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n'était pas sans regretter la couronne grecque un moment entrevue. A l'auteur de cet ouvrage qui, revenant d'Athènes, le félicitait en 1856 de ne pas être devenu roi des Hellènes, il répondait : « A ne consi« dérer que le présent, la Belgique vaut certes mieux

que la Grèce; j'aurais eu personnellement une exis<«<tence moins agréable; mais la dynastie que j'aurais << fondée aurait eu un plus grand avenir. Je n'aurais « pas vécu dans l'isolement sur les ruines d'Athènes, << sans rapports avec les souverains et les hommes d'État de l'Occident; je les aurais habitués à re« courir à moi et j'aurais su mettre à profit toutes << les éventualités sans en craindre ni en provoquer

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«<< aucune. »

La guerre n'étant que la politique dans son action extrême, la question militaire avait la seconde place dans sa pensée; il n'admettait pas que la neutralité subsistât par sa seule vertu : la Belgique doit au moins être en mesure de résister à un premier choc et d'attendre que les garants soient prêts; le nouveau système défensif, qui concentre dans un camp retranché les ressources jusque là disséminées, est sa conception propre.

Son attention ne s'est pas même, comme on le suppose, bornée en tout temps à la diplomatie et à la guerre. Arrivé au pouvoir dans la maturité de l'âge, avec des notions générales de gouvernement, il a, surtout pendant la première moitié de son règne, influé sur toutes les branches de l'administration,

influence qu'il s'est bien gardé d'afficher; il a fondé le crédit du pays et les travaux publics. Appréciant ce qu'il y a de salutaire dans la limitation des pouvoirs, il ne voyait rien d'offensant dans un contrôle : la Cour des comptes, nommée par la Chambre des représentants et non par le gouvernement, a peutêtre préservé la Belgique du sort financier de tant d'autres États. Avant d'accepter la couronne, il avait été frappé de tout ce que renferme d'excessif une constitution décrétée par une assemblée souveraine en l'absence de toute dynastie; après l'avoir acceptée, il Le songea jamais à une révision. Il reconnut qu'avec les moyens dont il disposait il pouvait encore faire le bien; il trouva sa force dans sa bonne foi et dans un régime régulier et stable. Il comprit qu'il pouvait s'illustrer par les œuvres de la paix; ardemment secondé, il prit l'initiative de la construction des chemins de fer par l'État et fit un élément de puissance et d'unité de cette grande invention du siècle devenue ailleurs la proie de l'agiotage. Il jeta les bases de bonnes finances sans lesquelles il n'y a pas de bonne politique; il s'était prêté sans répugnance au système rigoureux de comptabilité introduit par le Congrès national; il érigea en maxime d'État l'absence du moindre déficit; toute dépense, même utile, non couverte par une recette, était par cela seul ajournée. Presque au lendemain des désastres d'août 1831, il avait, par l'autorité de son nom, trouvé des prêteurs qui eurent, à cette époque, pour principale hypo

thèque, sa sagesse. Pendant son long règne, il ne s'est permis, aux dépens du trésor public, aucune fantaisie coûteuse; on voulait lui élever une demeure monumentale dans le quartier de Bruxelles qui porte son nom; il s'y refusa. Néanmoins, il savait encourager les sciences, les lettres et les arts; sous ce dernier rapport surtout, il s'identifiait avec le glorieux passé de sa nouvelle patrie. Il semblait s'être assimilé toutes les qualités solides en même temps que les traditions respectables du peuple qu'il personnifiait aux yeux de l'Europe. En tout il cherchait à se rendre compte du possible; se souvenant toujours d'où il était parti, il ne s'est jamais cru en dehors de l'humanité; aux commissaires belges envoyés à Londres, il s'était plu à dire qu'il considérait le pouvoir sous un point de vue philosophique. Il y avait dans tout son être une fermeté naturelle et tranquille, parfois silencieuse, qui affronte les épreuves de la vie sans les redouter ni les braver. Sa haute taille imposait, sa parole mesurée rassurait. Toute exagération lui répugnait; il détestait le grandiose et le faste; il avait réduit l'étiquette à sa plus simple expression en deçà de laquelle le respect serait atteint. La couronne est restée une figure de rhétorique; il n'en laissa pas fabriquer une en réalité. On admire avec calme une statue grecque; on s'arrête stupéfait devant un colosse égyptien. C'est une figure historique qui frappera par la justesse des proportions.

Les Belges lui doivent plus de trente-quatre années de paix, de prospérité et de considération; ils ne peuvent mieux honorer sa mémoire qu'en montrant que son esprit est encore avec eux. Pour se guider dans les circonstances les plus difficiles, il leur suffira de se demander ce qu'il aurait fait.

Une histoire complète embrassant toutes les parties du règne manque encore; espérons que parmi la génération nouvelle quelque esprit vigoureux se détachera de la polémique quotidienne où les forces se gaspillent, pour entreprendre ce patriotique travail dans son ensemble. Qu'exagérant son rôle constitutionnel, on n'en fasse pas un roi nul. Dans le partage du pouvoir il pratiquait le précepte que, pour sauver les grandes choses, il faut savoir sacrifier les petites. Les partis s'agitent à la superficie; l'action du roi doit être cherchée à de plus grandes profondeurs.

III

L'époque n'est pas éloignée où la Belgique inaugurera la cinquantième année de son indépendance; il est à souhaiter que dans l'intervalle aucun incident

ne vienne la troubler.

On sera en droit de lui demander, on lui demandera si elle a rempli ses devoirs envers l'Europe. Sa naissance a été laborieuse et les grandes puissances qui l'ont tenue sur les fonts baptismaux ne l'ont pas

gâtée. Abandonnée à elle-même durant la trève diplomatique, elle n'a jamais été plus heureuse; échappée toute meurtrie à leurs étreintes, elle n'a pas gardé rancune; elle n'a profité d'aucune complication extérieure pour tenter une revanche. Elle sait qu'elle ne ferait pas impunément des essais nouveaux d'existence; sans frontières naturelles, n'étant forte que par son union et son bon sens, elle n'est protégée ni par des montagnes, comme la Suisse, ni par les mers, comme l'Angleterre. Pendant que tout s'ébranle autour d'elle, il faut qu'elle prenne racine dans le vieux sol européen, si remué de nos jours. Aux observateurs superficiels qui, frappés de la diversité de race et de langue, l'avaient crue vouée à un dualisme dissolvant, elle a répondu par un sentiment d'unité qui ne s'est jamais démenti. Ce qui la caractérise précisément, c'est que, placée sur la lisière des races. et des langues, elle s'y est maintenue malgré des aptitudes diverses, à l'exemple de la Suisse divisée, en outre, de cultes. La Constitution de 1831, expression d'un état social, n'a été ni une théorie philosophique ni le manifeste d'un parti triomphant; c'est pour cela qu'elle a duré; c'est une transaction qui, prenant en considération les mœurs, les croyances, les préjugés même, a donné satisfaction à des tendances multiples dans l'espoir que, grâce à une entière liberté individuelle, chacun saurait se faire paisiblement sa place; il n'y a eu de dupes que ceux qui auraient voulu une suprématie exclusive et une lutte

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