable barrière de l'Himalaya. Mais la chose regarde les Anglais qu'elle semble satisfaire, pour le moment du moins, et d'ailleurs elle échappe ici à nos appréciations, tandis que le côté économique de la prise de possession de

Chypre leur appartient entièrement, et ce côté ne manque pas d'une certaine importance.

Où les Turcs passent, dit le proverbe oriental, l'herbe ne pousse plus ils ne lui ont pas donné un démenti en Chypre, et un Anglais qui connaît bien ce pays le dépeignait, il y a quelques semaines, comme ruiné par eux de fond en comble. Sa magnifique plaine, jadis couverte d'oliviers, de vergers, de vignobles, de pâturages, s'est transformée en un désert, et les forêts de ses montagnes dont elle était fière ont presque totalement disparu. Seulement, le major Wilson était bien persuadé qu'avec du temps, de la persévérance, une administration tutélaire et de l'argent tout cela renaîtrait, tout cela deviendrait prospère (1). Pour de l'argent, il en faudra sans doute et beaucoup, puisque d'ores et déjà les Anglais ont dépensé pour leur installation première 200,000 liv. st., soit 5,000,000 de francs, ce qui est déjà une assez jolie somme; mais ce qui sera surtout nécessaire, ce sera une bonne administration, un bon gouvernement, et à en juger par un remarquable travail que publiait récemment le Macmillan Magazine et qui est devenu un excellent et très-intéressant volume (2), ce besoin est compris en Angleterre. Son auteur, M. R. Hamilton Lang, qui a habité Chypre pendant neuf années et qui a souvent exercé des fonctions consulaires, se montre, d'ailleurs, persuadé que la tâche ne sera point facile, et il se défie, en fait de colonisation, tant de l'impatience de ses concitoyens que de leurs idées préconçues et par trop insulaires, comme il dit.

M. Lang raconte à ce propos que lui-même dans les premiers temps de son séjour dans l'ile avait voulu changer de fond en comble son système agricole, et qu'à cet effet il avait fait venir d'Angleterre tout un matériel d'instruments aratoires perfectionnés, charrues, herses, semoirs, etc., etc. Mais il ne tarda point à s'apercevoir qu'il faisait fausse route « et que bien des choses bonnes en Occident ne l'étaient point au même degré en Orient. >> Il abandonna donc ses instruments anglais et, se procurant une charrue indigène ainsi qu'une paire de taureaux indigènes aussi, il se mit à exploiter ses terres à la façon cypriote, mais en la per. fectionnant et en y joignant la pratique d'abondantes fumures an

(1) C'est devant le 48e Congrès de l'Association britannique pour l'avancement des sciences qu'il parlait ainsi (V. dans la livraison du 15 octobre 1878 du Journal des Economistes le compte rendu de cette session).

(2) Cyprus, its History; its present Ressources and Future prospects. (Chypre, son Histoire, ses ressources et ses perspectives; 1878, Londres, Macmillan et C.; 1 vol. gr. in-8.)

nuelles. La réussite fut complète et l'exemple, consacré par la vraie pierre de touche des essais, trouva de nombreux imitateurs. Telle est la tactique que M. Lang conseille à ses concitoyens d'adopter en ce qui concerne l'administration de leur possession nouvelle. Améliorer et non bouleverser, voilà le rôle qui leur incombe : il ne consiste pas à transformer les Cypriotes en Anglais, mais bien à faire de Cypriotes pauvres et malheureux des Cypriotes contents et prospères.

Chypre, que l'on croit avoir été primitivement colonisée par les Phéniciens, est, après la Sicile, la plus riche et la plus fertile des îles de la Méditerranée : elle mesure environ 218 kilomètres dans sa plus grande longueur et couvre une aire superficielle de 714,700 hectares. Elle comptait 1,000,000 d'habitants à l'époque de sa plus grande prospérité qui se place pendant l'ère des Ptolémée; mais, en 1850, on ne lui en attribuait pas plus de 140,000, dont environ 100,000 Grecs et 30,000 Turcs, le reste se composant de Maronites. L'estimation de M. Lang, basée sur ce fait que les rôles de l'impôt dénombrent 44,000 contribuables, est un peu supérieure; il parle de 180,000 habitants, chrétiens pour les deux tiers. On les classe généralement parmi les Grecs; mais la vérité est que les Cypriotes ne montrent ni la vivacité des Hellènes ni leur activité, et qu'ils ne font preuve d'aucune aspiration hellénique. Ce sont des gens dociles au plus haut point, industrieux, sobres et chez qui les sentiments de famille sont éminemment développés. Les musulmans, eux, sont, comme partout, indolents et sans grand savoir faire, mais d'une humeur assez paisible et généralement tolérante, ce qui est, au surplus, leur attitude invariable dans toute la Turquie là où ils ne possèdent pas la supériorité du nombre.

La richesse de l'île est principalement agricole : elle produit du coton, du tabac, de la soie, du sel, des vins et des céréales. Dans les meilleurs terrains de la plaine de Messorie, un hectare rend jusqu'à 36 hectolitres d'orge et jusqu'à 26 hectolitres de froment Par malheur, la façon de les battre enlève aux blés cypriotes beaucoup de leur valeur sur les marchés de l'Europe: c'est la méthode qui se pratiquait au temps d'Abraham et qui mêle au grain beaucoup de petites pierres, qu'il faut ensuite en séparer, non sans peine et sans dépense. Quant aux vins, ils sont depuis longtemps. célèbres : la meilleure qualité est connue sous le nom de vin de la Commanderie, qu'elle tire des titres que portaient les chevaliers du Temple et ceux de Malte; elle est fort estimée en Italie comme en France, et ce sont les plants dont elle sort qui introduits à Madère, ont formé les vins si renommés, eux aussi, et si goûtés des Anglais et des Américains, de cette dernière île. L'exportation des

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