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jamais été articulé contre les écrivains anciens. Car, Salluste, Thucydide et Tacite furent des historiens contemporains, et la postérité n'a rien ajouté, ce nous semble, à la vigueur de leurs peintures, à la décision de leurs jugements. Il ne faut point oublier que le dernier de ces écrivains, témoin dans son adolescence des horreurs de la cour de Néron, vécut au sein du règne de Domitien, c'est-à-dire, à l'une des époques du plus complet asservissement de l'esprit humain. Ecoutons ce

pendant le portrait qu'un critique moderne trace

de cet impartial et courageux historien :

«

Obligé

de se replier sur lui-même, Tacite, dit-il, jète sur le papier tout cet amas de plaintes et ce poids d'indignation dont il ne pouvait autrement se soulager; voilà ce qui rend son style si intéressant

et si animé. Il peint avec des couleurs si vraies tout ce que la bassesse et l'esclavage ont de plus dégoûtant, tout ce que le despotisme et la cruauté ont de plus horrible, les espérances et les succès du crime, la pâleur de l'innocence et l'abattement de la vertu; il peint tellement tout ce qu'il a vu et souffert, que l'on voit et , que l'on voit et que l'on souffre avec lui. Chaque ligne porte un sentiment dans l'âme : il demande pardon au lecteur des horreurs dont il l'entretient, et ces horreurs même attachent au point qu'on serait fâché qu'il ne les eût pas tracées. Les tyrans nous semblent punis quand il les peint. Il représente la postérité et la vengeance,

et je ne connais point de lecture plus terrible pour la conscience des méchants (1) »

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(1) Cours de Littérature; liv. III, chap. 1.

B

Tel fut Tacite, historien contemporain d'un

siècle de bassesse et de tyrannie. Moins d'indépendance appartiendrait-il aux annalistes moder

nes, qui n'ont ni les crimes de Domitien à décrire, ni ses persécutions à redouter?

Nous savons tout ce qu'on peut objecter sur la dégénération des caractères. Sans doute nous possédons peu de ces âmes antiques, fortement trempées, passionnément hostiles au mal, assez pénétrées de ces haines vigoureuses qu'inspirent les mauvaises actions pour les laisser déborder au dehors. Sans doute notre siècle, avide pardessus tout de bien-être matériel, indulgent au succès qui flétrit, impitoyable au revers qui honore, ce siècle où les opinions ne sont guère que des intérêts, manque généralement de cette indignation

chaleureuse envers le vice, qui constitue à elle seule une portion notable de la vertu. C'est une de ses inclinations caractéristiques de décerner au fait heureux, à l'habileté triomphante, les hommages dont il prive le droit et la bonne foi méconnus, et jamais la probité malheureuse ne fut plus louée ni plus négligée. « La puissance est de bon goût, a dit madame de Staël (1), le crédit a de la grâce, et les heureux sont aimés. » Oui. Mais nous croyons aussi qu'on s'exagère beaucoup le degré de courage nécessaire à la profession de la vérité. Il faut d'ailleurs tenir compte de certain esprit de perturbation dont, à l'époque où écrivait l'illustre auteur de Corinne, l'influence

(1) De la Littérature dans ses rapports avec les institutions sociales, (chap. XVIII).

pernicieuse était moins développée qu'elle ne

l'est de nos jours. Dans l'état des sociétés modernes, telles que les ont faites l'orgueil et un sentiment outré d'indépendance, c'est souvent pour défendre la puissance et la fortune que le courage est indispensable. La justice, appliquée aux grands, est taxée aisément de lâche complaisance, et toute accusation contre le pouvoir est réputée vraisemblable par cela seul qu'elle existe. Il faut le dire avec franchise: où sont les hommes qu'un simple tribut à la vérité, exempt de tout alliage, de toute combinaison de parti, ait transformés en martyrs? Quel historien réellement grave et désintéressé a subi de nos jours les honneurs de la persécution, pour le compte de la postérité qu'il aspirait à édifier et à instruire? Quel livre vraiment cons

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