Page images
PDF
EPUB

sauvé Rome, par l'héroïsme de la patience. Qu'importe dans cette longue marche de l'Angleterre libérale qui dure plus d'un siècle, qu'importe qu'elle ait senti le besoin de se reposer quelquefois, qu'elle ait eu ses défaillances et ses découragements? Elle n'a jamais désespéré. C'est par là qu'elle a vaincu. Elle ne s'est jamais cru le droit de renoncer à son libre arbitre pour préserver son intérêt; c'est par là qu'elle a sauvé son intérêt même. « L'honneur de l'Angleterre, » écrit un publiciste distingué que j'aime à citer ici, parce qu'il aime à s'appuyer souvent lui-même sur l'autorité de M. Guizot, «l'honneur de l'Angleterre est de n'avoir pas toujours été libre, d'avoir éprouvé les plus grandes difficultés à le devenir, de l'être devenue cependant, et, ce qui est plus rare que tout, de le rester. » Cette conclusion est aussi celle de l'illustre écrivain qui nous a occupé aujourd'hui. Elle était depuis longtemps dans ses ouvrages. Elle respire pour ainsi dire, et sous la plus belle forme, à toutes les pages de son nouveau livre. Elle en est la vie, l'encouragement, la moralité. Elle est aussi la réponse à ceux qui croient et qui écrivent que les désordres inséparables des révolutions peuvent jamais former un titre de prescription au préjudice de la liberté.

1 Histoire des causes de la grandeur de l'Angleterre, depuis les originės jusqu'à la paix de 1763, par M. Charles Gouraud (Paris, 1856); ouvrage plein de faits curieux, de science et de lumière.

III

Une Étude de femme

PAR M. GUIZOT.

10 MARS 1855.

M. Guizot vient de publier 1, sous un titre singulièrement attrayant, et qui n'en est pas moins sérieux pour cela, une cinquantaine de pages que tout le monde a pu lire, car elles ont huit jours, et qui ont charmé et édifié tout le monde, car elles ressemblent à un paradoxe, et elles sont une histoire véritable; elles semblent, par leur titre même, un défi jeté au cœur humain, et c'est le cœur humain qu'elles célèbrent et qu'elles glorifient. L'Amour dans le mariage, c'est l'histoire du mariage de lady Voughan (Rachel Wriothesley) avec William, depuis lord Russell, second fils du comte de Bedford, un des chefs de l'Opposition parlementaire sous le roi Charles II, et décapité à Londres pour crime de haute trahison le 21 juillet 1683. Cette histoire touche donc par quelques côtés, comme on le voit, aux annales politiques de l'Angleterre par tous les autres, elle est une légende domestique de vertu, d'honneur et d'amour, et c'est cette légende que M. Guizot a racontée.

M. Guizot a-t-il voulu soutenir une thèse, ou s'amuser à quelque subtilité d'école ou de salon? Non, assurément. Il raconte ce qu'il sait, ce qu'il sait mieux que personne; mais, si son récit vaut une leçon de morale, s'il donne le goût de

1 Dans la Revue des Deux-Mondes du 1 mars; tiré à part à un petit nombre d'exemplaires. Paris, 1855.

la vertu en la montrant compatible avec les plus douces joies de la vie intime, s'il nous fait aimer même le malheur, en le relevant par le courage et le dévouement, l'illustre écrivain ne s'en défend pas. Ai-je besoin d'ajouter qu'aussi bien que dans ses écrits les plus remarqués M. Guizot a mis dans cette « étude, » comme il l'appelle, sa raison sérieuse, sa finesse austère et son style pénétrant? Il a écrit de plus grands ouvrages; peut-être n'a-t-il rien fait où il ait imprimé, avec plus de relief et moins de façons, le cachet de son noble esprit.

1

L'Amour dans le mariage! M. Guizot a trouvé le titre, il n'a pas inventé la chose; et, bien que Montaigne nous dise quelque part : « ... En ce sage marché, les appétits ne se trouvent pas si folastres... et cette bouillante alaigresse n'y vault rien...; » quoi qu'en dise Montaigne, l'histoire est remplie d'épouses célèbres qui ont aimé passionnément leurs maris. Andromaque, Artémise, étaient des amoureuses. Porcie, la femme de Brutus, Arria, la femme de Poetus, Paulina, la femme de Sénèque, sont des modèles historiques d'amour conjugal. Et combien d'autres ! Plus tard, le christianisme, en prescrivant la fidélité aux femmes mariées, en leur conseillant la douceur, en leur enseignant la résignation, le christianisme ne leur a pas défendu l'amour. M. Guizot n'invente donc rien quand il met « l'amour dans le mariage; »> et n'allez pas lui demander s'il a, comme Jean-Jacques Rousseau, une recette contre le refroidissement des époux « ... Elle est simple et facile, dit Jean-Jacques, c'est de continuer d'être amants quand on est époux... »

Dieux ! quel plaisir d'aimer publiquement

Et de porter le nom de son amant !

Votre maison, vos gens, votre livrée,
Tout vous retrace une image adorée ;

1 Essais, liv. III, ch. v.

Et vos enfants, ces gages précieux,'

Nés de l'amour, en sont de nouveaux nœuds.
Un tel hymen, une union si chère,

Si l'on en voit, c'est le ciel sur la terre 1.....

C'est ainsi que Voltaire poétisait, à son tour, la recette de Jean-Jacques Rousseau, recette, malgré tout, qui n'est ni simple ni si facile que Rousseau le dit, puisqu'elle suppose précisément ce que les ennemis ou les sceptiques du mariage lui refusent, la continuité dans la sympathie et le bon accord. M. Guizot ne trace donc aucune règle à l'amour. Lui qui a tant généralisé dans sa vie, et qui l'a fait avec tant de supériorité et de succès, n'attendez pas qu'il vous dise quelle est la théorie qui vous fera aimer. Si quelque chose échappe à l'esprit de système et aux classifications d'école, M: Guizot le sait bien, c'est l'amour. Aussi ne perd-il pas son temps à refaire l'histoire de Sophie; il nous raconte simplement celle de lady Russell. Il n'en conclut rien contre personne, et il laisse à d'autres la satire des mauvais ménages; mais il tire de son récit cette leçon morale, que la vertu a ses joies et ses délices sur la terre, comme le vice a ses illusions et son ivresse, et cette conclusion littéraire, que la réalité est bien aussi poétique, aussi belle et aussi dramatique que la fiction. «...... On veut des romans, écrit M. Guizot; que ne regarde-t-on de près à l'histoire? Là aussi on trouverait la vie humaine, la vie intime, avec ses scènes les plus variées et les plus dramatiques, le cœur humain avec ses passions les plus vives comme les plus douces, et de plus un charme souverain, le charme de la réalité. J'admire et je goûte autant que personne l'imagination, ce pouvoir créateur qui du néant tire des êtres, les anime, les colore et les fait vivre devant nous, déployant toutes les richesses de l'âme à travers toutes les vicissitudes de la destinée. Mais les êtres qui

L'Enfant prodigue, acte II, scène 1".

ont réellement vécu, qui ont effectivement ressenti ces coups du sort, ces passions, ces joies et ces douleurs dont le spectacle a sur nous tant d'empire, ceux-là, quand je les vois de près et dans l'intimité, m'attirent et me retiennent encore plus puissamment que les plus parfaites œuvres poétiques ou romanesques. La créature vivante, cette œuvre de Dieu, quand elle se montre sous ses traits divins, est plus belle que toutes les créations humaines, et de tous les poëtes Dieu est le plus grand..... »

Telle est l'admirable théorie de M. Guizot, non pas sur l'amour, il ne s'y risque pas, comme Rousseau, mais sur l'art dont il a le droit de parler en maître, quand il en donne ainsi en même temps la leçon et le modèle. Poser si résolûment une règle, même discutable, c'était trancher la question, et c'est bien ainsi que les lecteurs de M. Guizot l'ont compris. Ils lui en sauront gré. On est si las des fictions et des machines du roman moderne, de ses fausses passions, de ses fausses larmes, de ses héros de commande, de ses aventures à outrance! L'anarchie des opinions et des systèmes, en matière de littérature, l'insouciance des maitres, le libertinage des disciples, ont donné, depuis vingt ans, un tel besoin de discipline aux esprits sérieux et un tel goût de la règle au public, que même cet accent de législateur infaillible avec lequel M. Guizot promulgue la sienne ne lui déplait pas. Quant à moi, je serais tenté plutôt de remercier l'illustre écrivain d'être venu en aide à l'impuissance de la critique, et d'avoir si nettement formulė ce que nous répétons (vox clamantis in deserto) depuis vingt ans et sous toutes les formes. Oui, tout est plus vrai dans la vie réelle, tout est plus grand, plus pathétique, plus coloré, plus saisissant que dans les créations de l'esprit le mieux inspiré, tout est plus vrai venant de la créature vivante, ses mœurs, son langage, ses affections, ses douleurs, ses passions, même les mauvaises. Ne racontez donc qu'après

« PreviousContinue »