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Je n'ai aucune tendresse pour Charles-Quint. Je n'aime ni sa personne, ni sa cause, ni son règne, et je répéterais volontiers ce que je disais de lui il y a deux ans à propos du beau livre de M. Mignet : « Génie profond, mais froid, gloire immense avec des reflets sombres, nom sans tache, mais sans prestige, esprit sans trouble, mais sans séduction... » La dureté excessive de M. Saint-Hilaire pour le héros de son septième volume ne me dispose pas à l'injustice dans un sens contraire. Il est impossible pourtant, et ce volume même à la main, de ne pas reconnaître que la conduite de Charles-Quint envers les protestants d'Allemagne a été en général plus mesurée, plus prudente et, tout compte fait, plus habile que les réflexions de l'historien ne le feraient. supposer. En résumé, l'histoire de sa lutte contre les réformės allemands n'est que l'histoire de ses concessions. En Espagne, Charles-Quint a quelques parties d'un fanatique ; en Allemagne, il est un politique par-dessus tout. Il lutte pour son pouvoir plus que pour sa foi; il veut dominer l'Empire plus que le convertir; il veut en tirer de l'argent, des soldats, y trouver des subsides pour ses guerres au dehors, des alliés contre la France, contre la Turquie, contre l'Angleterre, au besoiu contre le Pape. Il se soucie peu d'y laisser des protestants, pourvu qu'il y retrouve des sujets. <«< Charles-Quint, dit Voltaire, voulait être le principal personnage de l'Europe. » Il l'était dans ses États héréditaires par la subordination traditionnelle et par l'unité de la foi : il aurait voulu l'être, et même au prix d'une dissidence religieuse, dans l'Empire dont il était le chef électif. Et en effet, depuis son retour d'Espagne (en 1530), chacune des Diètes qui se succèdent en Allemagne jusqu'au grand Interim de 1548 est marquée par ses empiétements dans le domaine de la politique, par ses capitulations sur le terrain de la foi. Charles ne cédait-il pas, dans la première Diète d'Augsbourg, quand devant les princes et les députés, « mais en l'absence

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du nonce qui ne voulait pas autoriser de sa présence cette exposition publique de l'hérésie, » le chancelier de Saxe lisait à haute voix le manifeste de la Réforme ? L'empereur voulait qu'on le lût en latin. « Nous sommes Allemands, répond « le vieil électeur, et sur une terre allemande; j'espère que « Votre Majesté nous permettra de le lire dans notre langue << maternelle. » « Charles cède encore une fois, raconte M. Saint-Hilaire, et la voix du chancelier est entendue, au milieu d'un silence solennel, de la foule immense qui se presse sous les fenêtres. » Ce n'était rien moins que la Confession d'Augsbourg. « ..... Ainsi Dieu, ajoute l'historien, dans ses voies mystérieuses, s'est servi des ennemis de la Réforme pour propager ses doctrines. » Soit; mais l'acquiescement de Charles-Quint n'y a pas nui.

Plus tard (1532), qu'est-ce que la paix dite de Nüremberg, cette paix qui dura quatorze ans, si ce n'est une nouvelle transaction de l'Empereur, « une de celles, dit M. SaintHilaire, qui montraient à la catholicité indignée le chef du saint-empire romain pactisant avec l'hérésie et recevant d'elle la loi au lieu de la dicter? » M. Saint-Hilaire ajoute, il est vrai, que l'Empereur subit cette paix en la détestant, et il attribue ces fautes de sa politique à la nouveauté du terrain sur lequel manœuvrait son inexpérience. Selon lui, le roi d'Espagne se fourvoyait dans l'Empereur. Soit encore! M. Saint-Hilaire est difficile à contenter. Quand CharlesQuint cède, c'est qu'il n'a pas su user de son pouvoir; quand il résiste, c'est qu'il en abuse. Henri VIII aussi contestait l'habileté de son glorieux rival d'Allemagne, mais dans un sens contraire : « L'Empereur, disait-il, aurait dû céder à Augsbourg... Le nonce l'en aura empêché sans doute. L'Empereur est simple, il n'entend pas le lutin... » L'Empereur avait cėdė, même sur le latin. Pour moi, ce que j'admire dans Charles-Quint, pendant toute sa querelle avec le protestantisme allemand, c'est précisément cette habileté

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à tenir le milieu entre deux excès; cette facilité à se plier à des exigences que son instinct eût repoussées, que son intérêt accueille; cette intelligence, encore bien nouvelle en Europe, de la séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre les droits de la conscience et ceux de l'État. Je dis l'intelligence, non le respect ni le goût; mais pouvait-on demander davantage au petit-fils de Ferdinand et d'Isabelle?

Je sais bien que ni l'Espagne ni les Pays-Bas n'y perdront rien. En Espagne, l'Inquisition se donne carrière depuis longtemps contre les juifs et les musulmans; elle ne s'occupera que trop tôt des réformés. Pour Charles-Quint, les Espagnols sont de grands enfants, et il a pour les châtier tantôt les verges du jésuitisme, qui est une institution de son règne, tantôt les torches des auto-da-fé orthodoxes. Dans les Pays-Bas, l'Empereur n'est pas un gardien moins jaloux de la foi catholique. M. Saint-Hilaire cite un édit de persécution rendu par lui à Bruxelles vers 1551, édit atroce auquel il serait impossible de croire s'il n'était mentionné, comme le fait remarquer l'auteur, par l'exact et véridique Sleidan. Conformément à la lettre de cet édit, « une mère fut enterrée vive à Mons pour n'avoir pas dénoncé l'hérésie de son fils... » Nous sommes loin de la Diète d'Augsbourg! Tel était Charles-Quint quand il se sentait chez lui; et n'oublions pas que cette haine tout espagnole de l'hérésie le suit même dans la retraite, à ce monastère d'Yuste, où M. Mignet nous le montre conseillant les terribles exécutions qui eurent lieu, à Séville et à Valladolid, en 1559 et 1560; cruautés qu'il ne vit pas, et pour cause, mais qu'il avait préparées.

Mais plus nous flétrissons dans l'implacable précurseur de Philippe II les sacrifices sanglants qu'il croit devoir à l'intégrité de sa foi, dans les pays où elle est le moins menacée, plus nous apprecions sa modération et sa pru

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dence, lorsque, si jeune encore, maître absolu d'une partie du monde, vainqueur des comuneros à Villalar, de François Ier à Pavie, du pape à Rome, de Soliman en Hongrie, de Khaïreddin à Tunis, négociateur heureux de la paix de Cambrai, comblé de gloire et tout puissant, on le voit traiter sans relâche avec les réformés d'Allemagne, à Spire deuxfois, à Augsbourg, à Ratisbonne, où, dix ans après la paix de Nüremberg, « les concessions qu'obtiennent les luthėriens surpassent en importance, dit M. Saint-Hilaire, toutes celles que le parti protestant a obtenues jusqu'à ce jour..... » L'auteur ajoute encore, il est vrai, « qu'émanées du bon plaisir d'un maître absolu ces concessions sont précaires..... » Malgré tout, elles ont duré. Charles - Quint a pu exterminer l'hérésie, et l'hérésie a vécu. Le grand Intérim luimême ne l'a pas tuée. La terrible guerre de Smalkalden, dans laquelle Charles est assisté par le chef le plus audacieux et le plus habile de l'Allemagne réformée, Maurice de Saxe, cet homme dont M. Saint-Hilaire dit si étrangement : « Il est protestant du fond du cœur, bien plus que chrétien; »

la guerre de Smalkalden, qui met le protestantisme à la discrétion de l'Empereur, n'arrête pourtant ni ses progrès ni son essor. L'Empereur a beau vaincre, « il n'est pas assez sûr de sa victoire pour en abuser, » dit l'historien. En réalité, il n'en abuse pas; et Paul III pouvait se plaindre justement en 1547, très-peu de jours avant la bataille de Mühlberg, « que Charles, en faisant la guerre à des réformés, ne la faisait pas à la Réforme; qu'il ne songeait nulle part à relever le drapeau du catholicisme... » Je sais que tout paraît un moment changé après la bataille de Mühlberg, et que l'Empereur abuse cette fois envers le vertueux électeur de Saxe, et plus tard envers le landgrave de Hesse, des droits du vainqueur. Et pourtant, quelques jours après, Charles-Quint se trouvant à Wittenberg, comme l'électrice se plaignait à lui que le service divin (réformé) eût été in

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terrompu depuis son arrivée dans cette ville, l'Empereur répondit que « le fait avait eu lieu sans ses ordres, et qu'en matière de religion il n'avait pas intention de rien changer... » Même politique quand le concile de Trente est réuni. Charles y prend visiblement parti pour quelquesunes des prétentions raisonnables des réformés. Il demande pour eux au pape des ménagements qui sont refusés, refus qui entraîne une rupture entre Rome et lui; et, quand il apprend la translation du concile à Bologne, ce qui contrarie ses projets de conciliation avec les chefs protestants, il ne peut cacher son dépit. «.., Il jette à terre sa barrette, écrit M. Saint-Hilaire; il menace le legat de le faire jeter à l'eau ; il le charge de dire au saint-père que, « si on ne veut pas lui donner un concile à Trente, il saura bien s'en procurer un. Le pape n'est qu'un vieil entété qui perdra l'Église et lui-même... » Pendant la Diète d'Augsbourg (1547), M. Saint-Hilaire reproche à Charles-Quint de continuer « cet éternel jeu de bascule qui est le fond de sa politique; » heureuse bascule, qui sauve le lutheranisme! L'Intérim, il est vrai, de toutes les transactions consenties par CharlesQuint, est celle où il s'est fait la part la plus large; comment nier pourtant que la Réforme s'y sauve encore par la porte qu'on a laissée habilement ouverte à quelques-unes de ses doctrines, notamment en ce qui concernait la justification par la foi, le mariage des prêtres, la communion sous les deux espèces et la sécularisation des biens ecclésiastiques? Toutes ces concessions, faites à titre provisoire et avec une malveillance manifeste, n'en contiennent pas moins des germes précieux que la Réforme fera éclore un jour. Ce ne sont que des lambeaux du lutheranisme; mais ces lambeaux, pieusement recueillis, seront le drapeau de l'avenir! Et aussi bien l'Empereur, « différent en cela de Henri VIII, écrit M. Saint-Hilaire, se contentait de l'obéissance extérieure, et n'imposait l'unité que dans les rites,

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