Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

un jugement fûr. En effet, la Tragedie grecque que Mr D. nous donne comme bien fupérieure à la nôtre; paroît encore au Berceau, foit pour la conduite foit pour les mœurs,en plufieurs pièces, je ne dis pas d'Efchyle mais d'Euripide. Dans les Suppliantes, Adrafte Roi d'Argos, accompagné d'un grand chœur de femmes Argiennes, vient à Athenes fupplier Théfée d'obliger les Thébains à rendre les corps de ceux qui étoient morts dans une bataille, qui s'étoit donnée aux Portes de Thébes. Pendant que Thefée fe difpofe à demander cette restitution aux Thébains, & à l'éxiger par da voye des armes, s'ils la refufent; on voit arriver un Hérault envoyé par Créon Roi de Thébes, pour fommer les Atheniens de ne donner aucun azyle au Roi d'Argos. Théfée irrité de l'injustice de Créon à l'égard d'Adrafte, & de la hardieffe qu'il prend d'envoyer des ordres à un peuple libre, s'arme & part au même inftant: il quitte le Théatre au Vers 597. où commence un chœur d'environ 40 Vers. Ce chœur eft interrompu par un homme qui apporte la nouvelle de la victoire que Théfée vient de remporter fur les Thébains au piéde leurs murailles, Théfée qui a retiré les corps

des Argiens les fait apporter lui-même fur le Théatre dés le Vers 836. c'est-àdire qu'en moins de 300. Vers, il a fait une marche de plus de vingt lieuës,& gagné une Bataille. Selon la premiere idée de tout Poëme, le fujet devoit au moins finir là. Mais Euripide n'est qu'à la moitié de fa piéce, dont l'autre moitié eft remplie par diverfes lamentations que l'on fait fur ces corps.

Euripide,à qui pourtant je laisse tout fon mérite pour le pathétique & pour la douceur ordinaire de fes difcours, a fait contre la bienséance, des fautes fi furprenantes, qu'il faut plûtôt les imputer au genie des Atheniens qui les fouffroit, qu'au Poëte qui n'y feroit pas tombé en travaillant pour le Théatre François. Dans l'Alcefte, fur laquelle il femble que Mr Racine ait confondu les Critiques, une Efclave fait d'abord une defcription charmante des difpofitions d'Alceste prête à mourir entre fes deux enfans; mais dans une Scêne fuivante, qui commence au Vers 280. Alcefte reprefente à fon mary les obligations qu'il lui a de ce qu'elle veut bien mourir pour lui,& la Scêne eft fort tendre; mais elle jette fur Admete, qui accepte la bonne volonté de fa femme

un ridicule fi grand que toutes les tendreffes d'Alcefte ne le répareroient point à nôtre égard. Auffi Mr Quinault qui a traité le même fujet, a-t-il fupofé trésfagement qu'Alcefte meurt, non-feule

ment fans faire valoir fa mort à fon mary, mais avant même qu'il fçache aucunement la réfolution de fa femme. Mais voici un des plus infignes témoignages de la groffiéreté des mœurs chez des peuples dont on nous oppofe la délicateffe avec tant de hauteur & de mépris. C'eft la Scêne de Pherés pere d'Admete avec fon fils au fujet de cette mort. Ceux qui ne font pas en état de connoître les anciens par eux-mêmes, me fçauront bon gré de la Traduction fidelle que je vais donner ici de la Scêne entiére, elle commence dans le Grec au Vers 614.

PHERE'S.

Mon fils; je viens prendre part à vos maux : vous avez perdu fans doute une femme généreufe & fage, mais il faut foûtenir cette perte, quelque dure quelle foit. Prenez ces ornemens & qu'elle foit enfevelie: il eft jufte, mon fils, d'honorer le corps de celle qui a bien voulu donner la vie pour vous; elle n'a pas voulu que je demeuraffe fans en

,

fans, & qu'aprés vous avoir perdu je paffaffe ma vieilleffe dans l'affliction. Une action fi grande tourne à la gloire de toutes les femmes. O vous, qui avez fauvé mon fils, & qui nous avez foûtenus dans le moment de nôtre chûte; allez en paix, & foyez contente dans la demeure de Pluton. C'eft ainfi qu'il faut avoir une femme pour trouver le mariage avantageux.

ADMET E.

Je ne vous ay point invité à ces funerailles, & vôtre prefence ne me fait aucun plaifir. Ma femme ne reçoit point les ornemens que vous apportez, & elle n'a aucun befoin de vos dons pour fa fepulture. Il falloit vous affliger lorsque j'ai été moi-même en péril de mort; mais vous étant écarté, & ayant laiffé mourir pour moi, tout vieux que vous eftes, une jeune perfonne; eft-ce à vous à pleurer fur fon tombeau ? Non, vous n'eftes point mon pere; & cette femme qui s'appelle ma mere, & qui prétend m'avoir mis au monde ne m'a point enfanté. Je fuis le fils de quelque efclave qu'on a prefenté fecrettement aux mamelles de vôtre femme. Vous vous eftes trahi vous-même, & je ne crois point eftre vôtre fils. Vous furpaffez tous les

hommes en lâcheté, vous qui dans un fi grand âge & n'ayant qu'un refte de vie, n'avez pas eu le courage de mourir pour vôtre fils. Vous avez laiffé cette gloire à une femme étrangere, que je regarde avec juftice comme étant feule mon pere & ma mere. Vous auriez fait fans doute une convention avantageufe en mourant pour vôtre fils, puifque le temps qui vous refte à vivre eft tréscourt; au lieu que nous aurions eu ma femme & moi une longue vie, & je ne gémirois pas du malheur de l'avoir perduë. Vous avez joüi de tous les biens que peut fouhaiter l'homme le plus heureux vous avez été Roi dés vôtre premiere jeuneffe, & vous m'avez eu pour héritier de vôtre Trône; ainfi vous n'auriez point laiffé vôtre maifon fans enfans au pillage des étrangers. Vous ne direz point que vous m'ayez livré à la mort pour avoir manqué de refpect à vôtre égard, puifque j'en ay toûjours eu pour vous; & voilà la recompenfe que vous & ma mere m'en avez donnée. Hâtez-vous donc de faire d'autres enfans qui vous nourriffent dans vôtre vieilleffe, qui ayent foin de vous à vôtre mort, & qui faffent vos funerailles; car je ne vous enfevelirai point de ma main

« PreviousContinue »