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A cet ensemble viendraient s'ajouter trois classes de réserves indigènes qui, dit-on, donneraient 60.000 hommes (1). On arriverait ainsi à un total de 86.458 hommes à opposer au corps expéditionnaire japonais. que nous pouvons supposer fort de 75.000 hommes comme dans la guerre contre la Chine.

Mais qui ne voit tout d'abord la disproportion qu'il y aurait dans une telle armée entre l'élément métropolitain et l'élément indigène. Normalement, le premier est égal environ aux 2/3 du second; il n'en serait plus que le 1/7. On peut, dès lors, avoir quelques craintes pour l'homogénéité et la solidité morale de la défense. Certes la valeur de nos petits tirailleurs ne peut être méconnue; on connaît leur bravoure au feu, leur endurance, leur dévouement à leurs chefs et ils savent à quel point ils sont payés de retour par leurs officiers.

Mais peut-on prévoir l'effet que produirait sur cette masse la nouvelle d'échecs français sur mer et de la supériorité navale japonaise? Le souffle patriotique ne serait pas là pour les soutenir; insuffisamment flanqués de troupes blanches, ils en viendraient à se croire abandonnés face à face avec un nouvel envahisseur plus fort que les Français et, comme sans doute tous les ennemis intérieurs de notre domination ne manqueraient pas de se mettre à l'œuvre, l'hésitation, le doute, la crainte de l'avenir naîtraient et peut-être pire. Qui sait, d'ailleurs, si la venue de ces hommes jaunes, habilement exploitée, n'éveillerait pas un vague sentiment de race? Les Indo-Chinois, dit-on, nous sont définitivement acquis; nous le souhaitons ardemment; nous pensons cependant que, pour la masse, notre domination est seulement subie et qu'il faudra encore de longues années d'administration équitable et de développement économique pour rattacher par l'intérêt, par l'esprit et par le cœur, les Tonkinois, Annamites, Cochinchinois et Cambodgiens à la civilisation de la France et à son drapeau.

Il faut, d'autre part, tenir compte de ce que nos forces militaires sont divisées en deux groupes principaux, stationnés l'un, pour 1/2 environ, en Cochinchine, l'autre représentant les 2/3, au Tonkin, sans qu'entre eux il puisse y avoir actuellement des communications par voie de terre. Si donc les Japonais devenaient maîtres de la mer, chaque groupe se trouverait seul en face de la totalité du corps ennemi libre de faire irruption sur tel point de la côte qu'il choisirait.

(1) Quinzaine coloniale, 25 déc. 1899.

On doit enfin envisager la renaissance de la piraterie sur la frontière de Chine et des incursions siamoises du côté du Cambodge et du Mékong. Les gouvernements de Pékin et de Bangkok y resteraient officiellement étrangers; nos alliés, nos amis, l'opinion publique du monde leur imposeraient une neutralité officielle afin de circonscrire la lutte entre les deux belligérants et d'empêcher l'incendie de s'étendre. Il n'y en aurait pas moins, ici et là, des bandes de partisans plus ou moins encouragées en sous-main, qui harcèleraient l'arrière de nos troupes et obligeraient à en distraire une partie sur l'immense frontière terrestre, pour les tenir en respect et, par là, maintenir dans le calme les millions de nos sujets aux yeux desquels la France doit rester intangible.

Dès lors, l'Indo-Chine ne recevant aucuns renforts de la métropole, par suite des croisières japonaises aux débouquements de Singapore et de la Sonde, succomberait fatalement après une résistance plus ou moins longue. A ce moment, la France ne pouvant pas plus attaquer le Japon chez lui que le Japon ne pourrait venir l'attaquer chez elle, la France n'aurait plus qu'à se résigner au fait accompli.

Telles sont les craintes qu'inspire la situation présente. Cette situation, en ce qui nous concerne, s'améliorera sans doute d'ici à quelques années du fait surtout de la construction de la voie ferrée du Tonkin en Cochinchine; encore faudra-t-il, pour cela, un nombre notable d'années. Mais, en même temps, la puissance japonaise suivra une progression au moins égale, en sorte que si le conflit se produisait dans vingt-cinq ans la position respective des deux pays en Extrême-Orient se retrouverait analogue à ce qu'elle est aujourd'hui : maître de la mer, le Japon pourrait expédier en Indo-Chine non plus 75.000 hommes, mais 150 ou 200.000; la France, au contraire, arrêtée à l'entrée des mers de Chine par les escadres ennemies, resterait in puissante à secourir sa colonie attaquée.

La face des choses peut, toutefois, être sensiblement changée : il faut placer sur la mer des Indes, avant les détroits de Malacca et de la Sonde, la porte d'entrée de notre empire reconstitué d'Asie. Et c'est avec ce but en vue que toute la question du Siam doit être traitée.

Le Siam possède encore une partie notable de la presqu'ile de Malacca malgré les empiètements récents plus ou moins dissimulés des Anglais sur les petits états de Tringanou et de Kelantan. Il reste maître de la

côte de la péninsule sur la mer des Indes depuis l'estuaire de la rivière. Pak-chan par 10° Nord jusque vers la latitude de 4o.

Au nord de la rivière Pak-chan et de l'isthme de Kra, le versant de la presqu'ile, vers le golfe du Bengale, est anglais; mais le versant oriental reste siamois.

C'est sur cette partie de la côte de la mer des Indes, au sud de 15o dé latitude, qu'il importe au plus haut point à l'avenir de l'Indo-Chine française qu'un port s'ouvre sous notre pavillon, d'où parte une voie ferrée vers Bangkok avec bifurcation sur Pnom-Penh et Saïgon d'un côté, sur Hué et Hanoï de l'autre.

Les sites naturels ne manquent pas. C'est d'abord au sud, par 8°, la grande baie de Kilong (1) abritée par l'île de Salanga (Joncelang, Junkceylon); puis plus au nord, l'estuaire de Pak-chan, siamois sur la rive gauche, britannique sur l'autre ; ensuite la rivière de Mergui ou bien celle de Tavoy par 14o de latitude.

Etant donné la préoccupation qui nous anime, de ces divers points, les plus septentrionaux, Mergui ou Tavoy seraient assurément les meilleurs. En effet de la baie de Kilong, la voie ferrée devrait suivre le versant oriental de la chaîne faîtière, couper un grand nombre de petites vallées et surtout rester proche de la mer, ce qui la laisserait exposée aux dangers d'une attaque des navires japonais mouillés dans le golfe de Siam. Il en serait à peu près de même pour la solution qui permettrait d'utiliser le Pak-chan.

Au contraire, un chemin de fer qui partirait de Mergui ou surtout de Tavoy, outre qu'il serait beaucoup plus court jusqu'à Bangkok, aurait l'avantage de se trouver, par rapport au golfe de Siam, toujours dans l'intérieur des terres.

La possession d'une telle voie d'accès renforcerait considérablement la défense de l'Indo-Chine. Elle rapprocherait de plusieurs jours l'entrée de notre colonie; la grande mer, sans détroits, s'étendrait entre elle et Djibouti au sortir de Bab-el-Mandeb, en sorte que les navires japonais, loin de leur base d'opérations, obligés de surveiller une grande longueur de côtes parsemées d'iles, exposés aux attaques des torpillenrs et sous-marins, seraient impuissants à faire un blocus effectif et à intercepter les renforts et les approvisionnements.

(1) Cartes de la mission Pavie.

L'importance de cette côte, à l'égard de l'Indo-Chine, est d'ailleurs dès longtemps connue.

Lorsqu'à la fin du xvIIe siècle Louis XIV eut une garnison à Bangkok, il fit occuper Mergui afin d'envoyer par là tous les hommes et ravitaillements nécessaires. Après la révolution siamoise de 1688 qui amena l'évacuation de ces deux points, ce fut l'ile de Joncelang que les officiers du roi saisirent pour de là renouer avec le Siam les relations interrompues. Et si, dès 1824, les Anglais enlevèrent aux Birmans la possession du Tenasserim, c'est bien plus pour tenir une des voies d'accès vers l'autre péninsule asiatique, que pour exploiter une bande étroite de terre, montagneuse et peu peuplée. Il s'agit donc pour la France de reprendre une politique de jadis, une politique que la forme même de la presqu'île indo-chinoise indique comme naturelle et dont trop longtemps elle s'est laissé détourner.

Des obstacles, il y en a, c'est certain; mais à tout le moins, avant de les déclarer insurmontables, faut-il essayer de les tourner ou de les abattre. Avec une claire vision des nécessités indo-chinoises, avec de la persévérance et de la volonté, il ne semble pas impossible d'arriver au but.

Ces obstacles sont le Siam et l'Angleterre, ou pour parler plus net l'Angleterre seule.

Par la convention du 15 janvier 1896, la France et l'Angleterre se sont entendues pour neutraliser la vallée du Ménam. Des territoires siamois à l'est et à l'ouest de cet zone médiane, il ne fut pas question; aussi avons-nous soutenu ici même (1) que, dans ces conditions, ces territoires à l'est et à l'ouest restaient dans le statu quo ante, que par suite, sans violer la lettre du traité, la France pouvait se permettre d'agir dans la région siamoise de Malacca. Il est vrai que, par contre, il eût fallu reconnaître la possibilité pour l'Angleterre d'agir à l'est dans la vallée du Mékong; à cela il n'y aurait pas eu un grand danger du moment que, tenant Chantaboun, nous fermions l'accès de cette vallée par territoire siamois non neutralisé. Nous aurions done pu à la première occasion occuper l'ile de Salanga (Joncelang) sur la mer des Indes.

Cette manière de voir sur la convention de 1896 avait pour point de départ l'opinion que cet acte était un échec pour la France en Indo

(1) Rev. Fr., août 1896, p. 471.

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