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appartiennent aux prélats; ils sont nombreux, grands, bien bâtis, beaux et splendides, au point qu'à eux seuls et séparés des autres maisons, ils pourraient constituer une merveilleuse cité. »

Mais ce n'était pas seulement la capitale qui produisait sur l'étranger cette impression favorable : tout le pays était prospère. Passons sur les classes riches, dont le luxe était tel que le roi Philippe le Bel a pu rendre, dès 1294, une ordonnance somptuaire: « nulle bourgeoise n'aura char... nul chevalier ne donnera à nul de ses compagnons que deux paires de robe par an... nul ne donnera, au grand manger, que deux mets et un potage au lard, sans fraude : et au petit manger un mets et un entremets.... >> Bornonsnous à parler des classes où les preuves d'aisance ne peuvent passer pour des fantaisies individuelles.

Les paysans de France étaient, en certaines régions tout au moins, par exemple en Normandie, aussi nombreux au XIVe siècle que de nos jours. « Cinq de nos départements n'ont pas retrouvé leur population de cette époque >> (Coville). En ce qui concerne le bien-être matériel, les manants n'étaient pas, proportions gardées, plus mal partagés qu'aujourd'hui. On commençait à porter partout la chemise. Ajoutons que, pour apprécier cette prospérité à sa juste valeur, il faudrait pouvoir comparer l'état du reste de l'Europe.

On sait que les artisans étaient, dès le xiIe siècle, organisés en corporations. Le prévôt de saint Louis, Étienne Boileau, nous a conservé les « statuts » de ces métiers pour la ville de Paris : ils donnent l'idée d'une industrie où le maître, le compagnon, l'apprenti, ne sont pas éloignés l'un de l'autre, où l'on travaille sans grande intensité, mais sans grands risques. Ces artisans apparaissent dans une dépendance assez étroite des marchands, qui forment la partie la plus riche de la bourgeoisie.

Les seuls revenus assurés proviennent encore de la terre. Non seulement ni l'industrie ni le commerce n'ont besoin

de gros capitaux, mais encore l'Église condamne, en prin

HÉGÉMONIE INTELLECTUELLE DE LA FRANCE

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cipe, le prêt à intérêt. Les Juifs et les « Lombards >> (Italiens), qui en ont le monopole de fait, sont toujours sous le coup d'expulsions arbitraires : des mesures particulièrement radicales furent prises contre eux sous Philippe le Bel.

Cet état de grand bien-être relatif explique à son tour, pour une bonne part, la place éminente qu'occupe la France de ce temps dans la civilisation catholique.

L'Université de Paris est sortie de l'école de l'évêché : son existence a été reconnue par le roi en 1200; les bases de sa constitution ont été jetées par le pape une vingtaine d'années plus tard. En 1257, saint Louis lui donna la Sorbonne. Les maîtres de théologie et d'« arts » (sciences et lettres) attirent des étudiants de toute l'Europe 1. Pour la médecine seulement, Montpellier est supérieure, et, pour le décret (droit), Bologne.

Dans l'art aussi, l'influence de la France ne paraît guère douteuse. Nous avons vu combien était variée de formes, suivant les régions, « la blanche parure d'églises » dont s'était revêtue l'Europe après l'an 1000; mais c'est bien dans la région parisienne que, vers 1150, on a eu l'idée d'étayer les murs des églises par des piliers en arc-boutant, et qu'on a pu ainsi élever à des hauteurs inconnues des cathédrales comme Notre-Dame de Paris, de Chartres, etc. (cf. plus loin, ch. viii). Dès 1250, cette architecture « gothique » a produit à Paris son chef-d'œuvre, la Sainte-Chapelle, et trouvé un théoricien, Villard de Honnecourt. Or, c'est au XIIIe siècle seulement qu'elle paraît en Allemagne et en Angleterre, et la cathédrale d'Upsal en Suède (xIVe siècle) fut élevée par des architectes français.

Dans la littérature, si l'activité reste grande, les chevauchées d'un pays à l'autre deviennent plus rares. Nous avons indiqué le caractère errant de nos Chansons de geste, qui ont

1. Dès le xme siècle, un pape parle « du fleuve de science » qui se répand de Paris sur toute la chrétienté.

séduit l'Allemagne des Hohenstaufen. La littérature de langue d'oc n'avait pas résisté à la croisade contre les Albigeois, mais ses rejetons avaient été portés par les Minnesänger de Frédéric II jusqu'à Palerme. Mais, vers 1300, le << français » de Parisis et de Champagne a pris le dessus, et cette langue plus ferme se prête moins aisément aux imitations des étrangers: cependant ceux-ci se passent toujours difficilement de certaines productions de notre littérature féodale comme de notre littérature bourgeoise (romans), et un Italien déclare le français << la langue la plus délittable et celle qui s'entend le plus communément en Europe >>.

La Renaissance seule a enlevé à la France cette hégémonie intellectuelle relative.

Il faut bien se représenter cette situation de la France, due à la royauté, et que la nation, dans l'ensemble, sait être due à la royauté, pour comprendre combien va être ressentie douloureusement l'horrible crise de la guerre de Cent Ans, et comment la nation va se serrer autour du Roi. Tout le monde sentira le changement, et tout le monde en verra la cause principale l'Anglais tout le monde, même le paysan encore à demi serf, le Grand Ferré, puis Jeanne

d'Arc.

CHAPITRE V

LA GUERRE DE CENT ANS (1337-1453)

I. CRECY ET POITIERS. - L'Angleterre, le Roi et le Parlement (1337).
Flandre et Bretagne. Crécy (24 août 1346), Calais. - Peste noire.
Poitiers (18 septembre 1356). L'anarchie. - Paix de Brétigny (1360),
les Compagnies.

II. DUGUESCLIN. Charles V, la liquidation. - La revanche.
III. LA TRÊVE (1380-1415).

Le grand

Les troubles, Marmousets et princes. Orléans et Bourgogne (1407), Armagnacs et Bourguignons. schisme.

IV. AZINCOURt.

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Azincourt (25 octobre 1415). — L'alliance anglo-bourguignonne. - Paix de Troyes (1420). La France anglaise, Charles VII. V. JEANNE D'Arc. La Pucelle d'Orléans (1429), sa fin (1431). La réconciliation avec le duc de Bourgogne, Paris repris. La réorganisation du royaume. L'expulsion des Anglais (1450, 1453).

Au sortir de la première lutte que le roi capétien avait soutenue contre le plus dangereux de ses vassaux, la France avait, pendant près d'un siècle, exercé une hégémonie réelle, dont l'éclat de la cour, sous Philippe VI de Valois (1328-1350), était le signe extérieur. Cependant il semble. que la création politique des Capétiens ne soit encore qu'un édifice féodal éphémère, comme l'empire angevin ou l'empire germano-sicilien des Hohenstaufen à voir le caractère cosmopolite de la cour, la passivité des communes. dans les premiers États généraux, à bien d'autres indices, on sent que le lien immatériel qui fera, de cet assemblage de provinces acquises, une personne, n'est pas encore formé. L'âme va naître au contact d'un autre État qui, lui, est déjà une nation : l'Angleterre.

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I

Crécy et Poitiers.

Une série de circonstances a donné alors à l'Angleterre avance d'environ un siècle. La population laissée par les invasions barbares y est devenue plus tôt qu'ailleurs un peuple homogène : les Anglo-Saxons. Par le fait de la conquête normande (1066), la royauté absolue a été superposée d'un seul coup à ce peuple, et, dès le XIIe siècle, elle avait créé les institutions, judiciaires et autres, que nous ne trouvons en France qu'au temps de saint Louis et de Philippe le Bel. Au XIIe siècle, en face de cette royauté fortement organisée, on trouve déjà en Angleterre un Parlement qui agit comme les États généraux de France ne pourront agir qu'en 1357. Ainsi, l'Angleterre est prête » pour agir à l'extérieur (Lavisse), au temps d'Édouard Ier et d'Édouard III, comme la France le sera au temps de Charles VIII. C'est Édouard Ier qui a jeté, dans ce pays très petit alors relativement à la France (il ne faut pas oublier ce point), les bases d'un service d'infanterie, sinon universel, du moins largement étendu, qu'Édouard III (13271377) allait développer. Aussi l'action extérieure tente-t-elle fortement cette nation. D'abord le roi, par sa mère Isabelle, fille de Philippe le Bel, a fait valoir des prétentions au trône de France en 1328, lors de l'exclusion définitive des femmes au profit de Philippe de Valois : Édouard III, sentant qu'un mouvement national appuyait, en France, cette mesure, a reconnu, il est vrai, Philippe VI comme roi (1329, 1331). Mais la jeunesse anglaise tout entière est « frétillante >> d'aller visiter les riches campagnes de France : la France va être « l'Inde » de l'Angleterre au xive et au xve siècle (S. Luce).

En présence de ce besoin d'expansion du jeune roi et de ses sujets, il est presque inutile de parler des incidents qui

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