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CORRESPONDANCE

PROTECTION ET PROHIBITION SONT SYNONYMES

Lettre à M. Joseph Garnier, sénateur, un des vice-présidents de l'Aassociation pour la défense de la liberté commerciale.

Monsieur et cher Collègue,

J'ai souvent remarqué combien, à l'aide d'une qualification fausse appliquée à un acte ou à un fait, on arrivait à égarer l'opinion.

Mais jamais ce résultat n'a été aussi frappant que dans les discussions que soulève la liberté commerciale.

Supposez un instant que les industries qui réclament l'élévation des droits de douane viennent demander la PROHIBITION des produits étrangers. N'est-il pas certain qu'une pareille prétention serait repoussée énergiquement?

Aussi se garde-t-on bien de prononcer un mot si compromettant. On veut seulement « des droits qui protégent le travail national contre la concurrence des produits étrangers ». Et, grâce à ce mot PROTECTION, les mesures réclamées trouvent faveur dans une portion du public qui n'a pas le moyen d'apprécier leur effet réel sur le travail national et sur le bien-être général.

Examinons donc si les «< droits protecteurs », tels que les comprennent ceux qui les demandent, ne sont pas nécessairement des droits prohibitifs.

Que disent en ce moment ces industriels dans leurs dépositions devant la commission des tarifs de l'Assemblée nationale ?

« Nous ne luttons pas à armes égales avec les producteurs étran

gers de marchandises similaires aux nôtres.

« Chez nous, les impôts sont beaucoup plus lourds;

«La houille plus chère;

« Les machines plus coûteuses;

<< Les ouvriers moins habiles (et, par parenthèse, ceux-ci doivent

être peu flattés de cette affirmation si mal fondée);

« Les transports moins rapides et d'un prix plus élevé; «La matière première plus chère aussi ».

Et chacun de représenter comme indispensables, et la suppression des droits de douane sur ce qui en est la matière première, et l'élévation de ces droits sur le produit de son travail.

A l'appui de son dire, chacun établit à sa manière le chiffre de la surélévation du prix de revient en France de la marchandise fabriquée en comparaison de ce prix de revient hors de France.

Si le droit de douane ne vient pas compenser cette différence, son industrie est perdue! Il ne lui reste plus qu'à fermer ses usines, à jeter sur le pavé des milliers d'ouvriers.

Ne contestons, pour le moment, aucune des assertions des intéressés, quelque facile qu'il fût d'en démontrer au moins l'exagération, sinon la fausseté. Voyons seulement la conséquence des mesures qu'on exige, avec menace d'abandonner la lutte si elles ne sont pas adoptées.

Que la différence dont on affirme l'existence entre les deux prix de revient des deux côtés de la frontière soit plus ou moins forte, que cette différence soit de 1 p. 100 ou de 30 p. 100, la situation reste la même; si le droit de douane n'en couvre pas la totalité, « le produit étranger continuera à inonder la France ».

Élevé à ce taux, le droit de douane sera-t-il toujours protecteur? non. Le producteur français affirme qu'à l'état de concurrence avec l'étranger, il perd la totalité de la différence entre les deux prix de revient.

Pour être au pair, il faut donc qu'il élève ses prix de vente de la totalité du droit de douane qu'il réclame.

Mais alors son concurrent restera à son égard exactement dans la même position, après l'établissement de ce droit, qu'avant, la hausse du prix de vente compensant l'élévation du droit de douane.

Si le producteur français restait dans la même situation à l'égard du producteurétranger, la souffrance serait pour le consommateur français, seul, obligé de payer un produit français ou le produit étranger identique à un prix supérieur à celui de ce pays de la totalité de l'impôt.

Citons un exemple: Supposons que la différence entre les prix de revient soit de 10 p. 100; le droit, sur la demande de l'industrie qui veut être protégée, sera fixé à 10 p. 100, et le prix de vente pourra être élevé de la même quantité.

Le produit étranger ayant payé un droit de 10 p. 100, mais pouvant se vendre à un prix supérieur de 10 p. 100, continuera à entrer en France dans les mêmes conditions.

Il faudra donc, pour « protéger le travail national », que le droit de douane soit supérieur à la différence des prix de revient, de manière en un mot qu'il arrête à la frontière tout concurrent.

Un droit de douane qui rend impossible l'entrée d'un produit est-il protecteur ou prohibitif? Prohibition et protection, produisant dans ce cas le même effet, ne sont-elles pas choses identiques?

Nous n'en avons pas fini avec les funestes conséquences de l'adoption du principe de la « protection ».

Quel devra être l'excédant du droit de douane sur le droit qu'on appellerait compensateur?

Nous avons jusqu'ici tacitement admis que, des deux côtés, on se contenterait du même bénéfice et nous n'avons parlé « que de l'égalité à établir entre les conditions de la production ».

Supposons le droit de douane de 5 p. 100, taux certainement inférieur à la moyenne du bénéfice industriel: le fabricant étranger, afin de conserver un débouché considérable, pourra faire l'abandon d'une partie, de la totalité même de son bénéfice, s'il le faut, se contentant dans ce cas de la diminution des frais généraux qu'assure une production plus importante, et ceci n'est pas une simple supposition; c'est ce que font, d'après leur dire, nos industriels, pour justifier la vente à l'étranger à des prix plus bas qu'à l'intérieur.

Pour être « protecteur», le droit devrait donc comprendre, outre la compensation d'inégalité, la totalité du bénéfice moyen normal de l'industrie. Et ici encore c'est la réalité et non la fiction. Il ne s'agit pas, pour messieurs les protectionnistes, d'obtenir le moyen de lutter à armes égales; leur but est de s'assurer un bénéfice important non par leurs efforts, mais au moyen d'une loi qui leur permette d'élever le prix de leurs produits à un taux garantissant ce résultat.

Admettons que leur influence ait fait réussir leur combinaison, passons sous silence la perte de l'exportation, la diminution de la consommation intérieure par l'effet de la hausse des prix ; que va-t-il se passer?

Voici en présence deux industriels : l'un vient de perdre un débouché important; l'autre, d'obtenir une mesure légale qui paraît lui donner complétement le monopole du marché national.

Une expérience constante nous permet de prédire avec sûreté ce qui arrivera.

Le premier effet de la législation nouvelle sera de procurer, à celui qui en aura obtenu le vote, des bénéfices très-importants; il élèvera le prix de ses produits, sans augmenter les salaires de ses ouvriers et sans payer plus cher les matières qu'il emploie. Rassuré sur l'avenir, grisé par la prospérité présente, il ne verra aucune nécessité de s'imposer les mêmes efforts que par le passé; sûr d'un gain facile et considérable avec son outillage actuel, pour

quoi se priverait-il de capitaux importants en achetant des machines perfectionnées? Il s'endormira dans le succès et, à son exemple, tous s'engourdiront autour de lui; il fabriquera moins bien et plus chèrement.

De l'autre côté de la frontière, l'industriel au profit duquel il ne sera pas prélevé d'impôt sur le public, stimulé par la concurrence des pays voisins et par le désir, par le besoin même de reconquérir le marché perdu, redoublera d'efforts, excitera le zèle de ses collaborateurs, recherchera partout, pour sa fabrication, les matières les meilleures et les plus avantageuses; i se tiendra au courant de toutes les améliorations, saura s'imposer des sacrifices pour avoir toujours l'outillage le plus perfectionné; il fera régner la plus stricte économie dans toutes les branches de son entreprise, il cherchera et trouvera des marchés nouveaux, et d'abord remplacera ainsi, grâce à son activité et à son intelligence, celui qui lui aura été fermé.

Au bout d'un temps plus ou moins long, sous l'influence de l'énergie de l'un, de l'affaissement de l'autre, le prix de revient se sera élevé d'un côté et abaissé de l'autre. Le résultat, vous le prévoyez.

Nouvelle invasion du marché national par le produit étranger, et alors les lamentations recommenceront. On pourrait, sortant de léthargie, imiter l'adversaire, mettre au rebut le matériel vieilli, se procurer le plus perfectionné, s'imposer l'activité d'autrefois.

On trouvera plus commode de recourir encore une fois au procédé qui a si bien réussi, c'est-à-dire dépeindre la France menacée de perdre une industrie nécessaire non-seulement à sa prospérité, mais à sa sécurité; les ouvriers sans pain; le revenu de l'État compromis.

Protégez donc encore le travail national, dira-t-on, en rétablissant, par une nouvelle élévation de droits, la prohibition. Une fois entré dans cette voie, où s'arrêtera-t-on ? Combien de temps la masse des consommateurs consentira-t-elle à se voir condamnée à payer d'autant plus que ses voisins payeront moins ce dont elle a besoin?

La lumière se ferait inévitablement alors, et l'opinion éclairée refuserait d'abord toute nouvelle élévation et imposerait le retour de ces taxes, par des réductions successives des droits de douane, à la proportion d'un impôt fiscal, si cet impôt est nécessaire; mais si on ne sait pas empêcher le mal, combien de temps le pays en souffrira-t-il avant d'en obtenir le remède?

Un mot encore des droits compensateurs.

Vous ne pouvez avoir oublié Azaïs et le système des compensations; il n'avait pas imaginé celle qu'on nous propose, elle est

étrange. L'impôt que je dois à l'Etat est bien lourd; en compensation, on veut bien me proposer de payer la part des industriels dont on me force à acheter les produits à un prix qui la comprend. Singulière compensation pour le consommateur!

Je me résume et je termine.

Droits compensateurs, droits protecteurs, veulent dire même chose. Il n'y a de protection que par la prohibition.

Tel qui, trompé par le mot, aurait voté la protection, repoussera la prohibition.

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DISCOURS DE M. JULES SIMON (1).

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Les aptitudes na

SOMMAIRE. Les enquêtes. — Classification des déposants. turelles de l'industrie. La soi-disant protection du travail. Les importations et les exportations de 1856 à 1877. vail et liberté.

Le goût français.

Paix, tra

Messieurs, il y a, je crois, quinze jours, j'ai assisté à une conférence donnée par l'Association que vous voyez devant vous, et j'y ai entendu notre thèse soutenue avec un très-grand talent par deux orateurs qui sont accoutumés à la traiter à fond; je ne puis guère aujourd'hui que reprendre le même sujet avec les mêmes arguments; mais nos amis ont pensé qu'il était nécessaire de populariser notre doctrine et que, peut-être, à force de nous répéter, nous réussirions à triompher une bonne fois de préjugés sans cesse vaincus, et sans cesse renaissants. Nous ne venons pas d'ailleurs ici en qualité de libre-échangistes; non pas qu'aucun de nous ait la pensée de cacher son drapeau, cela ne peut se faire avec honneur, ni en économie ni en politique; mais je veux dire que, quoique libre-échangistes, ce n'est pas le libre-échange que nous proposons en ce moment. Nous ne réclamons même pas de réduction de tarifs. Nous demandons tout simplement à rester dans le statu quo, à conserver les traités qui existent ou qui, du moins, n'ont pas été officiellement et définitivement rompus. Quand on a fait ces traités, en 1850, on a bien commis quelques erreurs matérielles dont

(1) A la réunion du théâtre du Château-d'Eau, convoquée le 16 février 1879, par l'Association pour la défense de la liberté commerciale.

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