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à le faire, lors même qu'il en résulterait quelques inconvénients. Ils ont en effet à juger suivant la loi, et non pas à juger la loi. S'il leur arrivait de laisser la loi de côté, leur décision pourrait être déférée à la Cour de cassation.

Si la loi présente un sens douteux, si elle est muette, ou insuffisante, les juges doivent cependant rendre une décision, et pour la formuler, ils doivent rechercher le sens de la loi et mettre en lumière les principes sur lesquels ils s'appuient.

I. Loi obscure. Les juges doivent rechercher, sous la forme obscure, la véritable pensée du législateur; ils ont plusieurs moyens à leur disposition: les précédents historiques à mettre en relief, les travaux préparatoires à rappeler et à étudier, les opinions doctrinales, comme aussi les décisions antérieurement rendues sur des hypothèses analogues par la jurisprudence; mais quelles que soient les décisions doctrinales, ou jurisprudentielles, seraient-elles unanimes et concordantes, elles ne lient jamais le juge; celui-ci rend sa décision, suivant sa conscience, et suivant l'interprétation qu'il croit la meilleure.

II. Loi insuffisante. La loi est insuffisante en ce qu'elle ne prévoit pas, par exemple, l'hypothèse à juger, mais prévoit des hypothèses analogues et de même nature. Le juge, dans ce cas, aura à décider s'il faut étendre à cette hypothèse non prévue la solution donnée par la loi pour les hypothèse prévues, ou bien, s'il faut donner une solution contraire. Pour cela le juge doit rechercher le caractère de la disposition légale. Si elle est l'expression d'une règle de droit, conforme aux principes, il est rationnel de l'étendre aux cas analogues, non prévus le législateur ne peut pas prévoir toutes les hypothèses; il donne la solution des hypothèses les plus ordinaires. Par interprétation, le juge étend cette solution à des hypothèses analogues non prévues (art. 565, 2e ali., C. civ.).

La règle donnée est-elle contraire aux principes généraux du Droit, il faut, comme règle exceptionnelle, la restreindre à l'hypothèse même pour laquelle elle a été donnée; et pour des hypothèses non prévues, rentrer dans le Droit commun.

III. La loi est muette. Elle ne prévoit, ni directement, ni indirectement, l'espèce sur laquelle le juge doit statuer; c'est là une matière, une combinaison, à laquelle le législateur n'a pas songé. Un point est certain, c'est que le juge doit statuer, sous peine de commettre un déni de justice (art. 4, C. civ.).

Mais comment doit-il statuer ? Certains auteurs disent: en déboutant le demandeur, sa réclamation n'étant pas justifiée, puisqu'elle est en dehors des prévisions du législateur. Nous n'hésitons pas à préférer l'opinion contraire débouter le demandeur sous prétexte que la loi est muette,

équivaut à un véritable déni de justice vis-à-vis de lui; en outre, il est des principes de législation qui dominent le texte de la loi et, au cas où cette dernière est muette, ils servent à donner la solution. C'est l'opinion que Portalis avait indiquée au Conseil d'État.

Nous concluons donc que dans toutes les hypothèses, le juge doit juger, suivant les dispositions de la loi (art. 4, C. civ.), la contestation élevée entre les parties.

85. Notre législation a voulu laisser la plus grande liberté aux particuliers, dans la gestion de leurs intérêts: de là, l'article 1134 (C. civ.) ‹ Les › conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les » ont faites... Si donc, le juge se trouve en présence d'un accord particulier, il doit l'appliquer et en déterminer les conséquences, comme il le ferait pour la loi elle-même.

Cependant le législateur apporte un sage tempérament à la liberté des conventions: « On ne peut déroger, par des conventions particulières, › aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs. » (Art. 6, C. civ.)

Dans des cas assez nombreux, le législateur, après avoir formulé certaines règles, ajoute que les parties ne peuvent y déroger par des conventions spéciales. (Comp. 791, 1387, 1628, 1660, 1674 etc., C. civ.) Dans ces cas, il ne saurait y avoir de difficultés. Mais que décider dans les hypothèses où le législateur n'exclut pas formellement la dérogation? Il faut que le juge détermine le caractère de la loi et si elle a en vue le règlement d'intérêts privés, sans que son application présente pour la société un intérêt, les parties peuvent y déroger. Si au contraire la disposition est telle que toute dérogation à cette loi constituera un trouble social, une atteinte à la morale, la dérogation par les parties est impossible.

86. C'est ainsi que les lois politiques, les lois sur l'organisation de la famille, de la propriété, les lois criminelles, sont évidemment des lois d'ordre public, auxquelles les parties ne peuvent déroger. Quant aux lois relatives aux biens, aux conventions entre particuliers, il faut se décider par un examen particulier de la clause et des principes généraux de la législation, en tenant compte du but que le législateur s'est proposé. La jurisprudence fournit à cet égard des décisions très intéressantes. (Consulter l'arrêt de la Cour de cassation, 11 février 1873, Sir., 73. I. 97; la loi du 12 août 1870, proclamant le cours forcé du billet de banque intéressant l'ordre public. Comp. sur d'autres questions: Cass., req., 11 février 1879, Sir., 79. I. 198. - Alger, 20 janvier 1879, Sir., 79. 2. 77.Cass., req., 4 nov. 1885, Sir., 88. 1. 459.- Douai, 13 mai 1886, Sir., 88. 2. 140. Cass., 10 déc. 1878, Sir. 80. 1. 61). Les contre-lettres par lesquelles l'acquéreur d'un office s'est obligé à payer une somme au delà

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du prix fixé par la Chancellerie sont nulles, comme contraires à une loi

d'ordre public, etc., etc.

87. IIe PRINCIPE. Le juge, saisi d'une contestation, ne peut résoudre que la difficulté qui lui est soumise.

Art. 5., C. civ. « Il est défendu aux juges de prononcer, par voie de › disposition générale et réglementaire, sur les causes qui leur sont » soumises.» (Comp. art. 10 de la loi du 24 août 1790).

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Autrefois, les parlements, en présence d'une difficulté, pouvaient, en la décidant, déclarer qu'à l'avenir ils statueraient de même sur les difficultés analogues; ils participaient par là à l'exercice du pouvoir législatif. Avec les principes de la séparation des pouvoirs, on ne pouvait pas laisser aux juges modernes une telle prérogative. L'article 5 a donc pour objet de proscrire la pratique des arrêts de règlement. La sanction de cette règle est donnée par l'article 127 du Code pénal. Mais les juges peuvent, en rendant leur jugement, en assurer l'exécution et, par exemple, prévoyant la non-exécution, fixer par avance les dommages-intérêts qui pourraient être dus. (Cass. req., 13 déc. 1887, Sir., 87.1. 176 et renvois.)

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88. Interpréter la loi, c'est en indiquer le sens, en déterminer la portée d'application. Suivant l'autorité de laquelle émane l'interprétation, on la distingue en interprétation doctrinale, interprétation judiciaire et interprétation législative.

A. Interprétation doctrinale

89. Interpréter la loi, c'est la science du jurisconsulte; c'est à savoir l'interpréter que tous ses efforts doivent tendre.

Dans cette interprétation, qui n'est après tout que la recherche de la vérité, l'esprit humain doit suivre certains principes que l'on peut mettre en relief; son premier devoir est d'étudier le texte en lui-même, de fixer le sens des expressions employées, puis de l'éclairer par les travaux préparatoires et les précédents historiques; de vérifier les solutions qui en découlent naturellement, par les conséquences pratiques; enfin, de voir s'il est susceptible d'être étendu à des hypothèses analogues, ou s'il faut en restreindre l'application à l'hypothèse prévue.

Cette interprétation doctrinale ne lie jamais le juge, quelle que soit son unanimité. Elle peut servir d'argument pour faire pencher la balance d'un côté, mais rien n'empêche le juge de suivre une opinion abandonnée par les auteurs.

En Droit romain, il en était autrement. Les Prudents, par leurs déci

sions, participaient à l'exercice du pouvoir législatif; et, dans le Code Théodosien, la loi des citations dit qu'au cas d'unanimité d'avis des grands jurisconsultes Papinien, Modestin, Paul et Ulpien, leur décision lierait le juge; — rien de semblable ne se rencontre aujourd'hui : l'interprétation doctrinale est œuvre privée et ne lie jamais le juge.

B. Interprétation judiciaire

90. L'interprétation judiciaire est l'interprétation de la loi donnée par les tribunaux dans leurs décisions et dont l'ensemble constitue la jurisprudence.

En présence du principe posé par l'article 4 (obligation de juger), la jurisprudence a pris une importance considérable. Il est des théories juridiques, sur des matières non réglementées par le législateur, qui ont été formulées par la jurisprudence des arrêts (les matières des assurances sur la vie, de la subrogation à l'hypothèque sont dans ce cas). Pour l'étude des lois, la jurisprudence est intéressante à connaître elle fournit des hypothèses que l'imagination la plus ingénieuse ne parviendrait pas à établir.

91. Une contestation ayant été terminée par une décision judiciaire définitive, quelle est l'autorité de cette décision?

10 Entre parties, elle a force de loi et doit être appliquée; les parties ne peuvent pas, à nouveau, saisir le juge de la contestation; elle est définitivement tranchée; il n'y a plus qu'à assurer l'exécution du jugement. (art. 1351, C. civ.). De là le brocard: res judicata pro veritate habetur.

2o Au regard des tiers, le jugement n'a pas d'autorité : c'est-à-dire que sa décision ne leur est pas opposable; contre eux, il faut à nouveau provoquer une décision judiciaire.

Le juge n'est pas lié par la décision par lui rendue; d'où il suit que si des contestations analogues étaient portées devant lui, il aurait à les examiner et pourrait y mettre fin en sanctionnant une autre interprétation de la loi. Une jurisprudence unanime ne lie jamais le juge; mais, en pratique, il faut reconnaître qu'elle exerce souvent une très grande influence sur les décisions à intervenir.

C. Interprétation législative

92. Interpretari leges ejus est cujus eas condere (loi ult. Code de Legibus). Qui connaît mieux la loi que le pouvoir législatif, qui pourrait mieux que lui en donner le véritable sens; et lorsque la doctrine et les tribunaux sont hésitants, lorsque des contradictions se produisent, pourquoi le pouvoir législatif n'interviendrait-il pas pour interpréter la loi et en fixer la véritable portée ?

Aussi voit-on quelquefois une loi nouvelle interpréter une loi ancienne et en déterminer la portée, (par exemple, la loi du 21 juin 1843 sur le notariat qui a fixé législativement le sens de l'article 9 de la loi du 25 ventôse an XI).

93. Les principes, suivant lesquels l'interprétation législative peut être donnée, ont varié avec les diverses constitutions et avec les divers systèmes d'organisation judiciaire. Tantôt le pouvoir législatif s'est réservé le droit d'interpréter la loi, tantôt il a confié le soin d'interpréter la loi à une autorité particulière dont l'interprétation avait force de loi, tantôt encore le Corps législatif donnait l'interprétation, suivant que cela lui paraissait bon, ou se trouvait constitutionnellement obligé d'interpréter la loi tels sont les principes qui ont réglé l'interprétation législative dans nos diverses constitutions.

PREMIÈRE PÉRIODE:- Elle s'étend de 1790 à 1807 (loi des 16-24 août 1790, art. 12, du 27 nov., 1er déc. 1790; Const. de 1791, tit. III, ch. X, art. 21; Const. de l'an III, art. 526, 27 ventôse an VIII, art. 78).

Pendant cette première période, le pouvoir législatif interprète la loi. ' Les tribunaux peuvent, dans une affaire douteuse, solliciter l'interprétation législative ou bien juger la contestation. Dans tous les cas, s'il y a eu deux cassations successives dans la même affaire, l'interprétation législative est forcée, et il faut en attendre les résultats pour statuer.

Ce système présentait de graves inconvénients: le Corps législatif, absorbé dans ses travaux ordinaires, laissait s'accumuler les demandes d'interprétation, sans s'en occuper, et une foule d'affaires restaient en suspens, attendant la loi interprétative, pour être jugées.

2o PÉRIODE: A partir de 1807, (loi du 16 sept. 1807) le droit d'interpréter la loi fut délégué par le Corps législatif au Conseil d'État. Le travail d'interprétation marcha mieux; seulement, suivant l'avis du Conseil d'État des 17-26 décembre 1823, l'interprétation n'avait qu'une valeur relative pour l'affaire dans laquelle elle était intervenue. Ce deuxième système présente les mêmes inconvénients que le précédent : après deux cassations sur une même affaire, il fallait attendre l'interprétation par le Conseil d'État pour avoir la solution définitive, et les affaires restaient ainsi en suspens, quelquefois pendant un temps très long.

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3e PÉRIODE: Elle s'ouvre par la loi du 30 juillet-1er août 1828. Dans cette période, le pouvoir législatif conserve et a seul le droit d'interpréter la loi (la loi du 16 sept. 1807 relative à l'interprétation des lois est abrogée, art. 4, loi du 30 juillet-1er août 1828). Le pouvoir législatif est le maître d'interpréter la loi; mais la nécessité d'interpréter, même manifeste, n'arrêtera jamais le cours de la justice et n'empêchera pas la solution des contestations entre particuliers. Si, dans une même affaire, la Cour de cassation a prononcé deux cassations successives pour mêmes

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