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Rien de plus attristant et de plus sombre que cette formule, dit à ce sujet M. Rambaud, mais rien aussi n'est plus inexact. Affirmer comme un dogme scientifique l'inéluctable antagonisme du patron et de l'ouvrier qui ne sauraient jamais rien gagner qu'aux dépens l'un de l'autre, est une insertion aussi fausse économiquement que moralement et socialement dangereuse.

(A suivre.)

C. DE KIRWAN.

LA QUESTION MILITAIRE

Il ne s'agit pas des agissements assez connus du ministre de la guerre ou de quelques-uns de ses acolytes, mais des changements proposés à notre organisation militaire. Même réduite ainsi la question est assez importante et assez urgente pour qu'on en parle un peu, d'autant que l'on constate sur ce point de singulières défaillances même chez de bons esprits. D'ailleurs le service militaire a une telle importance aujourd'hui que la question est à sa place dans une revue des institutions et du droit.

Constatons d'abord que le service personnel, le service obligatoire ne date en France, que d'un siècle, c'est un des bienfaits de la Révolution. L'ancienne armée royale se recrutait uniquement par des engagements volontaires, les seuls cas de service personnel étaient pour les nobles l'appel du ban et de l'arrière ban et pour les roturiers la milice. Mais outre que ce service n'était dû qu'en cas de guerre il avait des proportions très restreintes et ne contraignait qu'une partie de la population. Les derniers de ces appels ont eu lieu sous le règne de Louis XIV pour le ban et l'arrière-ban, et pour la milice en 1756.

Les premières assemblées révolutionnaires n'avaient pas eu d'abord idée de l'obligation et l'assemblée législa– tive qui commença la guerre s'efforça de multiplier les enrôlements volontaires. C'est parce qu'ils donnèrent très peu malgré la pompe dont on les entourait et en dépit de la légende contraire que le gouvernement révolu

tionnaire se décida à imposer provisoirement d'abord le service obligatoire.

Napoléon, qui avait un grand besoin d'hommes, trouva le système admirable et lui donna une forme régulière. et définitive.

Et puis les nations que nous avions vaincues et qui vivaient sous le même régime que nous autrefois, adoptèrent ce système qui nous avait permis de les surmonter. La Prusse commença et successivement les autres pays l'imitèrent, si bien qu'aujourd'hui le principe du service personnel militaire dû par tous les citoyens règne chez presque toutes les nations du continent européen. Il diffère seulement d'un pays à l'autre par de nombreuses variantes dans l'exécution.

Que ce système, qui fait passer par la caserne toute la population valide et qui permet, en cas de guerre, de la convoquer presque entière, ait des inconvénients, de graves inconvénients, ce n'est pas niable. On n'interrompt pas pendant un an et surtout pendant plusieurs années ses études ou l'exercice de sa profession sans un sensible dommage. Même dans les métiers manuels on oublie, on perd son tour de main, les chefs d'industrie ou de maisons de commerce hésitent à engager des jeunes gens même très méritants, mais qui n'ont pas fait leur service. Même après ce service fait, ils leur préfèrent pour les emplois spéciaux qui demandent la présence suivie des titulaires, des étrangers qui ne les quitteront pas pour faire des périodes de service comme réservistes ou territoriaux.

De plus, si le régiment est une école de discipline (on serait presque tenté d'écrire: était), il n'est assurément pas une école de moralité; c'est justement pour ce motif qu'on l'a imposé aux séminaristes et il est certain

que quelques-uns y ont perdu leur vocation'. Il est assuré que ce même service est une cause active de la dépopulation des campagnes. Nombre de paysans ne rentrent pas chez eux, ils ont pris le goût du séjour à la ville, car les garnisons sont rarement en dehors des villes et des plaisirs faciles qu'on y trouve. Ils prennent aussi le goût des carrières administratives ou des emplois analogues qui demandent peu de travail et procurent un revenu assuré sans aucun alea ni responsabilité. Ils les préfèrent à la vie plus rude, plus monotone des champs où le gain est incertain et en tout cas rarement élevé.

Un autre motif encore les détourne, c'est qu'ils sont choisis pour ordonnances, de préférence aux gens des villes, et que, devenus bons serviteurs, ils se voient, à leur libération, offrir de bonnes places qu'ils acceptent, aimant mieux être valets de chambre ou cochers de grande maison que valets de ferme ou charretiers. Les plaintes dans les campagnes sont unanimes sur ce point: le service militaire nous enlève nos bons sujets.

Ajoutons, et ceci est l'un des griefs les plus sérieux, que la présence d'une garnison est funeste à la moralité de la localité. Elle y multiplie les cabarets, les spectacles et pis encore.

Le service militaire obligatoire, les nombreuses armées qui en sont la suite sont donc funestes, mais peuton s'en passer? Tout est là.

La Suisse seule a le service obligatoire et pas d'armée permanente; elle n'a que des milices. Tous les citoyens valides sont appelés à faire d'abord quelques mois, puis

On doit bien faire remarquer en passant qu'en imposant le service militaire aux membres du clergé on prive du culte nombre de paroisses, en temps de guerre et même pendant les convocations du temps de paix. C'est ce qui doit faire dispenser le clergé du service; il en est ainsi dans les autres pays et notamment en Allemagne, ce qui ne diminue aucunement la force de l'armée allemande.

quelques semaines de service. Ceux qui consentent à faire plus deviennent des officiers dont l'instruction est surtout théorique.

Que vaut l'armée suisse, il est assez difficile de le dire, puisqu'elle n'a pas été éprouvée, mais on peut avancer hardiment qu'elle ne tiendrait pas devant une armée de métier même à nombre égal' et les Suisses euxmêmes en conviennent. Ce qui les sauve, c'est leur situation entre de grandes puissances qui se jalousent. En cas d'agression de l'une de ces puissances, ils auraient l'autre (ou les autres) pour alliées et lui fourniraient leurs troupes comme appoint, mais seuls ils ne pourraient rien que sauver l'honneur, ce qui est beaucoup d'ailleurs. Ils ont été, en 1814, absolument impuissants à empêcher la violation de leur territoire.

Un pays qui est, comme le nôtre, placé près de voisins puissants et malveillants doit pouvoir se défendre lui-même et il ne le peut que s'il a une force analogue à celle des agresseurs probables. Nous sommes donc condamnés à maintenir le service obligatoire et les armées permanentes. Il est puéril de dire: mais si les peuples s'entendaient ils pourraient désarmer tous, il est trop évident qu'ils ne s'entendront pas et qu'il y a là un état de choses dont nous sommes un peu les auteurs, mais que nous ne pouvons défaire; il ne reste qu'à en subir les effets. Or ces effets sont ceux-ci si nous ne voulons pas faire le service comme Français, si nous supprimons notre armée nous serons envahis de suite et nous ferons le service pour le compte de l'empereur d'Allemagne. Voilà l'alternative, il ne faut pas se faire d'illusions.

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Exemple, ce qui s'est passé en 1798 lorsque le Directoire fit envahir la Suis e. Le gouvernement bernois avait levé 20.000 montagnards très animés et déterminés à défendre leur patrie, ils furent vaincus par les troupes françaises, inférieures en nombre, mais déjà exercées, qui entrèrent à Berne et occupèrent le pays.

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