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domaine des Français, et qu'il leur est encore permis de rire.

Il est évident sans doute que le Miroir n'est point un journal consacré, en tout ou en partie, aux nouvelles et matières politiques. Pourquoi donc ce procès? C'est la guerre déclarée aux lettres et à ceux qui les cultivent: on ne veut laisser aucune issue à la pensée. Chez les Grecs et les Romains, les esclaves même et les affranchis pouvaient s'envelopper du voile de l'apologue : Ésope et Phèdre n'ont point été mis en jugement! Et, de nos jours, sous le roi le plus lettré qui jamais ait régné sur la France, voilà, en moins d'un an, cinq académiciens traduits, soit à la Cour d'assises, soit à la police correctionnelle!

Cependant, dans le dessein même qu'on a de détacher les Français des matières politiques, on devrait encourager un journal entièrement voué à la littérature et aux arts. On devrait affecter plus de confiance en soi-même, et ne pas se montrer timide, au point de redouter l'effet de quelques plaisanteries, qui, comme les épigrammes de Martial, ne sont ni toutes bonnes, ni toutes mauvaises; mais qui toutes certainement sont étrangères à ce qu'on peut raisonnablement appeler politique, et indifférentes à la sûreté de l'État, autant qu'à la gloire du prince, et même au repos de ses ministres.

JUGEMENT DU TRIBUNAL.

Du 18 mai 1821.

« ATTENDU que le journal intitulé le Miroir, ne présente

pas dans son ensemble les caractères qui, d'après la loi du 31 mars 1820, pourraient le faire soumettre à la censure;

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Que si quelques-uns de ses articles offrent des allusions et des critiques qui peuvent paraître étrangères aux sujets que les auteurs avaient annoncé devoir traiter, ces allusions et ces critiques, dont le sens est détourné, et ne peut s'induire que par interprétation, ne suffisent pas pour faire considérer ce journal comme consacré, en tout ou en partie, aux nouvelles et aux matières politiques :

« Le tribunal renvoie les éditeurs des poursuites dirigées

contre eux. >>

Ce jugement a été confirmé sur l'appel.

PROCÈS DE BÉRANGER.

Arrêt du 8 décembre 1821.

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Nous devons rendre grâce aux lois de la censure. Lorsqu'elles n'existaient pas, on s'en rapportait aux journaux du soin de rendre compte des débats judiciaires, et de saisir au hasard quelques morceaux détachés des plaidoiries.

Ces analyses, faites du moins avec une entière liberté, contentaient le public; il y voyait la défense à côté de l'attaque, et comme il avait, sinon une idée complète, au moins une idée juste et impartiale du procès, il n'en demandait pas davantage.

Mais du moment que la censure, usant d'une prédilection exclusive pour les réquisitoires, eut pris soin d'effacer dans tous les journaux ce qui avait trait à la défense des parties, le public, qui ne lisait plus, même par extraits, les plaidoyers des avocats, se montra curieux de les lire en entier; et ce fut en même temps une nécessité pour les accusés d'en favoriser la publication, afin qu'on sût au moins quels avaient été leurs moyens de justification.

Tel est le double motif auquel une élégante préface nous apprend que nous sommes redevables du procès fait aux chansons de Béranger, joli volume imprimé chez les frères Baudouin, du même format que les Chansons, et avec cette épigraphe, extraite des chansons même de Béranger:

Si l'on ne prend garde aux chansons,
L'anarchie est certaine.

Ce procès, rendu si piquant par le nom de l'auteur, par le sujet de l'accusation, la réputation littéraire du magistrat

1 Celle qui se trouve en tête du plaidoyer de Me Dupin est encore

qui devait la soutenir, et le talent tant de fois éprouvé de l'avocat chargé de la combattre, avait attiré une foule immense qui s'était encore accrue par l'imprudence qu'on avait eue de ne pas faire garder les avenues de la salle. Elles se trouvèrent obstruées au point que, pour ne pas exposer à des violences les hommes et les femmes qui avaient résisté à toutes les sommations de se retirer, M. le président de la Cour d'assises et l'un des conseillers furent obligés d'entrer par la fenêtre, dans la salle d'audience.

M. de Marchangy, dans un plaidoyer parfaitement écrit, développa le système de l'accusation, qui roulait : 1° sur le délit d'outrage aux bonnes mœurs; 2° d'offense envers la personne du Roi; 3o de provocation au port public d'un signe extérieur de ralliement non autorisé par le Roi.

Me Dupin lui répondit sur-le-champ: il ne faut pas chercher dans son plaidoyer le même poli d'expression; une improvisation n'admet guère le précieux du style, surtout

plus heureusement trouvée, et mérite d'être conservée ici, tant elle vient bien au sujet :

Ab hoc viro etiam profecta dicitur decantata illa cantilena......... ad Belgas, tyrannide Albani oppressos, edita. Quæ quidem cantilena, ita scitè facta, ita concynnis rhythmnis modulisque suis est attemperata, ut plebis animos mirè ad libertatis patriæ amorem excitaverit. In hoc igitur Sanctus Aldegondius se alterum quasi Tyrtæum, toties à Platone laudatum, ostendit. Nam cùm principis fortissimi (nempè Guillielmi Nassavii Belgarum liberatoris) laudes, hortamenta virtutis, damnorum solatia, salutariaque consilia contineat, magnum ardorem defendendi patriam libertatem populi injecit : adeò ut nihil illis temporibus convenientiùs prodiisse judicare liceat.

(VERHEIDEN, Élog. Sancti Aldegondii, in elog. aliquot theologorum, p. 145.)

Verheiden (dans l'Éloge de Philippe de Marnix, plus connu sous le nom de St.-Aldegonde) cite particulièrement sa chanson aux Belges opprimés par la tyrannie du duc d'Albe: Chanson si bien faite, dit-il, et dont les paroles allaient si bien avec l'air, qu'elle excita puissamment, dans l'esprit du peuple, l'amour de la liberté. En cela, le chansonnier moderne se montra le digne émule de Tyrthée que Platon célèbre en plusieurs endroits de ses ouvrages. En effet, l'éloge que le poëte fait du libérateur de la nation, les exhortations au courage, les consolations du passé, et les salutaires conseils qu'il y donne pour l'avenir, jetèrent dans l'âme des citoyens une grande ardeur de défendre le nouveau gouvernement et la liberté. C'est au point qu'on ne trouve rien de plus remarquable et de plus à propos parmi toutes les pièces du temps.

de la part d'un orateur dont le caractère se distingue principalement par la vigueur des pensées et la fougue des mots.

Cependant on fut agréablement surpris de voir un jurisconsulte ordinairement si grave, accoutumé à discuter sur des clauses d'actes et des textes de la loi, prendre successivement tous les tons qui convenaient au sujet : et se montrer également habile, également supérieur, soit qu'il cherchât à se concilier l'auditoire par un exorde gracieux; soit qu'il appelât l'intérêt sur son client par un exposé de faits où l'éloge du poëte était adroitement glissé; soit que parcourant les différentes phases de l'accusation, il en fit ressortir tantôt la futilité, et tantôt les contradictions; soit qu'enfin arrivant à la discussion, il montrât que les questions les plus élevées, les réflexions les plus fortes pouvaient s'allier dans cette cause, à tout ce que la littérature a de plus léger, l'ironie de finesse, l'expression de piquant, quelquefois même de satirique, sans jamais blesser aucune convenance et en gardant sévèrement toutes les règles du goût.

Un morceau qui produisit beaucoup d'effet est celui où l'orateur, feignant de citer Milton, trace le tableau de la situation des différens peuples. Chacun y fut trompé; on fut seulement frappé du rapprochement que cette peinture offrait avec les événemens les plus récens; tels que les attroupemens des radicaux; le licenciement de notre armée; les restrictions apportées à l'enseignement dans divers pays de l'Europe; l'invasion de Naples et de la Sicile par les Autrichiens; l'insurrection des Grecs; la guerre des Perses contre les Turcs; les Russes sur le Pruth. Mais il est de fait que cette revue des différens peuples n'est pas dans l'auteur du Paradis Perdu et ce n'est pas une petite gloire pour un orateur que d'avoir pu faire douter s'il ne traduisait pas en ce moment un des plus grands poëtes!

:

Si M. Béranger ne fut pas entièrement acquitté, il ne fut du moins condamné qu'au minimum de la peine, trois mois d'emprisonnement, et à une amende de 500 fr. dont il fut amplement dédommagé par la vente de son Procès, dont trois mille exemplaires furent promptement débités.

Mais de cet incident même naquit un second procès. En effet Béranger, pour faire ressortir davantage l'injustice de la censure à son égard, avait déclaré dans sa préface qu'il imprimerait tout, non-seulement ce qui était pour, mais aussi ce qui était contre; non-seulement le plaidoyer de son avocat, mais même l'arrêt de renvoi. Et de fait cet arrêt se trouvait imprimé textuellement, à la fin du volume, parmi les pièces justi

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