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rine était fine par cela même qu'elle était femme. Son indisposition ne pouvait pas durer trop longtemps. C'eût été dangereux. Qu'adviendrait-il si son mari ou Mme Kersaint réfléchissaient? S'ils remarquaient que la guérison de Diane coïncidait avec le départ du marquis, avec sa claustration à elle ?

Pendant la journée, la marquise, étendue maintenant sur une chaise longue, s'installait dans le grand salon du rez-de-chaussée. Depuis qu'elle pouvait quitter le lit pendant quelques heures, elle se plaisait dans cette vaste pièce. Ses yeux passaient des chefsd'œuvre de l'art aux chefs-d'œuvre de la nature; sa rêverie s'endormait en une sorte d'hébétude morale qui la tenait de longues heures. Elle demeurait ainsi, dans son état morbide de pensée, quand, une après-midi, Diane vit entrer sa mère. Catherine guettait le moment où la malade serait seule : elle savait que chaque jour M. de Morère et Mme Kersaint s'accordaient deux heures de promenade.

Diane eut un frisson quand elle aperçut sa mère qui s'avançait vers elle, craintive, embarrassée, avec cet air sournois du coupable regrettant, non d'avoir commis la faute, mais d'avoir été pris. La jeune femme ferma les yeux; le sang affluait à son cœur. Lorsqu'elle les rouvrit, Mme de Morère était debout auprès de la chaise longue. Sa mère la regardait, et elle, la martyre, elle n'osait pas regarder sa mère. Il y eut un silence de quelques instans, mais ce silence ne pouvait durer longtemps; il pesait trop à l'une et à l'autre.

Vous avez été malade,.. bien malade, ma fille, dit Catherine. -Très malade, ma mère.

Catherine froissait de ses doigts nerveux la dentelle qui bordait sa robe de chambre.

- Vous voilà convalescente, reprit-elle, balbutiant ses banalités les unes après les autres. Tous ceux qui vous aiment ont été bien inquiets.

Cette fois Diane relevait les yeux. « Tous ceux qui l'aimaient! » Quelle cruelle ironie dans ces cinq mots prononcés par cette femme ! Une légère rougeur colora les joues pâles de la marquise. Catherine se remettait lentement de son émotion première. Moins une créature a de sens moral, plus elle a d'audace pour aborder, le front haut, les situations difficiles.

- Et puisque je suis rassurée sur votre compte, continua Mme de Morère, je vais pouvoir retourner à Paris. Approuvez-vous mon départ?

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Elle répondit avec un accent si particulier, que Catherine répliqua, un peu étonnée :

-

Voyez-vous un inconvénient à ce que je parte demain?

- Oui.

- Ah! et lequel?

Mme de Tandray échangea de nouveau un long regard avec sa mère. Comme il contenait de choses, ce regard-là! Il signifiait : « Prenez garde! Pour vous, sinon pour moi, il faut que nul ne soupçonne la vérité. Vous tombiez malade le jour où je guérissais, et vous partez le jour où je me relève! » Mme de Morère comprit. Elle comprit d'autant mieux qu'elle éprouvait la même crainte.

En effet, je n'ai aucun motif pour m'en aller si vite, repritelle. Je resterai encore une semaine. Le temps est si beau!.. Voyez donc, le soleil entre à flots dans le salon.

La tête de Diane retomba sur le coussin de la chaise longue; elle redevenait toute pâle. Le calme de cette criminelle l'épouvantait. A mesure qu'elle descendait dans la conscience de cette femme, elle s'épeurait, ainsi qu'un enfant qui descend dans un puits de mine. Elle cherchait une lueur qui éclairât ces ténèbres morales. Et rien! rien ! pas un mot, pas un geste, pas un regard qui décelât une âme repentante. A l'air embarrassé de la première minute succédait une tranquillité, affectée ou réelle, qui lui faisait mal. Et elle était sa mère! Et elle ne trouvait que des banalités à lui dire, en ce terrible drame où elles étaient jetées tous les deux! Maintenant elle parlait du beau temps, du soleil qui entrait à flots, de ce clair été, rayonnant et splendide, qui illuminait toutes ces horreurs de ses clartés indifférentes!

Cependant Catherine se rapprochait de la fenêtre; elle soulevait le rideau et regardait au dehors.

-Ah! M. Danglars, dit-elle. Je ne suis pas habillée, je me sauve. A ce soir, Diane.

Diane se redressa. Dans la phrase de Mme de Morère, elle avait entendu seulement les deux mots qui annonçaient l'arrivée de Maximilien. Le valet de chambre entra presque aussitôt : elle n'eut pas le temps de réfléchir. Et cependant elle pensait souvent à lui depuis son retour à la vie. Mais à qui en eût-elle parlé? Elle n'osait plus se confier à Mme Kersaint, craignant les reproches tendres de

son amie.

-M. Maximilien Danglars désirait avoir des nouvelles de Mme la marquise, dit le valet de chambre. Quand il a su que Mme la marquise était levée, il a demandé s'il pouvait être reçu.

-Certainement, balbutia-t-elle.

Dès le premier regard jeté sur Max, elle devina toutes ses souf

frances. Elle le voyait triste et pâli: pourtant ses yeux rayonnaient

de joie.

Comme vous êtes bon de venir! dit-elle en tendant au jeune homme sa main effilée et amaigrie.

Comme vous êtes bonne de vous être guérie! répliqua-t-il en

souriant.

Il tenait la main de Diane doucement serrée dans la sienne; il dévorait du regard ce visage exsangue que la mort avait effleuré de son aile. Il abandonna la main de la marquise, le sourire s'essaça de ses lèvres et une larme brilla dans ses yeux.

- Joliette est bien changée, n'est-ce pas ? reprit-elle doucement.

- Elle vit! s'écria Max, et je l'ai revue, et je remercie Dieu de l'avoir sauvée! Ah! madame, si vous saviez les cruelles heures que j'ai passées! D'abord je craignais qu'on ne me dît pas la vérité; je me représentais Joliette morte... Vous, morte! vous, la beauté et la bonté! vous, ce que je sais de plus noble et de plus intelligent au monde! Je ne dormais plus; je rôdais autour du château pendant la soirée, et j'apercevais briller votre lumière à travers l'ombre. Et vous étiez là, dans votre chambre, vous débattant contre la fièvre, secouée par le mal... Une affreuse angoisse serrait mon cœur. Revenu au Tréport, je me promenais sur la plage, et je demeurais là une heure, deux heures, me demandant si vous seriez vivante encore le lendemain. Vous avez bien souffert, madame, mais tous ceux qui aiment Joliette ont bien souffert aussi !

Il répétait presque la même phrase que Mme de Morère; à présent, elle paraissait délicieuse à Diane.

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Joliette est sûre que ses amis ne l'ont pas oubliée, et vous êtes des meilleurs, répliqua-t-elle avec un sourire. Vous ne pouviez pas m'avoir soudain retrouvée pour me reperdre aussitôt. Je crois assez que des liens invisibles unissent le passé au présent; ces liens-là m'ont peut-être retenue à la vie sans que je m'en doutasse. J'ai pensé souvent à mon existence d'autrefois pendant mes longues heures d'insomnie; toujours elle se résumait en ces quelques années que nous avons vécues ensemble à La Birochère. Allez, je n'ai pas eu besoin de demander si vous étiez venu prendre de mes nouvelles; j'en étais sûre. Il suffisait de m'interroger moi-même : je savais bien ce que j'aurais fait si c'est vous qui aviez été malade.

Sa pâleur disparaissait de nouveau; mais, cette fois, ce n'était plus la douleur qui amenait le sang à son visage. Elle se sentait heureuse, dans une plénitude de bien-être. Max la contemplait avec ravissement. Un changement se faisait encore en elle depuis son arrivée. Il semblait que la vie rentrât lentement en ce pauvre être

miné par la maladie. La figure perdait peu à peu ces tons de cire qui effrayaient.

- Vous n'avez guère travaillé, n'est-ce pas, pendant ce temps? continua Diane. Cependant nous sommes au milieu de septembre; vous voici à la veille de votre départ.

- Je ne pars plus! dit-il vivement.

Il ajouta, après un silence, sur un ton plus calme :

- Je partirai plus tard.

Il y eut un silence. Ils ne se regardaient plus. Ce fut Max qui reprit le premier la parole.

- Mais laissons là mon travail, madame. Vraiment tout cela me paraît bien peu de chose lorsque je pense au malheur qui a failli nous accabler tous.

Elle ne répondit pas. Elle se troublait et elle sentait Max troublé comme elle. Une sorte de gêne pesait sur eux. De nouveau, ils se taisaient. Enfin elle dit :

— Voulez-vous être assez bon pour ouvrir la fenêtre? Il me semble qu'on étouffe ici.

Et lorsque Max eut obéi :

Ah! que c'est bon de vivre! reprit-elle.

Elle était ranimée, réchauffée par les senteurs parfumées de la plaine, par ce gai soleil, par ces chants d'oiseaux, par toutes ces émanations de vie extérieure. Elle se sentait plus forte, plus vaillante; la gêne qui la séparait de Max quelques minutes auparavant disparaissait lentement.

Il faut vous remettre au travail maintenant que vous n'êtes plus inquiet. Vous ne vous appartenez pas, vous appartenez à l'œuvre que vous avez entreprise.

-Me remettre au travail? Il faudra donc que je reparte, que je m'en aille là-bas, bien loin de la France! Ce me serait impossible aujourd'hui. Je laisserais le meilleur de mon être derrière moi. L'œuvre que j'ai entreprise? Eh bien! un autre la continuera. Il s'est produit en moi un changement si étrange! Ce que j'aimais, je ne l'aime plus, et les ambitions qui me possédaient me semblent mesquines. Je ne veux plus de ces longs voyages qui m'entraîneraient loin de ceux que j'aime; je ne veux plus de cette solitude qui me charmait autrefois et qui me révolte aujourd'hui !

Diane fermait les yeux; il ne la troublait plus un ravissement profond était en elle. Les paroles de Max renfermaient un aveu d'amour frémissant et contenu; et cet aveu, elle savait pourtant qu'il le tairait. Pourquoi donc y avait-il eu de la gêne entre eux auparavant? Elle s'abandonnait inconsciemment à un charme ignoré. Comme il devait l'aimer pour lui sacrifier ainsi tout son avenir et toute sa gloire! Elle admirait la noblesse de cet amour qui se laissait

seulement deviner, qui donnait tout et ne demandait rien. Avec cette intuition secrète qui est po ur les femmes comme la seconde vue du cœur, elle sentait à quel point elle possédait le cœur de ce jeune homme. Tout autre à sa place eût attendu quelque chose de plus à quoi bon? ils se comprenaient si bien!

Mme Kersaint rentrait avec M. de Morère. Diane les accueillit gal

ment.

- Eh bien! avez-vous fait une bonne promenade? dit-elle en souriant. Vous voyez que ma solitude n'a pas duré longtemps.

Anne-Marie s'approcha d'elle pendant que M. de Morère serrait la main de Maximilien. En vérité, Mme Kersaint demeurait stupéfaite du changement qu'elle voyait chez Diane. Elle avait laissé une femme convalescente, muette et triste; elle retrouvait une femme guérie, jaseuse et gaie. Les douces remontrances ne lui semblaient plus de mise maintenant. Que béni soit l'amour lorsqu'il redonne la vie au cœur et au corps! Pendant la demi-heure que M. Danglars demeura encore à Vairs, ils causèrent tous les quatre, joyeux et tranquilles. On eût dit que jamais un danger n'avait menacé la marquise; l'étranger qui serait entré dans ce salon n'aurait jamais soupçonné les angoisses qui, la veille encore, serraient tous les cœurs. Bien plus, s'il avait vu Diane le matin, il ne l'eût pas reconnue. Ce n'était plus la même femme, mais deux femmes différentes qui ne se ressemblaient point. Il suffisait que l'amour touchât de son aile féerique cette créature meurtrie pour qu'elle se transformât subitement. C'est que, quelques heures auparavant, rien ne la rattachait plus à l'existence, et qu'à présent elle lui apparaissait pleine de joies inconnues.

Quand Maximilien se retira, accompagné par M. de Morère, les deux amies eurent un moment de silence. Anne-Marie se rapprocha de Diane, et prenant les deux mains de la marquise dans les siennes :

J'ai quitté une morte, je retrouve une vivante, dit-elle. Diane rougit; sa tête charmante glissa sur l'épaule de son amie : Si tu savais comme je l'aime! murmura-t-elle.

-Pauvre enfant! si tu crois que c'est d'aujourd'hui !

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Mme Kersaint l'embrassa doucement comme elle eût fait pour une enfant :

- Et lui, il t'a donc dit qu'il t'aimait?

Diane rendit son baiser à Anne-Marie, et, baissant un peu la voix :

-S'il me l'avait dit, je n'en serais pas si sûre...

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