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dans son plus beau moment de parure; aussi M. de Talleyrand donna-t-il sa fête à Neuilly. L'ordonnance en avait été dirigée avec goût et avec esprit tout ensemble; mais le goût et l'esprit furent perdus pour ceux qui auraient dû en jouir plus que nous. La fête se donnait à Florence; quoique nous fussions à Neuilly, et l'illusion était complète. Une décoration admirablement faite représentait la belle place du palais Pitti, et lorsque leurs majestés descendirent dans le jardin elles se trouvèrent au milieu d'une foule de jolies paysannes toscanes, qui leur offraient des fleurs en chantant des couplets, les enfermant dans leurs rondes joyeuses, pour leur faire entendre des vers à leurs louange; puis lorsqu'elles entendaient le fameux improvisateur Gianni, leur annonçant en beaux vers un règne et des jours heureux, eh bien! tout cela ne faisait aucune impression sur le roi Louis: la reine paraissait seule reconnaissante pour elle et pour lui.

La plus belle des fêtes fut celle du ministre de l'intérieur, quivint après celle de M. de Talleyrand. Le ministre de l'intérieur était, à la vérité, celui de tous les ministres qui pouvait avoir le plus de moyens à sa disposition pour donner une fête ; mais Chaptal en profita avec une habileté remarquable. Cette soirée fut une vraie féerie. La fête de

M. de Talleyrand avait eu le grand avantage; dans la saison où l'on était, d'avoir été donnée à la campagne; mais le jardin du ministère de l'inté rieur fut tellement bien exploité que l'on se crut dans un parc, Trois cent cinquante femmes avaient été invitées, et toutes se trouvaient placées dans cette belle galerie où Lucien nous avait donné de si jolis bals l'année précédente. Mais il faut avouer que rien ne présageait alors cette magique soirée donnée par Chaptal. Le premier consul était ravi; et lui que j'ai vu si rarement sensible à ces sortes de choses, en témoigna son contentement, non-seulement le jour de la fête, mais encore long-temps après: il parlait de ces chants invisibles, de cette harmonie ravissante qui se faisaient entendre d'une manière magique dans le jardin du ministère de l'intérieur. Et dans le fait, j'ai vu peu de fêtes sous l'empire, où certes elles étaient aussi belles que fréquentes, qui aient mérité de faire oublier celle de M. Chaptal. Toutefois, il en fut encore comme à Neuilly: toutes les gracieusetés faites en l'honneur des souverains ne furent appréciées que par la reine; le malheureux roi ne savait pas trouver une parole pour remercier de tant de frais mis en œuvre pour le fêter et lui plaire. Au milieu d'un village de la Toscane, construit exprès, dans lequel

des paysans toscans chantaient en choeur les beaux vers du Tasse et de Pétrarque, ce qui ne laissait pas au roi l'excuse de ne pas comprendre, comme il eut vraiment l'air de le faire, ce même soir, en recevant une couronne de fleurs escortée d'une belle et ennuyeuse pièce de vers, je crois, de M. Esmemard; eh bien! dans ce village, italien pour ainsi dire, il ne trouvait pas un mot, toujours son éternel sourire.

Mais où la majesté Toscane était plaisante, c'était à voir danser. J'eus l'honneur de figurer vis-à-vis d'elle, au bal que lui donna le ministre de la guerre, le jour anniversaire de la bataille de Marengo, et je crois que j'ai fait preuve d'une grande force sur soi-même en gardant mon sérieux pendant toute la contredanse. Le roi dansait, je crois, avec la reine Hortense; il faisait des sauts et des bonds, qui n'étaient pas du tout dans la dignité royale, à qui de telles cabrioles ne sont pas ordinaires. Je me rappellerai roujours une particularité de cette contredanse; c'est qu'au milieu de ses entrechats le roi fit voler en l'air un objet assez lourd qui vint retomber sur ma tête et s'accrocher dans mes cheveux. C'était une de ses boucles de souliers. En voyant le chemin qu'elle avait pris et son lieu de repos, sa majesté trouva la chose si réjouissante qu'elle en

rît à perdre la respiration. Mais nous rîmes bien davantage lorsque ayant voulu vérifier comment, de son pied royal, la boucle était arrivée dans ma coiffure, nous découvrîmes que cette boucle n'était que collée sur le soulier. Cette mode assez singulière ne dut pas être conservée par son grandmaître de la garde-robe : car un quart d'heure après, la seconde boucle, après avoir décrit un cercle par l'impulsion d'un jeté battu, alla tomber sur le nez d'un vieux monsieur, que je ne répondrais pas être autre chose que M. Jolivet en propre individu.

Cette fête du ministre de la guerre eut un caractère particulier, en ce que le souper fut servi dans le jardin sous des tentes avec tout l'appareil militaire d'un bivouac et avec cette sorte de charme prestigieux que prêtait à cette fète le jour anniversaire qu'elle rappelait. Aussi le feu d'artifice fut-il en grande partie employé à prouver au premier consul que, lui au milieu de l'armée, l'armée ne pouvait fêter que lui. Un ballon fut lancé pendant la nuit, et sur l'azur ardoisé d'un ciel pur, mais sombre, il traça en s'élevant le nom lumineux de Marengo.

Un jour, pendant le temps que le roi d'Étrurie passa à Paris, le premier consul fut avec lui à la comédie Française: on donnait OEdipe. La salle

était pleine à ne pouvoir y jeter une épingle. Tout Paris voulait voir à côté l'un de l'autre le général Bonaparte qui avait fondé et créé des républiques étant simple particulier, et ce roi qu'il couronnaît aujourd'hui qu'il était lui-même chef de la plus puissante république qui fût au monde. La tour nure du nouveau roi était encore plus plaisante auprès de celle du premier consul, toujours calme et sérieux, et bien fait pour servir de but à des milliers de regards. Mais l'autre s'agitait, se remuait dans tous les sens, et ne présentait aux spectateurs que la vue d'un enfant ennuyé d'être si long-temps sur la même chaise. Il y eut un moment où la salle retentit tellement du bruit

des applaudissemens que l'effet en était presque effrayant. Ce fut lorsque Philoctète dit ce vers:

J'ai fait des souverains et n'ai pas voulu l'être.

La salle entière fut ébranlée sous les piétinemens, les cris du parterre et même des loges, qui ordinairement dans ces circonstances ne se mêlent guère des applaudissemens. Mais dans un tel moment c'était la patrie qui prenait et donnait sa voix à tout ce qui entourait Napoléon pour lui exprimer un sentiment qui, au fait, était dans tous les cœurs. Quant au nouveau roi, il fit d'a

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