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Entre ses deux rivales les plus en vue, la France et la Russie, l'Angleterre n'hésita pas à s'adresser à celle avec laquelle elle était en meilleurs termes et avec laquelle elle avait aussi les points de contact les plus rapprochés et les plus importants. Telle fut la cause des conversations diplomatiques qui s'ébauchèrent lors du voyage du roi Edouard à Paris et du président de la République à Londres. Les pourparlers entamés se poursuivirent de part et d'autre avec un vif esprit de conciliation et aboutirent à l'acte du 8 avril 1904 qui marquera sa place dans l'histoire.

L'accord franco-anglais comprend deux parties: une convention relative aux cessions de territoire que l'Angleterre fait en Afrique en échange de l'abandon des droits de la France sur le French shore, à Terre-Neuve, et un échange de déclarations concernant la situation respective des deux nations en Egypte et au Maroc, ainsi que des interprétations ou accords d'importance secondaire concernant le Siam, Madagascar et les Nouvelles-Hébrides.

TERRE-NEUVE ET AFRIQUE OCCIDENTALE

Par l'article 1er de la convention la France renonce au privilège de pêche qu'elle avait depuis 1713 sur la côte occidentale de Terre-Neuve. On se rappelle que le traité d'Utrecht tout en nous enlevant la possession de Terre-Neuve nous reconnaissait cependant le droit exclusif de pêche sur le littoral très étendu compris entre le cap Raye, au S. O. de l'ile et le cap St-Jean au nord (environ 1.000 kilomètres). Le privilège comprenait aussi le droit de créer sur ce littoral des établissements temporaires pour préparer et sécher le poisson. Par contre les habitants de Terre-Neuve n'avaient pas le droit d'établir d'installations sur cette côte française (French shore).

Ce privilège traversa sans encombre les guerres de la Révolution et de l'Empire et attira longtemps dans ces parages une nombreuse flottille de pêcheurs français. A l'époque où il fut concédé, et même dans la première partie du siècle dernier, il ne souleva pas la moindre difficulté, car Terre-Neuve ne possédait que très peu d'habitants et le French shore était désert. Mais peu à peu l'ile se peupla, passant de 4.000 à plus de 200.000 habitants, et l'on vit les Terre-Neuviens se porter sur le French shore où leur présence occasionna maint conflit avec nos pécheurs.

De son côté le gouvernement autonome de Terre-Neuve prit nette

ment parti contre les pêcheurs français auxquels il suscita maintes difficultés (interdiction de se ravitailler dans l'ile, de pêcher la boëtte, appât nécessaire à la pêche, et même de l'acheter, etc.). Le différend s'accrut de la question du homard, le traité ne parlant que de la pêche du poisson et les Anglais soutenant que le homard n'est pas un poisson, tandis que les Français étaient d'un avis contraire. Un modus vivendi intervint en 1890 et il fut entendu que les homarderies françaises établies sur le French shore au 1er juillet 1889 seraint maintenues provisoirement mais qu'il n'en serait pas créé d'autres.

Depuis un certain nombre d'années la morue avait sensiblement modifié le cours de ses déplacements; elle était devenue rare sur le French shore pour se porter sur les bancs au sud de Terre-Neuve. Nos pêcheurs avaient suivi le mouvement et, tandis qu'il y a un quart de siècle on comptait environ 10.000 pêcheurs français sur le French shore, en ces derniers temps on n'en relevait plus que 5 à 600. A l'exception des homarderies, la pêche était donc en grande partie abandonnée sur le French shore. Le privilège découlant du traité d'Utrecht ne profitait done plus guère à la France, tandis qu'il était une gêne considérable pour les habitants de Terre-Neuve dont il entravait l'expansion. Dans ces conditions fallait-il laisser nos droits tomber complètement en désuétude ou bien en faire cession avec compensations à un moment où ils avaient encore quelque valeur? C'est à ce dernier parti que s'arrêtèrent les négociateurs français en signant la convention du 8 avril. En renonçant à son privilège, la France conserve cependant, — mais sur le pied d'égalité avec les sujets britanniques le droit de pêche sur le French shore. Ses pêcheurs pourront prendre la boëtte, ainsi que le homard, promu désormais au rang de poisson, et s'approvisionner sur le littoral. Une indemnité sera accordée aux armateurs et pêcheurs lésés par le nouvel état de choses.

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La France conserve donc des avantages sérieux à Terre-Neuve, ce qui lui permettra de continuer à envoyer de nombreux navires de pêche dans ces parages, excellente école d'apprentissage pour nos marins. Reste à savoir comment ces avantages recevront leur application. Il est malheureusement à craindre que, par un contact plus rapproché et plus fréquent avec les pêcheurs britanniques et les populations du littoral, dont les sentiments peu sympathiques à notre égard ne sont pas un mystère, les pêcheurs français ne soient fréquemment en butte

à des tracasseries et à des vexations de nature à les amener ainsi progressivement à abandonner la place. Là est le danger.

Le renoncement de la France au privilège du French shore est, pour l'Angleterre, un avantage considérable. Cette question avait amené, depuis quelques années, une tension très vive dans les rapports entre la colonie et la mère-patrie et cette dernière ne savait comment résister aux exigences des Terre-Neuviens. Dans leur mécontentement, ceux-ci avaient même laissé entrevoir la possibilité d'une annexion de leur ile aux États-Unis. On conçoit donc facilement que, pour trouver une solution à cette épineuse question, l'Angleterre ait été amenée à nous accorder des compensations territoriales en Afrique occidentale. Ces compensations sont assez maigres comme on va en juger.

Sur la Gambie, à l'extrémité orientale de sa colonie, l'Angleterre nous cède le petit territoire de Yarboutenda. Son étendue territoriale est insignifiante et il ne tire quelque valeur que de la possibilité d'y accéder directement pour les navires venant de la mer. Il semble pourtant que l'ile Mac Carthy, beaucoup plus rapprochée de l'embouchure de la Gambie était considérée comme le terminus réel de la navigation maritime et c'est là qu'eût dû être fixée la nouvelle frontière, Yarboutenda n'étant accessible que pendant les hautes eaux, c'est-à-dire pendant une courte période.

En Guinée, l'Angleterre cède les îles de Los. Ce groupe de petites îles, séparé du continent par une passe de 5 kilomètres, n'a pris d'importance que depuis la fondation, en 1889, de la ville de Konakry qui lui fait face. Les Anglais y créèrent jadis un dépôt commercial, mais depuis le développement considérable que le regretté gouverneur Ballay donna naguère à la Guinée, son trafic était à peu près nul. Ces îles n'avaient plus qu'une importance stratégique, car des hauteurs voisines de Konakry, qui atteignent près de 150 mètres, il eût été facile aux Anglais de bombarder la capitale de la Guinée. L'acquisition des îles de Los fait donc disparaître l'épée de Damoclès sans cesse suspendue sur la tête des habitants de Konakry.

Dans la région entre Niger et Tchad, les concessions territoriales que nous font les Anglais n'ont pas une grande étendue, mais elles ont de l'importance en ce qu'elles rendent désormais plus faciles les communications de nos postes du Niger avec la région de Zinder et du Tchad.

Lorsque la convention du 14 juin 1898 établit la frontière franco

anglaise au nord de Sokoto et au sud de Zinder, elle le fit sans tenir compte de la distribution des populations, ni de la nature des lieux. On ne connaissait d'ailleurs le pays que dans ses grandes lignes et les Anglais n'avaient encore occupé ni Sokoto, ni Kano. Aussi fixa-t-on la limite des possessions par un arc de cercle distant au nord de 100 milles (160 kil.) de Sokoto et par une série de lignes droites aboutissant au lac Tchad. Qu'en résulta-t-il? C'est que des sultanats furent coupés en deux par cette délimitation rien moins que géographique et que, pour gagner Zinder, en venant du Niger, il fallait, pour ne pas franchir la frontière britannique, faire une série d'étapes dans un désert sans eau; c'était rendre à peu près impossible l'accès de notre possession de Zinder.

Lorsque la colonne de ravitaillement du l'-colonel Péroz fut envoyée du Niger à Zinder, en 1901, elle reçut ordre de ne pas emprunter le territoire de Sokoto, comme l'avaient fait de précédentes missions, et de passer uniquement sur territoire français. Cet ordre, elle l'exécuta; mais ce fut un tour de force de faire passer un bataillon et son convoi par Tahoua, c'est-à-dire en plein désert sans eau. La ligne frontière déterminée par l'arc de cercle de Sokoto couvre, en effet, un désert de près de 300 kilomètres, tandis qu'à l'intérieur du cercle une route traversant un pays semé de puits permet d'atteindre normalement Zinder.

Entre Zinder et le Tchad, la frontière de 1898, tracée avec la même ignorance, nous obligeait à faire 200 kilomètres, dans un désert sans eau, pour atteindre Baroua sur le lac, tandis qu'une voie praticable existait un peu plus au sud en suivant la vallée du Komadougou. Ce tracé avait donc un caractère géométrique absolument contraire à l'état géographique du pays et il avait été entendu que la délimitation qui devait être faite sur le terrain permettrait de modifier la frontière dans un sens plus naturel.

C'est ce que vient de faire la convention du 8 avril 1904 qui rectifie la frontière en coupant l'arc de cercle de Sokoto de façon à nous assurer une route autre que celle du désert entre le Niger et Zinder, et en re`portant à l'est de cette ville notre limite désormais fixée à la rive du Komadougou. Mais cette rectification est encore insuffisante.

Un point reste cependant en suspens: la délimitation au sud même de Zinder fixée actuellement par une ligne droite coupant en deux états, tribus et villages; elle ne sera arrêtée qu'au retour de la commis

sion qui est sur les lieux. Cette ligne droite ayant attribué à l'Angleterre des régions dépendant réellement du sultanat de Zinder, il semble aussi naturel qu'équitable de rattacher celles-ci à nos possessions. C'est ce que l'accord du 8 avril pose en principe. En voici d'ailleurs le texte :

TERRE-NEUVE ET L'AFRIQUE occidentale

Le président de la République française et S. M. le roi du RoyaumeUni de la Grande-Bretagne et d'Irlande et des territoires britanniques au delà des mers, empereur des Indes, ayant résolu de mettre fin, par un arrangement amiable, aux difficultés survenues à Terre-Neuve, ont décidé de conclure une convention à cet effet, et ont nommé pour leurs plénipotentiaires respectifs :

Le président de la République française, S. Exc. M. Paul Cambon, ambassadeur de la République française près de S. M. le roi du RoyaumeUni de la Grande-Bretagne et d'Irlande et des territoires britanniques au delà des mers, empereur des Indes; et

S. M. le roi du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande et des territoires britanniques au delà des mers, empereur des Indes, le très honorable Henry Charles Keith Petty- Fitzmaurice, marquis de Lansdowne, principal secrétaire d'État de S. M. au département des affaires étrangères;

Lesquels, après s'être communiqué leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, sont convenus de ce qui suit, sous réserve de l'approbation de leurs parlements respectifs :

Art. fer. La France renonce aux privilèges établis à son profit par l'article 13 du traité d'Utrecht, et confirmés ou modifiés par des dispositions postérieures;

Art. 2. La France conserve pour ses ressortissants, sur le pied d'égalité avec les sujets britanniques, le droit de pêche dans les eaux territoriales sur la partie de la côte de Terre-Neuve, comprise entre le cap Saint-Jean et le cap Raye en passant par le Nord; ce droit s'exercera pendant la saison habituelle de pêche finissant pour tout le monde le 20 octobre de chaque année.

Les Français pourront donc y pêcher toute espèce de poisson, y compris la boëtte, ainsi que les crustacés. Ils pourront entrer dans tout port ou havre de cette côte et s'y procurer des approvisionnements ou de la boëtte et s'y abriter dans les mêmes conditions que les habitants de Terre-Neuve,

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