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occasion toute naturelle de traiter de leurs affaires ou, en d'autres termes, de créer des foires. Fêtes et pèlerinages ont souvent disparu depuis des années, tandis que ces foires subsistent et subsisteront longtemps encore.

Les chrétiens qui vont dans les basiliques honorer la mémoire des Saints désirent connaître leur vie. Les hagiographes prennent la plume pour les satisfaire. Grégoire de Tours et Fortunat sont les plus connus. Ils ont eu pendant le moyen âge de nombreux imitateurs. Quelques-uns de leurs récits ont traversé les siècles intacts, conservant leur valeur historique. Après la disparition et l'oubli de certaines légendes ou pour sup-. pléer au laconisme de quelques autres, des hagiographes se sont livrés à des amplifications pieuses, dont le mérite est très contestable. Cette littérature légendaire est dans son ensemble l'une des sources les plus fécondes de l'histoire nationale. Ses auteurs ne cherchaient pourtant pas à léguer à la postérité des œuvres historiques. Ils ont simplement voulu glorifier un Saint et contribuer pour leur part à l'exercice de son culte. La légende entre, en effet, dans le corps des offices liturgiques et, par le fait, renouvelle tous les ans une leçon du passé. Clercs et fidèles la gravent dans leur mémoire. Les commentaires, dont leur imagination crédule la charge avec le temps, lui forment une illustration vivante, qui lui livre plus aisément l'accès des cœurs. Ce récit orné, en allant de pays en pays, de génération en génération, transporte avec lui les faits historiques auxquels le Saint a été mêlé et les noms des personnages illustres, ses contemporains. C'est comme l'ossature de la tradition nationale qui le suit dans la mémoire du peuple.

Au Saint, propriétaire du lieu et seigneur de la rẻgion, il faut une demeure digne et de lui et de ses clients. Les ruraux sont rarement à même de lui élever un monument. N'importe; chacun fait ce qui est en son pouvoir et s'efforce vers le mieux. Ces efforts, quand

ils se multiplient et se généralisent, constituent le principal élément du progrès. On voit, dès le vi° siècle, les évêques et les chrétiens se mettre en peine de construire des basiliques sur les tombeaux des saints. Celle que saint Perpet élève en l'honneur de saint Martin de Tours excite l'admiration universelle. Tous les grands. Saints ont bientôt la leur. Ces monuments, postérieurs aux invasions barbares, durent jusqu'à l'arrivée des normands. Bâtis sous la direction d'hommes qui n'ont pas oublié les procédés de l'architecture gallo-romaine, ils conservent pour la formation de la postérité des types

Les Saints sont à cette époque les seuls que les hommes pensent à loger somptueusement. Cette tradition, qui se perpétue pendant des siècles, joue un rôle considérable dans la formation et le développement des arts, qui importent le plus au progrès de la civilisation. C'est évidemment l'architecture qui bénéficie la première de l'impulsion donnée par ce culte des Saints. L'orfèvrerie lui doit beaucoup. Depuis saint Eloi, que d'artistes ouvragent des châsses et des reliquaires et les couvrent d'émaux précieux. Les sculpteurs font vivre la pierre des tombeaux et ornent de statues les basiliques. Les peintres reproduisent les actions de la vie du Saint sur les murailles, dans les vitraux et sur les feuillets. des livres liturgiques. La musique et la poésie célèbrent ses hauts faits. Les arts, en se constituant les humbles serviteurs de sa gloire, reçoivent en échange un élan vers le progrès. Il y aurait à suivre à travers tout le moyen âge cette influence du saint et de son culte sur le développement artistique. On y recueillerait un témoignage continuel rendu à la fécondité sociale du christianisme.

Le rôle du Saint ne se borne pas à provoquer ces manifestations diverses de la piété publique. Il pénètre plus intimement dans la vie des hommes, et devient le pa

tron, le père offrant à tous les multiples avantages de sa protection. Les miséreux et les souffrants de toutes sortes le recherchent comme leur unique appui. C'est aux heures des angoisses publiques que l'idée de sa puissance s'affirme. Les crises douloureuses sont fréquentes alors. Les défauts d'hygiène et les conditions matérielles de l'existence au milieu des villes occasionnent de fréquentes épidémies, que la médecine est impuissante à conjurer. Il en est de même pour la plupart des maladies. L'infirme, que la souffrance et le besoin de la guérison harcellent sans que la terre lui puisse donner le moindre soulagement, demande au Saint un remède. La vie de ces malheureux serait un enfer, si on leur enlevait cet espoir. Ils le promènent souvent d'un sanctuaire à l'autre. Car, disent certaines légendes, les Saints ont la courtoisie de s'envoyer quelques malades. Tous ne sont pas guéris, mais la plupart éprouvent un soulagement moral, qui vaut presque une guérison.

Les écrivains, clients d'un bienheureux, ne manquent pas une occasion d'exalter sa puissance, en faisant valoir le nombre et l'éclat de ses miracles. L'ardeur de la dévotion les rend peut-être crédules plus que de raison. Quoi qu'il en soit, le récit des faveurs obtenues augmente la confiance dans l'efficacité de la prière et met en quelque sorte le ciel à la portée des hommes. Personne n'a mieux exprimé que Taine les bienfaits de cette action surnaturelle. « Au pain des corps ajoutez celui de l'âme, non moins nécessaire, écrit-il dans les Origines de la France contemporaine, car, avec les aliments, il fallait encore donner à l'homme la volonté de vivre, ou tout au moins la résignation qui lui fait tolérer la vie, et le rêve touchant ou poétique qui lui tient lieu du bonheur absent. Jusqu'au milieu du XIIIe siècle, le clergé s'est trouvé presque seul à le fournir. Par ses innombrables légendes de Saints, par ses cathédrales et leur structure, par ses statues et leur

expression, par ses offices et leur sens encore transparent, il a rendu sensible le royaume de Dieu et dressé le monde idéal au bout du monde réel, comme un magnifique pavillon d'or au bout d'un enclos fangeux. C'est dans ce monde doux et divin que se réfugie le cœur attristé, affamé de mansuétude et de tendresse. Là, des persécuteurs, au moment de frapper, tombent sous une étreinte invisible; les cerfs de la forêt viennent chaque matin s'atteler d'eux-mêmes à la charrue des saints; la campagne fleurit pour eux comme un nouveau paradis; ils ne meurent que quand ils veulent. Cependant ils consolent les hommes; la bonté, la piété, le pardon coulent de leurs lèvres en suavités ineffables; les yeux levés au ciel, ils voient Dieu et, sans effort, comme en un songe, ils montent dans la lumière pour s'asseoir à sa droite. Légende divine, d'un prix inestimable sous le règne universel de la force brutale, quand, pour supporter la vie, il fallait en imaginer une autre et rendre la seconde aussi visible aux yeux de l'âme que la première l'était aux yeux du corps. » Le monde qui se révélait aux âmes n'avait pas moins de réalité que celui où vivaient les corps.

Lorsque une calamité menace la cité ou toute la région, c'est le cas de la peste, de l'incendie, ou de la guerre, le recours au Saint prend les allures d'une grande manifestation sociale. Les multitudes défilent en processions, qui forment à leurs reliques un cortège de prières et de litanies. Il ne faut pas chercher ailleurs l'origine des Rogations. Si le danger devient trop menaçant, on convoque autour du patron principal tous les Saints du pays. Les populations entières vont pieusement au lieu où les saints et leurs clients doivent emporter d'assaut la miséricorde divine avec les armes toutes puissantes de leurs prières en commun. L'ennemi vient-il à envahir les propriétés du bienheureux et de sa clientèle, on porte les reliques à la rencontre de l'usurpateur ou sur

le théâtre de ses rapines. Il y a toute une liturgie pour rehausser l'éclat de pareilles revendications. Les soldats veulent se munir de la protection du Saint sur les champs de bataille. C'est ainsi que les rois Mérovingiens et, après eux, Charlemagne et ses successeurs n'entrent jamais en campagne sans avoir des reliques au milieu de l'armée. La chape de saint Martin eut longtemps le glorieux privilège de servir de palladium au glaive de nos pères. Un clergé spécial lui formait une garde d'honneur.

Le rôle attribué par la foi des anciens au Bienheureux et à son culte fait de son église, de sa demeure, le centre autour duquel se forment les groupements sociaux. C'est un besoin urgent de cette époque où la décomposition de l'Empire romain et l'arrivée des Barbares jettent le monde dans un inextricable désordre. Toutes les forces sociales vont à vau-l'eau. Seule, l'Eglise reste debout. En réunissant les hommes pour les faire prier ensemble, elle maintient entre eux des relations utiles. Elle conserve le principe de l'association. La paroisse est le fruit naturel de ces pieuses assemblées. Or, la paroisse, formée autour de l'église, demeure du Saint, est par le fait même sa chose et son œuvre.

Il est nécessaire, pour mieux apprécier son rôle, de se faire de la paroisse une idée très exacte. Elle forme un groupe social. Voici le tableau que nous en trace M. Imbart de La Tour: « De ce groupe, la religion est l'âme. C'est à l'église que les hommes se réunissent pour prier; c'est à l'église que s'offre le sacrifice; c'est à l'église qu'ils ont été baptisés; c'est sous ses dalles et près de ses murs qu'ils reposeront un jour. Elle était l'asile éternel et sûr de toutes les pensées et de toutes les espérances, le lieu saint où l'homme s'enchantait lui-même et oubliait sa misère en présence de son Dieu. Elle était autre chose encore; toute la vie civile venait y affluer, car il n'y avait pas d'autre organisation rurale un peu complète que celle de la paroisse. Dans l'église

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