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LES COMPAGNIES ALLEMANDES DE NAVIGATION

ET LEUR RIVALITÉ AVEC LA COMPAGNIE CUNARD

Les grandes Compagnies de navigation allemandes ont publié leurs rapports annuels en Mars et Avril derniers. Il serait sans intérêt de reproduire ici le texte complei de ces rapports; nous nous bornerons à en extraire les constatations d'ordre général, celles qui sont de nature à éclairer la situation et les procédés de l'armement hambourgeois et brémois en les rapprochant d'informations d'origines diverses.

La crise des frets constitue l'entrée en matière de la plupart de ces documents. Elle est invoquée par les Compagnies qui ne distribuent aucun dividende pour justifier, vis-à-vis de leurs actionnaires, les résultats financiers de l'année; elle est signalée par les autres comme l'obstacle que leur bonne administration a surmonté.

Sur les lignes de l'Amérique du Nord, cette crise a été conjurée en grande partie par l'activité du mouvement des passagers et par une augmentation des marchandises exportées d'Europe vers les Etats-Unis. La Compagnie Hamburg-Amerika a largement profité de ces circonstances favorables; elle a transporté (1) 88.721 passagers d'entrepont et 22.792 passagers de cabine en 1903; elle indique l'importance de l'émigration vers les Etats-Unis comme une de ses meilleures sources de bénéfices. Mais elle estime que l'émigration atteint en ce moment-ci son maximum, et elle en trouve la preuve dans le mouvement de retour qui se produit déjà.

Le Norddeutscher Lloyd a toujours conservé la première place dans le transport des passagers d'entrepont vers les Etats-Unis. A ce point de vue, Hambourg n'a pas atteint Brême qui a progressé sensiblement dans ces dernières années. Cependant un grand changement

(1) D'après le Moniteur officiel du Commerce du 14 Avril 1904. Rapport de M. J. Lefaivre, Consul général à Hambourg.

s'est produit et l'origine des émigrants n'est plus la même. L'Allemagne a besoin aujourd'hui, dans ses usines grandissantes, d'un personnel de plus en plus nombreux. Il lui faut quantité d'employés, de commis, et l'écart se trouve moindre entre l'offre et la demande d'emplois de toutes sortes. Par suite, l'Allemand s'expatrie moins. Aussi, les efforts concordants du Gouvernement impérial et des compagnies de navigation ont-ils tendu dans ces dernières années à attirer vers les ports allemands les émigrants de l'Est de l'Europe. Nous avons signalé dans notre Circulaire no 108 quelques-unes des mesures prises à cet effet. Elles ont été couronnées de succès, au moins en ce qui concerne Brême et le Norddeutscher Lloyd, si nous en croyons la statistique suivante publiée par le Reichsanzeiger du 4 Février 1904. En effet, il est parti de Brême, principalement par les vapeurs du Norddeutscher Lloyd:

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Le plus grand nombre de ces émigrants, ajoute le Reichsanzeiger, était de nationalité slave (slavischer nationalität). Les Allemands figuraient dans le total :

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ce qui donne, pour l'ensemble, une proportion d'Allemands inférieure à 10 0/0 du total.

Le Norddeutscher Lloyd ne se borne pas, d'ailleurs, à attirer les émigrants slaves sur Brême; il vient chercher en Méditerranée les émigrants italiens, et son rapport témoigne que ce service lui donne de bons résultats, malgré le prix très bas du fret des marchandises. L'importance croissante de l'émigration italienne lui fait espérer pour l'année 1904 une augmentation de trafic.

Les deux compagnies les plus puissantes d'Allemagne paraissent donc avoir trouvé dans le transport des passagers une certaine compensation au bas prix des frets de marchandises.

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Mais cet élément n'a pu avoir qu'une action contributive, non une action décisive, sur les résultats financiers de l'année.

Il en est un autre, au sujet duquel les rapports des compagnies nous éclairent d'ailleurs incomplètement et dont l'influence s'est fait certainement sentir: ce sont les ententes entre compagnies différentes.

On ne peut pas dégager avec exactitude la répercussion de l'entente de la HamburgAmerika et du Norddeutscher Lloyd avec le Trust Morgan sur les bénéfices de ces deux compagnies; mais il est bon de remarquer, ce qu'on semble souvent oublier, que la prospérité

financière du Trust est tout à fait indépendante de celle des compagnies allemandes avec lesquelles il a conclu un contrat spécial; que, par suite, le premier peut se trouver aux prises avec de sérieuses difficultés sans que les secondes aient à en souffrir.

Le lien qui les unit au Trust n'est pas, à proprement parler, un lien d'ordre financier, mais une sorte d'assurance contre la concurrence qu'elles pourraient faire au Trust ou qu'il pourrait leur faire. Cela est tellement vrai que cette année le compte se règle entre le Trust et elles par un simple jeu d'écritures. En effet, le Trust s'engage à payer 6 0/0 à chacune des deux compagnies allemandes sur une part de leur capital (20 millions de marks pour la Hamburg-Amerika, 25 millions de marks pour le Norddeutscher Lloyd). D'autre part, les compagnies s'engagent à verser au Trust le dividende afférent à cette part de leur capital. Ce dividende étant précisément de 6 0/0 cette année dans chacune des deux compagnies, l'exécution des engagements aboutit à deux créances qui se compensent.

En ce qui concerne les seules compagnies allemandes, plusieurs ont entre elles une série de contrats destinés à éviter les inutiles et ruineuses luttes de tarifs. Nous en avons signalé quelques-uns l'an dernier (V. Circulaire no 3). Cette année, un certain nombre de compagnies ont eu recours à un procédé d'entente plus perfectionné au lieu de pratiquer les mêmes prix sur leurs lignes concurrentes et d'en partager ainsi le trafic entre elles, elles suppriment la concurrence et se partagent les pays à desservir. De cette manière, elles évitent l'éparpillement des frais d'exploitation et peuvent porter tous leurs efforts d'un même côté. En plus, elles sont plus incitées à développer leurs services sur un pays, quand elles ont l'assurance qu'un puissant rival ne viendra pas le leur disputer, et qu'elles recueilleront tout le bénéfice de leurs efforts.

Le Gouvernement impérial doit prêter volontiers la main à ces heureuses combinaisons, car la Hamburg-Amerika a pu se retirer tout dernièrement du service postal qu'elle faisait en commun avec la Norddeutscher Lloyd sur l'extrême-Orient, ce qui suppose la résiliation amiable du contrat postal qu'elle avait avec l'Empire. Deux de ses navires, le Hamburg et le Kiautschou étaient affectés au service postal d'Extrême-Orient. Le dernier vient d'être acheté par le Norddeutscher Lloyd, qui le fera naviguer sous le nom de Prinzess -Alice (1).

Ce n'est pas à dire que la Hamburg-Amerika abandonne l'Extrême-Orient; si elle se retire du service postal commun qu'elle avait avec la grande compagnie brèmoise, c'est pour que celle-ci lui laisse en retour sans partage le service de cargo-boats qu'elles exécutaient jusqu'ici en commun vers l'Extrême-Orient. En conséquence de cet accord, cinq vapeurs du Lloyd, Strassburg, Nurnberg, Bamberg, Konigsberg et Stolberg passent à la Compagnie hambourgeoise.

Une convention du même genre a eu lieu entre la Hamburg-Amerika et la Hamburg-SudAmerikanische-Gesellschaft. Ces deux Compagnies avaient des services communs vers l'Amérique du Sud. Désormais, la première exploitera seule la ligne Italie-La Plata et vient d'acheter à la seconde trois navires affectés à cette ligne. En retour, elle abandonne le cabotage de la Patagonie à la Sud-Amerikanische.

On ne saurait trop attirer l'attention du monde maritime sur cette tendance de plus en plus accusée des compagnies allemandes à diminuer leurs frais généraux par une concentration raisonnée. A ce point de vue, le partage des zones d'activité auquel elles procèdent entre (1). V. Moniteur Officiel du Commerce, du 21 Avril 1904. Rapport de M. E. Boeufvé, consul à Brême.

elles marque un progrès important. Il semble bien, en effet, que cette forme de l'entente soit. spécialement appropriée aux industries de transports. Elle existe, il est vrai, pour certaines industries de fabrication; c'est le carteli de zones de vente qui fonctionne notamment en Allemagne dans plusieurs branches de la métallurgie; mais elle n'a jamais sa raison d'être que dans le transport du produit. C'est pourquoi elle fonctionne seulement dans des industries. donnant naissance à un produit lourd, encombrant, pour lequel le transport fait question. Quand il s'agit de l'industrie même des transports, elle est tout indiquée. En ce qui concerne les transports par terre, l'établissement des voies ferrées en fait une nécessité pratique, et chaque chemin de fer possède un monopole de fait dans la région qu'il traverse. En ce qui concerne les transports maritimes, au contraire, la mer libre est ouverte à toutes les concurrences. Mais ces concurrences représentent souvent une grande déperdition de forces, un gaspillage véritable. C'est aux entreprises de navigation à le faire cesser, à le diminuer tout au moins autant qu'il est en leur pouvoir.

Le rapport de la Compagnie Hamburg-Amerika se termine par une véritable déclaration de guerre à la Compagnie Cunard, celle-ci, on le sait, très fortement appuyée par le Gouvernement anglais, est entrée en lutte contre le trust Morgan et tout ce qui s'y rattache. La Compagnie hambourgeoise, d'accord avec le Trust, a installé une ligne Stettin-New-York, visitant divers ports scandinaves et paraît décidée à mener très vigoureusement la campagne. De son côté, la Compagnie Cunard dispute avec àpreté aux lignes allemandes les émigrants de la Méditerranée vers l'Amérique du Nord. Nous publions à la suite de cette Circulaire une communication de M. le Consul général de France à Hambourg donnant sur cette lutte de très intéressants détails. Ces faits ne sont pas en réalité des manifestations normales de la concurrence; ils entraînent des dépenses très fortes et se résolvent en pertes; ce sont des actes d'hostilité. coûteux en eux-mêmes, mais justifiés, aux yeux de ceux qui les décident, par l'espérance de la victoire. Leur but n'est pas de maintenir la concurrence, mais de déterminer au profit de qui elle sera arrêtée, et comment chacun sera traité dans l'accord final qui se produira quelque jour.

Un fait à noter, c'est la construction de grands paquebots à vitesse faible, mais comportant des aménagements plus confortables pour les passagers. Le luxe ne manque pas à bord des paquebots rapides, mais la place fait un peu défaut. Une certaine clientèle paraît disposée à accepter des traversées un peu plus longues, moyennant une meilleure installation. Les Anglais avaient déjà cherché à lui donner satisfaction avec le Cedric et le Celtic. Les Allemands entrent dans la même voie. La Compagnie Hamburg-Amerika fait construire en ce moment, par Harland et Wolff, à Belfast, un immense vapeur de 22.500 tonnes, l'Amerika, qui filera seulement 17 nœuds en service, mais qui doit offrir aux passagers des cabines spacieuses et une certaiue atténuation des dangers du mal de mer. Il est moins onéreux pour les Compagnies de faire naviguer ces hôtels flottants à une vitesse modérée que d'entreprendre des luttes de vitesse toujours si coûteuses. Reste à savoir quelle est l'importance du nombre des passagers amis du confort, par rapport à celui des passagers pressés. L'expérience, en tous cas, est intéressante.

La même Compagnie hambourgeoise a commandé, également aux chantiers de Belfast,

un vapeur exclusivement destiné aux voyages de tourisme (Exkursionfahrten). Avec une appréciation très juste de l'évolution qui se produit en Allemagne, la Compagnie n'a pas visé dans la construction de ce navire la clientèle étroite des familles riches, mais l'immense clientèle de celles « qui ont à compter avec des ressources restreintes ». Le petit bourgeois allemand est modeste et dépense peu, lorsque ses affaires vont bien il voyage volontiers, mais sans faste: une croisière à bon marché le tentera sûrement et c'est sur cette tentation que compte la Compagnie.

De son côté, le Norddeutscher-Lloyd annonce dans son rapport, que son vapeur KaiserinMaria-Theresa vient d'entreprendre son troisième voyage de tourisme et que les deux premiers ont donné des résultats satisfaisants. Cette forme démocratique du Yachting tend ainsi à devenir une branche de l'armement, celle de la navigation de plaisance collective.

Nous avons déjà eu l'occasion de signaler le développement en Allemagne de la navigation maritimo-fluviale par chalands de mer ou par bateaux à fond plat. La Compagnie HamburgAmerika constate que son service d'allèges entre Hambourg et les ports du Rhin, après avoir souffert de la crise des frets, a repris maintenant une allure normale. La Compagnie Argo se félicite que la Société d'importation de fruits de Cologne lui ait affrété, dans des conditions avantageuses, ses cinq bateaux à fond plat pour faire, pendant la saison. le transport des fruits de la Méditerrannée aux ports du Rhin.

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Malgré ces efforts des Compagnies de navigation allemandes pour transformer leurs moyens d'action et les adapter aux circonstances nouvelles, les résultats financiers auxquels elles aboutissent se ressentent beaucoup de la situation générale du marché des frets. Les dividendes qu'elles annoncent le prouvent.

Sans doute, la Compagnie Kosmos peut encore donner 80/0 à ses actionnaires et quatre grandes Compagnies : la Hamburg-Amerika, le Norddeutscher-Lloyd, le Hamburg-Sud-Amerikanische et la Deutsche-Australische distribuent 6 0 0; mais les deux Compagnies DeutscheOst-Afrika et Deutsche-Levante sont dans l'impossibilité de donner aucun dividende, malgré les faveurs de plus d'un genre qu'elles reçoivent du Gouvernement impérial. Il en est de même de la Compagnie Argo et de la Compagnie Triton de Brême. Cette dernière a eu 110.153 marks de bénéfices d'exploitation de l'amortissement annuel normal à 5 0/0 de sa flotte absorbe à lui seul 110.100 marks. En réalité, les Compagnies allemandes qui font des bénéfices en ce moment recueillent le fruit d'une administration intelligente et prévoyante antérieure plutôt qu'elles ne gagnent sur leur exploitation présente.

Au moment de mettre sous presse, nous avons reçu de M. le Mininistre du Commerce communication d'une dépêche de M. le Consul général de France à Hambourg, relative à la lutte entre les Compagnies allemandes et la Compagnie Cunard. Nous sommes heureux d'en faire profiter nos lecteurs.

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