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LE SOCIALISME SCIENTIFIQUE DE L'ALLEMAGNE

ET SES DERNIÈRES ÉVOLUTIONS

Rapport au XXVIe Congrès des Jurisconsultes catholiques tenu à Rennes en 1902

Les jurisconsultes catholiques savent quel a été et est encore en France le rôle du socialisme soi-disant scientifique de l'Allemagne. Son influence s'est puissamment affirmée au dernier congrès socialiste international de Paris. Du reste, le socialisme allemand, qui est le socialisme international, donne aujourd'hui l'impulsion et la direction au socialisme du monde. Il importe, à tous les titres, de préciser le caractère du socialisme allemand et ses évolutions. J'essaierai de le faire en peu de mots. Je dirai aussi brièvement que possible comment le socialisme allemand, le marxisme, se dégagea d'un premier mouvement socialiste plus spécialement prussien. Je parlerai ensuite de la doctrine de Karl Marx et des théories fondamentales de son système. Je signalerai les critiques récentes que le système a subies au sein même du parti socialiste allemand. Je terminerai par quelques considérations au sujet du parti socialiste allemand.

I

Le socialisme allemand dont il s'agit plus spécialement est le socialisme qui porte le nom de Karl Marx, et qui est appelé le socialisme scientifique. Le XIXe siècle vit en Allemagne un autre socialisme, qui lutta pendant quelque temps contre le socialisme marxiste; c'était le socialisme prussien de Lassalle. Le socialisme de Lassalle était un socialisme national. Il ne

voulait pas le renversement absolu de le société actuelle, ni même le renversement de l'état prussien; il voulait mettre les salariés à même de produire directement, au moyen de sociétés coopératives de production subventionnées par l'Etat. Il demandait au ministre de Bismarck, avec lequel il était en rapport, cent millions de thalers pour affranchir l'ouvrier et la petite industrie dans le royaume de Prusse.

Lassalle n'obtint pas les cent millions de thalers; il ne put tenter la colossale aventure qu'il avait rêvée et par laquelle il prétendait assurer à l'ouvrier ce qu'il appelait le fruit intégral de son travail.

Lassalle conviait les ouvriers à briser la loi d'airain des salaires, qui, selon lui, pesait sur eux. Il allait de ville en ville; sa parole populaire et ardente entraînait les grandes assemblées ouvrières et sa plume achevait ce que sa parole avait commencé.

Je ne sais, si vous me demandez d'exposer en quelques mots la théorie de la loi d'airain de Lassalle, qui fut pendant près d'un quart de siècle un dogme du socialisme prussien.

Cette théorie faisait dériver la loi 'd'airain du régime de l'offre et de la demande. Lassalle distinguait dans une entreprise quelconque du capital les trois éléments suivants : la matière première, le salaire de l'ouvrier et le produit ou le bénéfice de l'entreprise. L'ouvrier, disait-il, qui contribue spécialement à produire le bénéfice de l'entreprise, ne participe pas à ce bénéfice; il est réduit à son salaire, qui n'est pas en raison du bénéfice réalisé mais seulement en raison des nécessités de l'entretien, c'est-à-dire de ce qu'exigent le logement, le vêtement et la nourriture.

L'impitoyable concurrence vient encore peser sur le salaire si parcimonieusement mesuré. Pour soutenir la concurrence, le capital songe à produire à bon marché; ne pouvant réduire à son gré le prix de la matière pre

mière, il réduira autant que possible le salaire. Le salaire, livré à la loi de l'offre et de la demande, sera forcé de se soumettre à la réduction.

D'après Lassalle, je viens de le dire, la moyenne du salaire serait établie par ce qui est communément exigé dans les rangs du peuple pour la conservation de la vie et la reproduction. Le salaire réel balancerait autour de cette moyenne comme les oscillations du pendule, sans pouvoir jamais monter longtemps plus haut ni descendre longtemps plus bas.

Pourquoi, me demandez-vous, Lassalle prétendait-il que le salaire ne pourrait jamais monter plus haut pendant un temps considérable?

« Par suite de l'amélioration du sort des travailleurs, disait-il, on verrait se produire rapidement un accroissement de la population ouvrière, qui serait suivie d'une offre plus grande de bras. Cette offre plus grande ferait baisser aussitôt le salaire. »

Pourquoi maintenant, selon Lassalle, le salaire tombé au-dessous de la moyenne ne resterait-il pas longtemps inférieur à ce qui est indispensable aux nécessités de l'entretien? Vous devinez sans doute la réponse de l'agitateur socialiste. Il a admis que l'accroissement de la population amènerait infailliblement la baisse du salaire; il admettra, en conséquence, que la baisse du salaire conduirait à une diminution de la population, que cette diminution de la population amènerait, à son tour, une offre moindre de bras, et que, en vertu de cette offre ainsi diminuée, le salaire reviendrait à son premier état de hausse.

Voilà ce que Lassalle appelait la loi d'airain des salaires. Il n'exposait pas froidement sa théorie, comme le fait ma courte analyse. Quand il parlait de la diminution de la population amenée par la baisse du salaire, il faisait apparaître l'émigration des travailleurs, le célibat forcé, l'interruption dans l'augmenta

tion de la population. Il s'entendait merveilleusement à amalgamer le vrai et le faux.

Il n'est pas exact de dire que la population ouvrière angmente ou diminue régulièrement en raison du sort matériel de l'ouvrier. Cette assertion est trop souvent démentie par les faits. Donc il n'y a pas de loi d'airain. Karl Marx n'a jamais reconnu cette fameuse loi d'airain; le principal disciple de Marx, Liebknecht, a niẻ hautement la loi d'airain au congrès socialiste de Halle. Cependant la théorie de la loi d'airain ne disparut que lentement. Elle avait puissamment aidé Lassalle à mettre en mouvement le monde ouvrier de l'Allemagne.

Lassalle mourut en 1864 d'une mort peu glorieuse. En 1863, il avait fondé l'« Association générale allemande des ouvriers », qui devait continuer son œuvre, et qui propagea avec ardeur ses doctrines.

Cependant les disciples de Marx, les partisans du socialisme international, devinrent plus nombreux. Ils combattirent de plus en plus ostensiblement les Lassalléens. En 1869, au congrès d'Eisenach, ils se séparèrent de l'« Association générale allemande des ouvriers », pour former le « Parti ouvrier socialiste démocralique, (die Sozialdemokratische Partei). » Les deux associations ne vécurent pas longtemps côte à côte. L'association des Lassalléens fut dissoute au mois de mars 1875, en vertu d'un arrêt du tribunal de Berlin, La paix se fit du coup entre les deux camps du socialisme allemand. Un congrès fut convoqué à Gotha. Malgré l'opposition de Marx, les deux camps se fusionnèrent, en fusionnant leurs programmes.

L'heure de Marx devait cependant arriver. Dans le programme de Gotha les théories de Lassalle et de Marx furent mêlées. La loi d'airain y trouva sa place dans la déclaration des principes, et l'on y réclamait la création de sociétés coopératives de production subventionnées par l'Elat.

Le programme de Gotha fut encore pendant seize ans la charte du socialisme allemand. C'est avec ce programme que le socialisme allemand résista à la guerre que lui fit le chancelier de Bismarck pendant douze

ans.

Après cette lutte longue et violente, c'en était fait du rêve de Lassalle. Le lendemain de la lutte, au congrès de Halle, au mois d'octobre 1890, on reconnut que le socialisme allemand devait être réorganisé. Une nouvelle organisation demandait un nouveau programme. Celui-ci fut voté au Congrès d'Erfurt en 1891.

Il fit à peu près table rase des théories de Lassalle. On n'y parla ni de la loi d'airain, ni des sociétés coopératives de production subventionnées par l'Etat, ni du produit intégral du travail, ni d'une action socialiste circonscrite par les limites nationales.

Bien plus, le programme d'Erfurt, dans sa partie générale, ne faisait plus mention de l'Etat socialiste, de l'Etat de l'avenir » (Zukunftstaat). Ce mot n'est pas prononcé. Enfin, le programme d'Erfurt se garda de dire, avec le programme de Gotha, que le travail est la source unique de toute richesse et de toute culture. Marx était mort longtemps avant la réunion du Congrès d'Erfurt; il y fut néanmoins le vainqueur.

Le règne du socialisme international de Marx était arrivé. Lassalle avait créé la première armée du socialisme allemand. Au Congrès d'Erfurt, cette armée passa à Marx. On disait que le socialisme scientifique avait

vaincu.

II

Quel était-il ce socialisme scientifique?

Je puis le dire en un mot: il était la plus complète révolution, l'entière révolution sociale.

Karl Marx était révolutionnaire dans tout son être. Il a vécu et il est mort comme révolutionnaire. Il a

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