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ple, son administration, sa justice, son clergé, son armée, elle a tout refait à son image. N'est-ce donc rien? Son administration, tout le monde l'envie. Son armée ? l'Europe la connait aujourd'hui. « Les leçons de cette tribune tant outragée n'ont pas, ce semble, énervé la nation, dit M. de Rémusat; et pour avoir été formée sous un régime de liberté civile par des chefs esclaves de la loi, nos légions d'Afrique n'ont pas été trouvées plus pauvres en vertus guerrières...» Et quant au clergé, les adversaires mêmes de notre révolution démocratique avouaient récemment que l'esprit religieux devait en partie sa renaissance aux institutions libérales du dernier règne, et l'évêque de Langres les déclarait, dans une brochure célèbre, « les meilleures, tout bien pesé, pour l'État et pour l'Église, pour la morale et pour la foi.» La révolution philosophique a donc plus fait, en dernière analyse, pour le véritable amendement de la société française, elle l'a mieux réglée et plus sûrement 'moralisée, en ne demandant sa règle et sa morale qu'à la raison pure, que la révolution de 1688 elle-même n'a fait pour la société anglaise du dix-huitième siècle, en s'emprisonnant dans la tradition. Ah! cela est vrai, la révolution d'Angleterre a réussi, mais en laissant inachevée derrière elle une œuvre immense de réformation civile qui est terminée chez nous. Profitons de son expérience, mais restons nous-mêmes ; nous sommes la France moderne; elle est la vieille Angleterre !

N'insistons pas. Ces questions que j'effleure en passant demanderaient des volumes. Mais, si l'on a bien compris le sens et l'intention de cette rapide analyse, nous ne différons, M. de Rémusat et moi, que sur un point: il tend au rapprochement là où je signale l'incompatibilité; et où je,

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1 Voir l'Histoire de la littérature sous le gouvernement de Juillet, par M. Nettement.

vois la différence irremediable, il conseille l'imitation. Malgré tout, personne n'a mieux jugé que M. de Rémusat l'Angleterre du dix-huitième siècle chez elle, ni la France du dix-neuvième chez nous. Personne n'a mieux caractérisé, d'un côté cet esprit pratique que la « médiocrité » des hommes et des choses ne décourage ni n'arrête jamais; de l'autre, ce génie un peu chimérique que tourmente et qu'agite sans cesse le besoin d'une certaine perfection idéale des institutions politiques. M. de Rémusat est, en Angleterre, un partisan de la tradition et du gouvernement au jour le jour. En France, il est un libéral et un philosophe, mais qui sait juger, même en les aimant, les défauts de l'esprit philosophique.

En résumé, l'Introduction du livre de M. de Résumat qui pose ou soulève toutes ces questions, son livre qui nous aide à les résoudre, ce sont là des œuvres qui devraient plaire à la sérieuse curiosité de notre époque. L'ouvrage de M. Guizot, qui a commencé pour nous cette grande étude de l'histoire d'Angleterre, se trouve ainsi continué, sur un autre plan, par le beau travail de M. de Rémusat; et je ne sache personne qui soit autorisé à ignorer désormais ces deux siècles d'une histoire si souvent mêlée à la nôtre et si féconde en enseignements de tout genre. Il serait superflu d'ajouter, quand il s'agit d'un livre de M. de Résumat, qu'à ce mérite tout solide de la pensée philosophique qui a inspiré son œuvre se joint celui d'une exécution supérieure. On n'a plus à louer l'auteur d'Abélard et de saint Anselme pour la distinction de son style, cette finesse du trait, ce soin délicat de la forme, cette force dans l'élégance, cette netteté dans l'abstraction qui ont marqué sa place parmi les premiers écrivains de notre pays, et qui le recommandent à l'imitation comme un des maîtres de la langue et du goût. M. de Rémusat a toute la grâce et quelquefois tout le raffincment d'une perfection étudiée, et il y mêle toute la

vigueur d'une dialectique éprouvée dans la lice de l'argumentation doctrinale. S'il est, comme on l'a dit, « le premier des amateurs en toutes choses » qui se rattachent à l'exercice de l'intelligence, il a droit aussi à une place d'honneur dans celles qui intéressent l'indépendance et la dignité de l'âme humaine. Oui, il a bien de l'esprit et de la finesse; il ne se refuse'ni une épigramme, même contre les Anglais, ni une fantaisie quand elle lui vient; mais il saura souffrir pour sa cause, la confesser avec courage et la défendre avec éloquence. Dans cet écrivain charmant, dans cet érudit supérieur, dans ce conteur spirituel et inépuisable, il y a l'âme d'un honnête homme et le cœur d'un bon citoyen.

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« L'histoire de la Pologne est toujours de circonstance, »> dit quelque part M. de Salvandy, et il a raison. L'histoire de Sobieski1 a eu cinq éditions depuis moins de trente ans, et elle est toujours nouvelle. Ce qui fait la nouveauté du livre, ce n'est pas seulement le mérite de l'écrivain, c'est l'impérissable intérêt du sujet. On a détruit la Pologne. Elle s'obstine à vivre. On aurait voulu la reléguer dans l'histoire ancienne avec les Assyriens et les Mèdes. Elle est restée moderne. On lui oppose les traités, les faits accomplis, les partages consommés et garantis, une prescription presque séculaire. Elle répond, autant de fois qu'elle peut parler depuis un siècle, par le cri de sa nationalité indestructible. « On verra avec le temps, écrit M. de Salvandy, tomber successivement dans la conquête étrangère les frontières toujours plus resserrées de la Pologne, sans que jamais l'esprit national fléchisse. L'État se démembre et ne se brise pas. Il y a un esprit public qui domine tous les désordres. Avec cent mille maîtres et tout un peuple en servage,

il

y a une seule loi, une seule patrie, une seule nation... » Tel est donc, politiquement, le mérite du livre de M. de Sal

Histoire du roi Jean Sobieski et du royaume de Pologne, par M. de Salvandy. 2 vol. in-8°. Paris, 1855.

vandy et son opportunité persistante. Ce livre est une sorte de protestation périodique contre l'anéantissement de la Pologne, mais protestation telle qu'un si sérieux esprit la pouvait faire, sans appel aux passions démagogiques, sans chimérique engouement, sans injustice, même contre les oppresseurs, sans complaisance, même pour les victimes.

M. de Salvandy l'a très-bien compris l'écueil d'une histoire de Pologne, c'est la pitié, c'est la sympathie, c'est cette involontaire complicité qui vous engage dans les fautes et dans les malheurs d'une nation généreuse; ce sont les folies, les grandeurs et les tristesses de ce rôle brillant qu'elle a rempli sur la terre, — ayant passé dans l'histoire comme ces chevaliers des anciens carrousels dans leurs passes d'armes rapides, la lance au poing et le casque en tête, et n'ayant guère laissé trace que de ses prouesses. Mais ses prouesses, ne l'oublions pas, ont été pendant deux siècles des victoires chrétiennes; ses passes d'armes ont fait reculer les musulmans jusqu'au bas Danube, et ses coups de lance ont sauvė Vienne. Les fautes de la Pologne n'ont été funestes qu'à elle-même. Son héroïsme a servi la chrétienté tout entière.

Il est donc difficile de relire ce beau livre de M. de Salvandy sans ressentir jusqu'au fond du cœur toutes ces épreuves si diverses et toutes ces alternatives de bien et de mal, de vice et vertu, d'abaissement et de gloire, de passions furieuses et de dévouement magnanime, de corruption sans pudeur et de sublime abnégation, qui composent l'histoire de la Pologne. Le cœur s'émeut, l'esprit s'étonne, la raison s'indigne. On passe de l'enthousiasme à la colère, de l'admiration à la pitié; on arrive quelquefois au mépris. Il y a une énigme, on le dirait, au fond de cette étrange association de contrastes, dans cette anarchie vivante, dans ce désordre organisé. Cette république est un royaume; cette multitude armée est un Sénat; ces comices délibèrent à

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