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incontestables qu'il était inutile de les poser. Si le principe de la révision était susceptible d'une application indéfinie, il absorberait la Constitution; une branche de l'arbre, en se développant outre mesure, ferait périr le tronc.

Et au fond, avons-nous à demander à une autre forme de gouvernement quelque chose que nous ait refusé le système monarchique tel que nous l'avons fait? Avons-nous une institution à envier à la république? Qu'on me cite une liberté, une garantie absente, et je me hâterai de réclamer ce complément de garantie, de liberté. Que dis-je? La république reculerait devant notre Constitution monarchique; elle redouterait ce déploiement continu de forces populaires. Pour essayer de vivre, elle nous demanderait des moyens dont la monarchie a pu se passer; elle nous demanderait, pour son président, plus de pouvoir que nous n'en avons donné à notre Roi. Que si la république, pour être, sinon un progrès, du moins une innovation, nous apportait quelque chose, ce ne serait ni une garantie, ni une liberté qui nous manque; pour innover, il faudrait qu'elle creusât jusque dans les fondements de la société, et je vais vous dire où elle arriverait en descendant jusque-là. Voici comme parlait un grand orateur, dans les derniers jours de l'assemblée constituante; il répondait à des hommes qui en appelaient aussi à un autre système, et on croirait ces paroles écrites pour nous. « Vous avez fait, disait-il, ce qui était bon pour la liberté, pour l'égalité vous avez rendu tous les hommes égaux devant la loi civile et la loi politique; vous avez institué le gouvernement le plus libéral qui

fùt jamais; de là résulte cette grande vérité, que si la révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger; c'est que dans la ligne de la liberté, le seul acte qui reste à poser serait l'anéantissement de la royauté, c'est que dans la ligne de l'égalité, le seul acte qui pourrait suivre serait l'atteinte à la propriété. »

Qu'on ne se méprenne donc pas sur ces mots de république, de gouvernement de l'avenir; le pays doit savoir, et s'il l'ignorait, il faudrait avoir le courage de le lui dire, que notre monarchie nous a donné toutes les libertés en ne conservant que deux inégalités sociales : la royauté et la propriété; qu'autour de ces deux grandes inégalités tout le terrain est déblayé, nivelé; qu'en Belgique, la Constitution n'a rien laissé à faire à la république, qu'à abattre la royauté, qu'à s'attaquer à la propriété. Les idées étant ainsi précisées, on saura de part et d'autre où l'on va. Après cela, qu'on fasse un appel au génie des révolutions; le génie des révolutions ne répondra point, car il n'a rien à donner, hors la destruction de la royauté et de la propriété. D'ailleurs, il faut encore qu'on le sache, le génie des révolutions n'a été et ne sera aux ordres de personne. Ce n'est pas un homme qui a fait la révolution de 1830, ce n'est pas un homme qui pourra la recommencer. Lorsqu'un tel vient vous dire : j'ai voulu la révolution; tel autre : je l'ai faite; n'en croyez rien. Personne ne peut dire : c'est moi qui, un soir, ai conçu la révolution dans mon cabinet et, le lendemain, je l'ai lancée dans la rue.

Le peuple belge a donc atteint son état normal; il n'a plus rien à demander aux théories politiques. Constituer la Belgique pour l'Europe, telle a été pendant longtemps

la mission de nos hommes d'État; constituer un gouvernement pour la Belgique même, telle est aujourd'hui leur tâche, tâche plus modeste et non moins difficile, tâche qui a peu de retentissement au dehors et qui ne crée que des réputations en quelque sorte domestiques; nous avons fait de l'histoire pendant trois ans; c'est de l'administration que nous nous faisons aujourd'hui.

Ce n'est pas condamner à l'inaction la jeunesse contemporaine que de lui interdire de nouvelles révolutions; une autre carrière reste ouverte : qu'elle s'y précipite. Une nation qui a la conscience d'elle-même est à la fois une puissance intellectuelle et politique; la Belgique politique s'est reconstituée; la Belgique intellectuelle doit renaître également. Ce n'est pas qu'il n'y ait eu à toutes les époques, qu'il n'y ait encore parmi nous des esprits élevés cultivant avec succès les sciences et les arts; mais ils agissent isolés, aucun sentiment de nationalité ne les unit, ne rattache leurs travaux à l'idée d'une patrie commune. Placée entre l'Allemagne, la France et l'Angleterre, la Belgique peut s'attribuer une mission particulière; qu'elle se garde de se faire vassale politique ou littéraire d'une de ces nations; pourquoi puiserait-elle aux seules sources intellectuelles de la France, de cette France qui elle-même va se retremper en Allemagne? Qu'elle fasse des emprunts à ces trois grandes sociétés intelligentes; si elle sait les faire avec discernement et impartialité, elle paraîtra déjà originale; elle le sera véritablement si elle veut se rappeler son passé, qui ne fut ni sans éclat ni sans grandeur. Elle n'est pas réduite à se former une civilisation des

alluvions des trois civilisations voisines; elle a un fonds qui lui appartient. Qu'elle ne se laisse pas décourager par ceux qui, la frappant d'une double impuissance, lui dénient à la fois la vie politique et la vie intellectuelle. Il y a deux siècles qu'elle a quitté la scène du monde, encourant le même jour une double déchéance; avant cette fatale époque, elle avait mis la main dans tous les événements qui ont remué l'Europe; souvent même l'honneur de l'initiative lui revint. Et cependant un mot de César est à peu près tout ce que l'Europe sait des Belges; l'histoire de la Belgique serait un long travail de restitution. Déjà l'école moderne, nous expliquant la lutte des tribus frankes, nous a appris que du vie au xe siècle, la suprématie a été exercée par les Franks orientaux, ancêtres des Belges d'aujourd'hui, et que la race de Pepin de Landen n'est pas une dynastie nationale pour la France; c'est aux écrivains belges à se saisir de cette idée et à la mettre en relief. Il leur est aussi réservé de refaire l'histoire des croisades, de nous dire quelle est la part que nos ancêtres ont eue dans ces merveilleux exploits, comment, à la distance d'un siècle, un Brabançon a fondé le royaume de

1 Godefroy, né à Baisy, village entre Genappe et Nivelles, dans le Brabant wallon, 7e duc de Bouillon, marquis d'Anvers, duc de la Basse-Lotharingie, ce qui ne veut pas dire duc de Lorraine, premier roi élu de Jérusalem, mort le 18 juillet 1100.

Il eut pour successeur son frère, Baudouin Jer.

Ces deux Brabançons reposaient, avant l'incendie de 1807, au pied du Calvaire, non loin du tombeau de Jésus-Christ.

« Je ne sortis point de l'enceinte sacrée sans m'arrêter aux monuments de Godefroy et de Baudouin; ils font face à la porte de l'église et sont appuyés contre le mur du chœur. Je saluai les cendres de ces rois chevaliers qui méritèrent de reposer près du grand sépulcre qu'ils avaient

Jérusalem; un Flamand', conquis l'empire d'Occident. A l'épopée des croisades succède la lutte des communes et des dynasties locales, lutte qui dans aucun pays ne rencontre de plus grands obstacles, ne produit de plus imposants résultats; la commune belge ose se mesurer avec la monarchie française, dans la journée des éperons, et remporte une victoire dont elle ne sait profiter. La Flandre continue à entretenir avec les républiques d'Italie des relations déjà très anciennes et que l'histoire n'a point encore éclaircies; en 1203, elle avait emprunté à Venise des vaisseaux pour courir les aventures. La bourgeoisie qui s'affranchit se fait riche; nos communes deviennent le berceau de l'industrie moderne; Jean Kemp, de Bruges, enseigne en 1337 aux Anglais à tisser et à teindre les laines; l'Angleterre manufacturière et agricole s'avoue l'élève de la Belgique. Les intérêts matériels créent un droit nouveau; nos règlements deviennent la base des célèbres ordonnances de Colbert; l'uniformité des poids et mesures est décrétée dans les Flandres dès l'an 1199. Le commerce du monde choisit successivement pour siége

délivré. Ces cendres sont des cendres françaises et les seules qui soient ensevelies à l'ombre du tombeau de Jésus-Christ. Quel titre d'honneur pour ma patric! » Chateaubriand. (Note de la 3o édition.)

Dans cette Jérusalem de Godefroy et des Baudouin, la Belgique indépendante est encore sans représentation consulaire et les Belges qui la visitent sont obligés de s'y réclamer d'une autre nation. C'est ce qui est arrivé en janvier 1875 à l'ancien ministre belge qui, en 1842, a fait décréter la statue équestre érigée à Bruxelles au chef de la première croisade.

(Note de la 4o édition.)

1 Baudouin, Vle du nom, comme comte de Hainaut, XIe comme comte de Flandre, Ier comme empereur de Constantinople. Il était né à Valenciennes en 1171; il est mort en captivité vers 1206. (Note de la 3e édition.)

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