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perpétuelle. Lorsqu'un groupe de vainqueurs profite d'un jour de grande fortune pour imposer ses vues à un pays, il court risque de voir son œuvre disparaître avec la conjoncture d'où elle est née. La fondation de la Belgique a dépendu d'une double transaction; son sort en dépend encore.

Renfermée dans les frontières étroites qu'on lui a faites, elle a su vivre. Savoir vivre, c'est avoir droit à la vie. A-t-elle déconcerté et désolé, par le défaut de raison politique dans son âge mûr, ceux dont elle avait eu les sympathies au berceau? S'est-elle montrée turbulente, hargneuse? Lui a-t-on jamais surpris la main dans quelque intrigue? S'est-elle compromise par des innovations inconsidérées? A-t-elle périodiquement inquiété l'Europe par l'anarchie, l'a-t-elle scandalisée par la dilapidation des deniers publics? Lui est-il arrivé de ne pas faire honneur à sa signature? A-t-elle joué avec le pouvoir et donné l'exemple de l'impuissance parlementaire? A-t-elle fait le désespoir des contemporains, spectateurs, par la fantasmagorie de noms éphémères, défilant devant eux bruyamment sans laisser de trace? S'est-elle signalée par la chasse au budget? Ses hauts fonctionnaires vieillissent en place et ses envoyés à l'étranger étonnent par leur longévité. Fidèle aux rêves de sa jeunesse, elle a laissé un libre jeu aux institutions qu'elle s'est données; peut-on lui en faire un crime? Sa Constitution est aujourd'hui la plus ancienne du continent. prétend pas être impeccable, mais a-t-elle

Elle ne

commis quelque faute capitale? Ce qu'elle désire, c'est de ne pas être jugée par le petit côté des choses. Elle n'a pu s'abstraire au point d'échapper à l'agitation de l'univers. Ce n'est pas une île perdue au milieu du grand Océan. La neutralité ne peut aller jusqu'à lui interdire toute vie intellectuelle, morale et religieuse, sous prétexte qu'il ne lui est pas permis de jeter le regard au delà de ses frontières. En la proclamant neutre, la Conférence n'a pas cru donner le spectacle d'un peuple de sourds-muets consigné au centre du continent. Ce qu'on doit exiger d'elle, c'est qu'elle ne soit jamais provocatrice, agressive. Elle n'entend pas s'arroger le droit de juger la conduite des gouvernements étrangers, ni s'immiscer par des manifestations dans les conflits qui entravent leur action. Il n'entre pas dans sa mission nationale de se faire le champion de toutes les causes perdues ou compromises.

Les épreuves ne lui ont pas été épargnées et elle les a surmontées. Prétendue contrefaçon de la France, elle est restée libre à côté du second empire, monarchique à côté de la deuxième et de la troisième république. Sans faillir à sa dignité, elle s'est montrée pleine de déférence envers l'Allemagne dont la grandeur soudaine ne l'avait jamais offusquée. Dans une terrible guerre, compatissante et charitable envers l'un et l'autre belligérant, elle a évité de rendre suspecte son hospitalité. Confiante dans ses institutions, elle en attend le remède à tous

les excès; elle veut la pondération des pouvoirs dans l'État, comme celle des partis dans le pays, situation qu'on peut accuser d'être illogique, mais que commande la force des choses. Prenant pour modèle la vieille Angleterre, elle voit, sans s'inquiéter, monter et descendre les majorités; elle demande seulement que le parti dépossédé attende patiemment que son tour revienne par la voie légale. Elle est assez forte pour comprimer dans son sein le socialisme, cette menace permanente contre la propriété et la famille. Devant des prétentions et des écarts d'un autre genre, elle croit à la supériorité des lumières et à leur diffusion. Jusqu'à présent, heureusement, elle reste convaincue que dans ce siècle démocratique, l'instruction primaire, bien que donnée sous l'indispensable influence religieuse, suffira pour changer l'esprit des populations peutêtre au delà de ce que la prudence admet. Elle sait qu'à moins de détruire la liberté d'enseignement, les droits de la famille, l'indépendance du clergé et même celle de la commune, l'école sans religion positive serait désertée surtout dans les campagnes. Elle a la conscience d'appartenir au monde moderne et n'en ignore pas les écueils. Malgré quelques demeurants d'un autre âge, elle ne craint pas la réédification du passé; ce sont les incertitudes du présent et de l'avenir qui effrayent les esprits réfléchis de tous les partis et qui les rallieront toujours au moment du péril. Sans être ennemie de toute réforme, les

velléités d'un retour impossible au moyen âge la préoccupent moins que la question de savoir jusqu'où l'on peut s'aventurer dans l'inconnu. Si de toutes parts on voulait la laisser tranquille, elle n'aurait rien à demander à personne; à la différence d'autres pays, ses principaux embarras sont toujours venus d'ailleurs.

Fidèle à la transaction faite, au dehors avec l'Europe, au dedans avec les partis, elle s'efforcera de rester elle-même; conservant ses libertés et même ses illusions, elle espère célébrer son jubilé semiséculaire sans qu'on puisse l'accuser de s'être rendue indigne du droit de se gouverner, qu'elle a obtenu après tant de vicissitudes.

10 mars 1876.

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