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enfin à une solution tout à fait opposée aux sympathies, aux vues de ceux-là même qui l'avaient préparée sans s'en douter.

Le choix des membres de la commission de gouvernement provisoire trahissait déjà tout à la fois cet esprit de répugnance et de précaution hostile contre les Bourbons, dont nous parlions tout à l'heure, et le commencement de ce travail de désorganisation, qui devait bientôt rendre leur rétablissement inévitable. Chacun de ces choix avait néanmoins, jusqu'à un certain point, sa raison d'être. Le nom de Carnot, associé au souvenir d'une lutte énergique et heureuse contre une autre coalition, semblait de bon augure, dans l'éventualité de grandes mesures à prendre pour la défense nationale. Grenier, l'un des plus habiles tacticiens de l'armée française, appartenait à la catégorie peu nombreuse d'officiers supérieurs qui pouvaient se plaindre de n'avoir été ni suffisamment mis en évidence, ni récompensés suivant leur mérite sous le régime impérial; il présentait donc une double garantie de capacité et d'indépendance à ceux qui croyaient pouvoir se passer de Napoléon. Quinette, esprit laborieux et pratique, avait eu le mérite de montrer du sang-froid dans les premiers moments de l'émotion excitée par la fatale nouvelle de Waterloo. Caulaincourt, noble et loyale nature, mais brisé moralement et physiquement par tant de terribles secousses depuis 1812; Caulaincourt, le fidèle et malheureux négociateur de Prague et Châtillon, semblait plus particulièrement chargé de défendre les intérêts de la dynastie napoléonienne.

Enfin, la nomination d'un homme qui fut le héros malfaisant de ces tristes jours, celle du duc d'Otrante, s'explique par des raisons de nature bien diverse. Tout le

monde se défiait de Fouché, et personne ne croyait pouvoir se passer de lui. Ses antécédents révolutionnaires semblaient creuser un abîme entre les Bourbons et lui, et cette considération avait même puissamment contribué à sa nomination. Il trahissait l'Empereur dès 1813, et depuis cette époque, aucune réconciliation n'avait été sincère de sa part. S'il n'était pas l'auteur direct de la défection parlementaire devant laquelle Napoléon se retirait, il y avait puissamment contribué par des insinuations fausses et perfides. Enfin il ne partageait pas les illusions des constitutionnels, partisans du duc d'Orléans; il comprenait à merveille que l'avènement de ce prince, possible avant le retour de l'île d'Elbe, ne l'était pas après Waterloo. Fouché semblait donc, soit par ses antécédents, soit par ses prévisions, placé en dehors de tous les partis, et pourtant il avait eu l'art de se faire universellement accepter comme un auxiliaire et un confident nécessaire, et se mettait ainsi en mesure de tirer un profit personnel de toutes les éventualités.

De tous les promoteurs de la défection parlementaire, celui-là fut le plus clairvoyant, et, par conséquent, le plus coupable. Il prévit les conséquences de l'abdication aussi bien que Napoléon lui-même. Les autres, il faut le dire à leur honneur, furent les dupes de Fouché, non ses complices. Tous auraient sans doute agi différemment s'ils avaient pu lire dans un avenir bien proche, s'ils avaient compris que leur révolte contre les projets de dissolution faussement attribués à l'Empereur, les conduisait à une dissolution bien autrement humiliante et brutale. Ils ne prévoyaient pas alors qu'ils se verraient bientôt interrompus dans ces stériles débats de constitution, dans ces discussions métaphysiques, dont rien, pas même l'agonie de la France, n'avait pu les distraire; que, repoussés du lieu

de leurs séances par les baïonnettes, ils en seraient réduits à regretter qu'une telle violence ne leur eût pas été faite du moins par des mains françaises '.

Le duc d'Otrante est un des plus tristes exemples que nous offre l'histoire, du pervertissement moral que subissent parfois les intelligences les plus remarquables dans les bouleversements sociaux. Un publiciste éminent' a dit que, dans ces temps de crise, les devoirs et les sentiments les plus respectables se trouvent parfois divisés, et qu'entre ces choses graves et sacrées, il faut savoir faire un choix. Souvent aussi l'embarras de ce choix mène au scepticisme, au dédain de tout sentiment honnête et désintéressé. Le spectacle des triomphes de la force brutale, de l'injustice et de la ruse, si fréquents et parfois nécessaires en temps de révolutions, est une tentation trop grande pour des passions impérieuses, unies à des consciences débiles.

Fouché peut être regardé comme le type le plus remarquable de cet égoïsme révolutionnaire! Après avoir commencé sa fortune par une complicité froide et raisonnée dans les plus sanglants excès du terrorisme, il l'affermit par un dévouement absolu et servile à Napoléon, qu'il trahit ensuite sans scrupule, quand il crut pouvoir le faire avec profit. Les événements de 1814 avaient déjoué ses calculs ambitieux : relégué dans l'ombre par le gouverne

1 Parmi les membres du parti constitutionnel de la chambre, Benjamin Constant est celui qui montra dans cette crise le plus de prévoyance et de sens gouvernemental. Dans ses Lettres sur les Cent Jours, bien qu'il ait apprécié avec une indulgence excessive la conduite de ses collègues, il ne dissimule qu'à demi combien leur attitude après Waterloo lui parut inopportune et périlleuse.

2 M. de Rémusat.

ment de la première Restauration, il vit naturellement avec satisfaction ce gouvernement trébucher et s'égarer dès ses premiers pas. Il dut sympathiser avec les idées des hommes qui, dès cette époque, préparaient l'avénement d'un prince plus sympathique aux idées libérales et, par conséquent, aux hommes de la Révolution. On sait comment les événements firent avorter cette combinaison, et remirent Fouché en présence de son ancien maître, dont il ne sollicita le pardon pour les trahisons anciennes qu'afin de le trahir plus sûrement encore. Fouché avait connu ou deviné l'un des premiers les véritables dispositions des alliés. Il n'était pas de ceux que peuvent abuser les proclamations et les manifestes; il prévoyait que la promesse de ne pas s'immiscer dans le choix du gouvernement de la France n'avait d'autre but réel que d'affaiblir Napoléon, que le succès de la coalition aboutirait infailliblement au rétablissement de Louis XVIII, sinon au démembrement de la France.

Menacé d'une disgrâce, et peut-être d'un châtiment plus sévère par Napoléon, qui avait démasqué ses intrigues, Fouché ne pouvait être sauvé que par la chute du gouvernement impérial. Dès la première nouvelle de Waterloo, cette chute lui parut inévitable, et il ne songea plus qu'à en tirer le meilleur parti possible, en écartant tous les obstacles qui pouvaient ajourner et peut-être empêcher le triomphe définitif de la coalition; en se rendant assez utile, assez nécessaire à Louis XVIII et à ses alliés, pour surmonter les plus légitimes répugnances, et faire agréer ou subir ses services au frère de Louis XVI! Ce fut dans ce but que Fouché provoqua la manifestation hostile des représentants, en prêtant faussement à Napoléon des projets de mesures violentes. Qu'importaient l'honneur et l'avenir

de la France, pourvu que la fortune de Fouché surnageât parmi les débris?

Pourtant, nous ne voudrions pas juger cet homme plus sévèrement qu'il ne mérite. Il se peut que l'égoïsme l'aveuglât au point de croire que l'intérêt général était conforme à son intérêt privé. Il est d'ailleurs certain qu'au moment où il détermina l'abdication par ses intrigues, il espérait amortir les répugnances de la nation, des représentants et de l'armée pour les Bourbons, assez promptement pour arriver au même but par un accommodement moins humiliant et moins désastreux que celui qu'il fallut subir. Il fit même dans ce sens, le 27 juin, d'accord avec le prince d'Eckmühl, une tentative qui, si elle avait réussi, aurait épargné à la France au moins une partie des humiliations auxquelles elle fut soumise un peu plus tard. Cette tentative échoua par suite d'une double maladresse des conseillers intimes de Louis XVIII, et des plénipotentiaires envoyés aux souverains alliés pour traiter de la paix. Les premiers, dans la fâcheuse proclamation en date du 25 juin, avaient jugé à propos de parler de la dispersion heureuse des satellites du tyran, et des mesures rigoureuses qu'on préparait contre ses complices. Cette menace fut, il est vrai, presque aussitôt amendée par la déclaration plus conciliante de Cambrai, mais elle avait été connue dès le 26 à Paris, et y avait ravivé, dans le moment le plus inopportun, la défiance et l'inimitié contre la branche aînée des Bourbons.

La bévue des plénipotentiaires fut d'un effet plus déplorable encore. Prenant au sérieux quelques paroles vagues et sans autorité des aides de camp du maréchal Blücher, ils avaient cru et affirmé de la manière la plus positive, dans leur correspondance officielle, que les alliés ne te

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