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LE CULTE DES SAINTS ET SON INFLUENCE SOCIALE

L'Eglise a beaucoup utilisé le culte des saints, pour exercer sur les divers groupements sociaux une influence religieuse profonde, durant tout le cours du moyen âge. Les institutions qui germent de sa doctrine ne lui pouvaient guère fournir de pratiques répondant mieux aux besoins des foules converties récemment.

Les hommes ne peuvent vivre sans associer leurs efforts et leurs existences. Or, telle est leur nature qu'ils ne sauraient avoir, en dehors du sentiment religieux, une association stable. Il faut, à l'origine des groupements humains et dans l'exercice de leurs fonctions les plus importantes, que la pensée de Dieu et de ses droits se manifeste sous une forme ou sous une autre.

Qu'il le veuille ou non, l'homme, soit dans sa vie individuelle, soit dans son existence collective, l'homme reste créature de Dieu. C'est un fait qui s'impose; et il a des conséquences dont la nature ne saurait s'affranchir. Les erreurs où son esprit est plongé risquent d'altérer gravement la notion qu'il a du Créateur. N'importe; la loi subsiste quand même, bien que souvent un intermédiaire sacrilège usurpe le titre divin et les honneurs du culte. C'est la pensée de Dieu et la nécessité naturelle d'une religion qu'il convient de discerner sous les contrefaçons de l'idolâtrie.

Ces réflexions sur la religion naturelle et la part qui lui revient dans la formation des sociétés sont indispensables à qui veut se faire une idée juste du rôle joué par le culte des saints.

I

La famille et la cité, que l'histoire nous montre au berceau et à la base de toute organisation sociale, ont débuté par la théocratie. Il y a d'abord, dans l'une et dans l'autre, un autel autour duquel plane le souvenir de l'Etre suprême. C'est là que lui sont rendus les honneurs du culte. Ce souvenir et cette liturgie apparaissent comme l'âme de la famille et de la cité. Un éminent historien, Fustel de Coulanges, y voit l'idée mère d'où est sortie toute l'organisation de la société primitive. Cette union intime de la Divinité et de son culte avec la vie et l'esprit de la famille et de la cité reste noble et consolante malgré les formes dont le paganisme la macule.

L'aspiration naturelle de l'homme déchu vers son Créateur ne réclame pas un idéal très élevé pour la satisfaire. La famille, son origine, sa perpétuité lui donnent vite tout ce qu'il lui faut. Le patriarche souche et la lignée des ancêtres sont une divinité qui suffit à remplir son cœur. De même, pour la cité; elle salue, dans son fondateur et dans les héros de son histoire, ses dieux. La cité et la famille ravalent ainsi au niveau de l'homme la pensée du Créateur et laissent choir dans l'idolâtrie la religion.

Il est à remarquer que par ce moyen la notion de Dieu se trouve extrêmement particularisée. Ce n'est pas le Créateur de toutes choses, indépendant de son œuvre, éternel, immense, qui est ainsi l'objet d'un culte. L'homme s'est fait une divinité restreinte, propriété exclusive d'une famille, d'une cité, qui partage leur destinée et toutes leurs passions.

Avec le temps, sous l'impulsion d'une culture philosophique plus développée, quelques sages s'élèveront à une conception de la divinité moins grossière. La poussée irrésistible d'une politique plus large atténuera

peu à peu l'influence des cultes de cité et de famille. Mais, le particularisme religieux n'en subsistera pas moins. La conquête romaine elle-même ne parviendra pas à détruire les divinités locales. Les vainqueurs, dans l'espoir de mieux assurer leur domination, adopteront leur culte. Le désir de romaniser les vaincus les portera seulement à latiniser la terminologie divine et certaines formes extérieures de la religion. Cette méthode d'assimilation dénote chez ceux qui ont su la concevoir et la mettre en pratique, une connaissance extraordinaire de la nature humaine et des conditions par lesquelles on peut la maintenir dans la paix sous le joug que la force lui a imposé.

Ce phénomène vaut la peine d'être étudié dans les Gaules. La conquête opéra assez promptement cette transformation religieuse. Les grandes divinités celtiques, communes à tous les Gaulois, s'affublèrent d'un nom romain, tel que Mercure, Mars ou Jupiter, sans sacrifier aucune de leurs légendes. Les divinités moindres, qui recevaient depuis un temps immémorial les hommages d'une cité petite ou grande, conservèrent leurs autels et ne perdirent pas leurs dévots. Les agents de Rome souveraine et de son administration, ses légions, les exigences de son fisc avaient beau lui rappeler l'étranger et sa domination; la cité semblait toujours rester ellemême autour de l'autel qui concentrait, pour ainsi dire, son âme tout entière. Cet autel avait vu tant de générations accomplir devant lui les actes du culte public! Cette continuité d'un même culte en un même lieu perpétuait dans les cœurs, avec le sens de la tradition, l'unité morale de la race et de la patrie. Les hommes finirent par en être satisfaits.

Il y avait dans ces cultes de quoi satisfaire une double exigence du sentiment patriotique; l'homme n'est pas seulement lié à sa grande patrie, mais des obligations étroites le lient à une patrie plus restreinte, au coin de

terre où son existence s'écoule. Ces deux attachements réclament chacun une consécration religieuse et liturgique, dirai-je volontiers. De telle sorte que nos ancêtres, après avoir rompu avec la pensée d'un seul Dieu véritable, ont encore subi à leur insu la poussée d'une loi de la nature, quand ils se sont prosternés devant leurs divinités nationales ou locales.

Il n'est pas inutile d'insister sur cette évolution du paganisme. On y reconnaît plus aisément la marche des lois naturelles dans la formation et le développement de ces cultes qui sortent d'une terre et d'une race en même temps que la civilisation. Il est au reste l'aspect sous lequel il convient d'envisager l'histoire des religions. qui n'ont pas eu, comme le christianisme, le privilège unique de naître et de grandir sous l'influence d'un agent divin.

Toutefois le christianisme, tout surnaturel qu'il soit dans ses origines, ses dogmes et ses institutions, ne saurait échapper complètement à ces aspirations naturelles des peuples. Considérées dans le terme où souvent elles aboutissent, elles sont, il est vrai, grossières et condamnables. Les préjugés, les erreurs, l'ignorance des individus et des masses, et, pourquoi ne le point nommer, le démon interviennent dans leur développement et les faussent au point de vicier leurs manifestations diverses. Il n'en est pas de même de l'aspiration subjective; elle est le résultat d'une loi naturelle. On peut la saluer comme une œuvre de Dieu. Pour se faire une juste idée de ce qui lui vient du Créateur, il suffit de l'affranchir de tout apport étranger. Elle ne présente alors au christianisme rien qui lui répugne. C'est ce qu'il importe de constater.

En d'autres termes, l'histoire des religions et des sociétés humaines proclame bien haut cette vérité; Dieu est nécessaire aux hommes et aux sociétés. Ce n'est pas tout. Les hommes et les sociétés veulent Dieu à leur

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portée, mêlé intimement à leur existence. Le peuple juif a suivi, comme les autres, cet instinct. Dieu lui-même a daigné y condescendre. Tout l'ensemble de la littérature de l'Ancien Testament montre jusqu'à quel degré cette socialisation de la pensée divine est entrée dans l'esprit des individus et dans les institutions publiques. Cette présence de Dieu unit, fortifie, rassure, elle est l'éternel ciment des âmes dans l'édifice de la patrie.

Le christianisme, par ce qu'il est l'unique religion vraie, porte en lui de quoi satisfaire ces besoins de la nature humaine. Grâce au développement que la révélafion donne en lui à la religion naturelle, il le fait même avec une générosité et une sagesse dont l'histoire ne peut fournir aucun exemple. Il sait admirablement condescendre aux exigences de la vie sociale et politique des peuples qui l'embrassent. Cette puissance d'adaptation explique la profondeur des racines qu'il jette dans les races et sa fécondité prodigieuse. Force est aux observateurs sincères de proclamer en cela sa transcendance.

Ces considérations semblent de prime abord très éloignées du sujet. Mais patience; et le lien qui les rattache à l'influence sociale du culte des saints apparaîtra net

tement.

II

Quel spectacle offre la Gaule romaine, peu de temps avant la conquête évangélique? Certaines divinitės gauloises reçoivent un culte général, par exemple Esus, Teutatès, Taranis, Belenus, qui se drapent dans les vocables romains de Mars, Mercure, Jupiter ou Apollon Ce sont les dieux les plus populaires; et Mercure est au premier rang; ses sanctuaires, installés au sommet des montagnes ou des collines, sont fréquentés par des pèlerins nombreux. Au-dessous de ces princes de l'Olympe celtique, on trouve l'innombrable multitude des divinités locales; chaque cité, chaque bourgade a la sienne,

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