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Examen critique des deux thèses.

Les tribus indigènes

ne forment pas des Etats.

neté. Il en résultait, selon eux, que les conventions passées
par
l'Association Internationale du Congo avec les chefs indi-
gènes étaient nulles à raison de l'incapacité du cessionnaire.
Le moment est venu d'apprécier ces thèses contradictoires
et de rechercher, en suivant les lignes générales de l'argumen-
tation de M. Arntz, la vérité qu'elles peuvent contenir.

La science du droit international ne peut accepter comme un principe, que les tribus habitant un territoire déterminé et représentées par leurs chefs forment des États indépendants. La plupart des auteurs condamnent cette affirmation. La notion de l'État, au point de vue du droit des gens, a été sérieusement discutée dans les derniers temps et est devenue plus précise. On peut définir l'Etat : une communauté de personnes, établie sur un territoire donné, possédant une organisation politique indépendante et susceptible d'assumer des obligations internationales.

L'existence d'un État suppose donc, outre un élément géographique le territoire, un élément social: la population et un élément politique essentiel: il faut que cette population ait une organisation gouvernementale représentant la volonté collective; il faut que cette organisation gouvernementale soit indépendante, qu'elle puisse non seulement se régir librement à l'intérieur, mais aussi régler librement. ses rapports avec les autres États. Il faut, enfin, que cet organisme soit assez stable et assez conscient pour être capable d'assumer des obligations internationales et de s'en acquitter.

Pour qui a étudié la situation véritable de tribus qui vivent dans le bassin du Congo, il ne peut être un instant douteux qu'elle ne répond point à la définition de l'État : l'organisation politique des sociétés indigènes est embryonnaire. Les tribus ont des rudiments d'organisation politique, mais ces organisations politiques primitives ne s'élèvent point encore jusqu'à la forme de l'Etat.

La condition intellectuelle du nègre ne lui permet pas, en général, de s'élever au-dessus de la conception de la famille ou de la tribu comme unités politiques. L'histoire de l'humanité montre que les populations appartenant aux races aujourd'hui les plus civilisées n'ont pas toujours été organisées en Etats. Elle montre par quelles séries de transformations successives l'unité politique primitive, la famille, devint successivement le clan, la tribu, puis des réunions de tribus, plus tard seulement l'Etat. Pourquoi vouloir appliquer aux nègres, qui en sont restés aux stades intermédiaires de l'organisation sociale, la notion de l'État qui ne s'est formée chez nous qu'à une époque relativement récente?

Ce n'est pas qu'il faille non plus poser en règle absolue qu'aucune société nègre ne réunit les éléments constitutifs de l'Etat. Il y avait, dans certaines parties du Congo, dans le Nord, par exemple, des organisations politiques assez avancées pour être considérées comme des États, mais en général, on doit admettre, contrairement à l'opinion de Arntz, que les tribus nègres du Congo ne constituent pas des États.

de ce principe.

Cette prémisse devant être écartée, tout le raisonnement Conclusion à tirer du savant professeur doit être repoussé, car M. Arntz considérait que les tribus ne pouvaient traiter qu'à condition qu'elles constituassent des États indépendants.

En réalité, une communauté politique ne s'élevant pas jusqu'au stade Etat n'est pas pour cela incapable de conclure un traité. Seulement, ce traité ne sera pas, à proprement parler, un traité international. Il n'en liera pas moins les parties contractantes, à condition, bien entendu, que la convention ait été régulièrement conclue.

Valeur juridique des traités conclus

On néglige généralement d'examiner la valeur intrinsèque des conventions passées, soit par un État, soit par un parti- avec les indigenes. culier ou une compagnie privée avec des populations infé

Causes qui les vicient.

rieures comme les tribus africaines. On oublie que ces traités, autant que les conventions entre particuliers, peuvent être viciés par des causes de nullité: l'erreur, le dol, la violence.

L'erreur d'abord. Jusqu'à quel point les chefs de tribus sont-ils capables de comprendre la portée des conventions qu'on leur présente? Jusqu'à quel point un cerveau nègre peut-il se rendre compte des mots : cession de souveraineté? La notion de la souveraineté est une des plus compliquées du droit international. Pendant des siècles, les auteurs les plus savants l'ont confondue avec celle de propriété et il en est bon nombre qui, à l'heure actuelle, n'ont point encore d'idée nette au sujet de ce qu'il faut entendre par imperium et par dominium. Comment s'imaginer, dès lors, que des populations primitives peuvent comprendre des choses qui échappent à des spécialistes du droit des gens? La plupart du temps, les explorateurs et les officiers qui font signer ces traités en ignorent eux-mêmes l'exacte portée. Quelle est la valeur juridique d'un traité conclu dans pareilles conditions (1)?

La violence, souvent aussi, vicie ces traités Ils sont imposés par la force aux populations terrorisées. Dans plus d'un cas, le consentement des chefs nègres n'est obtenu qu'à la suite de manœuvres doleuses. Cette affirmation n'est pas théorique. Combien de fois n'a-t-on pas vu les chefs indigènes concéder les mêmes avantages à des explorateurs de diverses nationalités? Que de fois ne les a-t on pas vus prendre les armes quand on leur réclamait l'exécution du traité qu'ils avaient signé?

Les traités publiés, généralement aussi, s'abstiennent soigneusement d'indiquer la nature et le chiffre de la contre

(1) Voyez sur ce sujet : WESTLAKE, Etudes sur les principes du droit international, traduction Nys, p. 152. MOYNIER, La fondation de l'Etat Indépendant du Congo au point de vue juridique, p. 468. SALOMON, Occupation des territoires sans maître, p. 217 et s.

prestation accordée aux potentats nègres, en échange de la cession de leur indépendance et de la propriété de tout leur territoire. Quelques ballots d'étoffes, quelques litres de perles, quelques dames-jeannes de rhum, voilà sans doute tout ce qu'ils ont obtenu! Et l'on voudrait faire croire que ces chefs ont compris la portée des obligations qu'ils contractent!

Un fait curieux et très suggestif montre la valeur des conventions passées avec les populations inférieures. A peine l'État colonisateur commence-t-il à légiférer et à prendre des mesures pour la protection des indigènes dont il se considère. comme le tuteur officieux, qu'il croit nécessaire de subordonner à un ensemble de conditions protectrices la valeur des conventions de droit privé que les Européens ou les personnes de race européenne veulent passer avec les natifs. Et cela, parce que ceux-ci sont incapables de veiller à leurs intérêts et de se défendre eux-mêmes contre la ruse, l'habileté, la malhonnêteté ou la violence des blanes! L'Etat du Congo a adopté des dispositions législatives dans ce but.

Un autre principe de droit tient en suspens la validité des conventions passées avec les indigènes. On les fait avec les chefs. Jusqu'à quel point ceux-ci peuvent-ils engager la tribu? A supposer même que l'organisation politique de la tribu permette aux chefs de contracter en son nom, dans les transactions ordinaires entre tribus, jusqu'à quel point peuvent-ils faire des conventions aussi importantes et aussi inusitées que celles qui comportent cession d'indépendance et cession des biens collectifs de la tribu?

tions de souveraineté basées sur des traités avec les in digenes.

Toute une série de vices peuvent donc réduire à néant la Fragilité des acquisivalidité des traités passés avec les indigènes. Ces considérations mettent en relief la fragilité juridique de toutes les acquisitions de souveraineté basées sur des contrats consentis par les populations primitives. Elles s'appliquent aussi bien aux traités passés avec les indigènes par les représentants de

D'ailleurs, l'Association ne pouvait acquérir des droits de cession.

l'Association Internationale du Congo qu'a ceux qui sont conclus par les explorateurs de toutes les nations.

La validité des conventions invoquées par l'Association Souveraineté par Internationale du Congo était donc très douteuse. Les traités eussent été insuffisants pour lui conférer la souveraineté même dans le cas où il eût fallu décider que l'Association pouvait devenir titulaire de droits de souveraineté. Mais ici encore, il faut se rallier à l'opinion d'après laquelle les Etats seuls peuvent acquérir par traité la souveraineté territoriale.

Comment, néanmoins, l'Etat du Congo, estil né?

La notion de l'Etat est une notion de fait.

La souveraineté territoriale est une notion qui appartient au droit des gens. Or, des particuliers ou des compagnies privées ne peuvent, comme tels, devenir sujets d'un rapport de droit international. Cette raison théorique est, à elle seule, décisive.

La souveraineté et l'existence de l'Etat Indépendant ne peuvent donc, au point de vue juridique, dériver des traités passés avec les populations indigènes. Ces traités étaient sans valeur juridique et même, si leur validité avait été à l'abri de toute discussion, ils n'auraient pu transférer des droits de souveraineté ni à l'Association Internationale africaine, ni aut Comité d'études, ni à l'Association Internationale du Congo, simples associations privées, sans existence légale.

Comment done expliquer que ces associations aient pu, malgré cela, se transformer en Etat souverain? Comment expliquer les précédents historiques incontestables invoqués par les partisans de la thèse de l'Association?

L'explication en est simple; elle repose tout entière sur cette vérité scientifique, mise en évidence par la science allemande, que l'existence d'un Etat est un fait, eine thatsache (1). Dès que toutes les conditions d'existence d'un Etat

(1) Voyez surtout HEIMBURGER.

A consulter RIVIER, Principes de droit des gens, vol. I. — ULLMANN, Völkerrecht, p. 64.

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